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Le détail chez Oliveira : une affaire de montage

LE MONTAGE LA MONTEUSE

4. Les plans de détail

4.1. Le détail chez Oliveira : une affaire de montage

Oliveira, à partir d’un détail, mettant en scène un fragment à la manière des éditeurs qui reproduisent un détail de tableau à l’échelle d’une page de livre, morcelant l’espace et le temps, dévoile les vies de ses personnages comme des ensembles101 »

Marie-Anne Guérin Issu de l’histoire de l’art pictural, le détail est une notion qui endosse, au cinéma, une polysémie de sens et de représentations. Dans les films, un détail peut être d’ordre scénaristique (un indice qui mène à la découverte d’un criminel, par exemple), iconique (une image possédant la valeur d’un signe) ou sonore (un bruit, une musique). Dans le cas de la poétique du cinéma de Manoel de Oliveira, ces détails sont surtout d’ordre iconique. Nous envisageons donc le détail dans un sens propre au dispositif cinématographique : celui qui permet à l’image de s’approcher d’un fragment du monde représenté. Cette approche est matérialisée dans l’image filmique par un gros plan ou un insert d’objets, de morceaux du décor ou d’une partie du corps des acteurs. Dans notre analyse, nous excepterons le gros plan de visage qui, chez Oliveira, n’offre pas d’intérêt ni pour la forme filmique ni pour le jeu de l’acteur.

Les plans de détail d’objets sont, par contre, placés au centre de notre démarche analytique. Ces plans ont toujours fait partie de l’œuvre oliveirienne. Le détail a même été la matière plastique et le thème du court métrage Les peintures de mon frère Julio (1965), où les tableaux de Júlio Reis Pereira, frère de José Régio, ne sont montrés que dans leurs petits détails. Oliveira se sert dans ce film des mouvements de la caméra (et parfois de la toile même) pour scruter chaque fragment du tableau. Ici, le détail atteint une importance unique car aucun tableau n’est montré dans sa totalité. Mais c’est à partir de la tétralogie des amours frustrées que les plans de détail sont investis d’une charge proprement formelle et narrative. Ils servent, par exemple, à figurer le passage du temps (les deux plans de la rose qui perd ses pétales dans Le Passé et le Présent) ou à mettre en valeur la parole écrite (les détails de lettre d’Amour de Perdition). La plupart de ces utilisations du plan de détail servent à faire avancer le récit, ont une finalité directe dans l’économie fictionnelle de l’œuvre et ne représentent pas une interruption brusque du récit.

Pourtant, à partir de Cannibales, l’organisation spatiale et temporelle des films de Manoel de Oliveira se voit envahie par une profusion de plans de détail qui brouillent la compréhension et interpellent la sensibilité du spectateur puisqu’ils sont dénués de charge informative ou descriptive immédiate. Les plans de détail acquièrent aussi un systématisme et une suprématie dans le temps. Il s’agit de détails d’objets de scène (statuettes, cadres, lampes, bibelots, cendriers, livres), d’objets artistiques (sculptures, tableaux), de parties du décor (lustre, peinture sur le 101 ) « Tout cela, c’est un détail », Cahiers du Cinéma n° 528, octobre 1998, p. 34.

plafond) ou même d’un morceau du corps des acteurs (les pieds de Piccoli, les jambes de Leonor Silveira, les doigts de José Augusto dans Francisca). Ce dernier plan illustre bien le goût de détail d’Oliveira puisque le réalisateur a trouvé cette référence aux doigts de José Augusto appuyés sur la table dans un passage du roman d’Agustina Bessa-Luis, Fanny Owen¸ et l’a transposée directement dans son film102.

Selon les témoignages des monteuses et du chef opérateur d’Oliveira, les plans de détail sont, en règle générale, pensés dès le tournage pour intervenir dans la forme du film. Dans ce travail, nous cherchons avant tout à analyser le moment de l’apparition de ces plans, lorsque de simples plans de coupe ou des plans figurant des morceaux banals du monde peuvent acquérir une suprématie spatiale et temporelle. Du point de vue de leur création, ces plans sont riches à analyser et dénotent des prises de position du réalisateur (et de son monteur) non seulement par rapport à l’espace et au temps filmiques mais aussi à la place du spectateur dans cette représentation.

Avant d’entamer l’analyse, il faudrait justifier le choix de traiter du détail au cinéma dans la partie consacrée au montage. Au contraire d’un tableau, où le spectateur peut se concentrer sur un détail qui n’a pas forcément été pensé par le peintre pour être un « détail révélateur103 », dans le

film, les objets détaillés subissent un regain d’importance ou une mise en relief par le biais des codes spécifiquement cinématographiques104.

Montage (ces plans durent un certain laps de temps ou sont systématiquement utilisés) et cadrage (la caméra s’approche des objets) sont donc les codes cinématographiques responsables des plans de détail au cinéma. Cependant, du point de vue de la poétique du cinéma d’Oliveira, les plans de détail trouvent leur intérêt à l’intérieur de la logique de leur agencement et de leur durée et non selon le cadrage ou l’angle de la prise de vue, comme c’est le cas chez Eisenstein, Vertov, Godard, Hitchcock, Almodóvar ou Tarantino. L’intérêt du plan de détail oliveirien réside donc dans son rapport avec la temporalité et avec le tout, c’est-à-dire avec le film dans sa totalité et, plus immédiatement, avec les plans qui l’entourent. La conception du réalisateur rejoint celle de Giorgio Agamben, pour qui le détail et le tout sont intrinsèquement liés. Selon lui,

« l’aller-retour du détail au tout ne fait jamais revenir au même point ; à chaque tour, il élargit nécessairement son rayon et découvre une perspective plus haute où s’ouvre un nouveau cercle105. »

Même si, en règle générale, Oliveira a, dès le tournage, une idée du positionnement de ces plans, c’est surtout le rôle de « l’action-montage » de choisir à quels moments précis placer les

102 ) Cf. les propos du cinéaste parus dans les Cahiers du Cinéma n° 328, octobre 1981, p. 13. 103 ) D. Arasse, Le détail, pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1996, p. 10.

104 ) Ceci exclut les détails thématiques ou scénaristiques sur lesquels le réalisateur insiste mais pas par le biais du gros

plan, comme la claudication d’Ema dans Val Abraham ou la difficulté de la tante de l’acteur français à reconnaître son neveu parce qu’il « ne parle pas comme eux », phrase répétée plusieurs fois dans Voyage au début du monde.

plans et, surtout, de décider de leur durée. Ceci donne alors une nouvelle nature aux plans apparemment décousus ou sans but précis tournés par le chef opérateur106.

Au cinéma, les gros plans ont toujours fasciné et interpellé les spectateurs. Amiel décrit ainsi la fascination causée par les gros plans et leur capacité à attirer le regard : « c’est parce qu’il est fragment, incompréhensible en lui-même, impensable, inusité en tant que tel, que sa beauté ou sa forme fascinent107. » La fascination et l’attirance des gros plans d’Oliveira sont renforcées par la

récurrence de leur apparition et leur durée, au point même de conditionner la compréhension globale d’une œuvre comme Inquiétude. Le détail apparaît ainsi la plupart du temps par la coupe franche, et non par des mouvements de caméra qui vont chercher le détail à l’intérieur d’une séquence non découpée. Dans cette perspective, les constants recadrages dans Amour de Perdition et Francisca font figure d’exception, la règle étant vraiment le découpage comme principal procédé de mise en relief du détail.

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