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L’étude de l’acteur et les champs de la pensée

LES ACTEURS L’ACTEUR

1. L’étude de l’acteur et les champs de la pensée

Les relations de collaboration entre réalisateurs et acteurs, « créateurs et créatures » selon l’expression d’Alain Bergala, sont l’une des plus prolifiques à l’intérieur de la chaîne cinématographique, en ce qu’elles recèlent « des rapports intersubjectifs où entre en jeu toute la palette des affects, émotions et pulsions humains3.» Mais ce n’est pas dans le domaine du cinéma,

mais plutôt du théâtre, que la réflexion sur le comédien a trouvé, légitimement d’ailleurs, une place prépondérante. Au sein de la représentation théâtrale, la présence de l’acteur – ou si l’on préfère, son jeu, sa performance – est l’un des éléments centraux de la mise en scène. Même si l’on reconnaît au texte théâtral sa valeur en tant que texte dramaturgique, seule la représentation

1 ) The total film maker, Quand je fais du cinéma, Paris, Buchet-Chastel, 1972, p. 88. 2 ) Extrait du scénario de La rose pourpre du Caire (Woody Allen, 1985).

3 ) Alain Bergala, « De l’impureté ontologique des créatures de cinéma », Trafic n° 50 – Qu’est-ce que le cinéma, été

2004, p. 23. La définition d’Alain Bergala est nettement basée sur les objets d’étude auxquels il se consacre : des films où les relations entre réalisateur et actrice, notamment, dépassent les rapports professionnels et entrent dans le domaine de la vie privée. Bien que les rapports entre Oliveira et son acteur Luis Miguel Cintra ne puissent évidemment pas être étudiés de la même façon que ceux entre Bergman/Andersson, Rossellini/Bergman ou Renoir/Hessling, nous n’oublierons pas la façon dont les circonstances personnelles et subjectives rencontrent la dimension professionnelle, technique, économique et esthétique de la création de chacun.

de la pièce qui le différencie néanmoins des autres types de textes littéraires. La pièce n’est pièce, œuvre dramaturgique complète, que lorsqu’elle est représentée par des personnes vivantes (comédiens professionnels ou non-professionnels), devant un public.

Puisque le cinéma emprunte directement au théâtre l’essence du jeu de l’acteur, grosso modo l’incarnation d’un personnage fictif à travers la recréation d’une gestuelle et d’une psychologie propres, les débats autour des comédiens passent directement de la scène à l’écran. Selon Jacqueline Nacache, l’étude de l’acteur n’a pourtant rien de naturel et manque encore de nouveaux outils car « même dans le domaine du théâtre, où l’acteur a suscité infiniment plus d’intérêt qu’au cinéma, l’analyse de sa contribution au spectacle reste un terrain mal connu4 ». La

fascination qu’exercent les vedettes depuis les plus jeunes années du cinéma a propulsé la réflexion autour de l’acteur au centre du discours critique de la presse spécialisée ou généraliste. Celle-ci ne s’y intéresse souvent que de façon arbitraire et superficielle, se limitant à déprécier ou à exalter la « vérité » d’une interprétation ou la fidélité à une quelconque réalité humaine, comme dans le cas d’acteurs jouant des personnages historiques.

Le premier champ scientifique et universitaire lié au cinéma à s’intéresser aux acteurs a été celui de la sociologie, portée par les stars studies. En France, la meilleure illustration des stars studies reste l’essai d’Edgar Morin intitulé justement Les Stars5. Morin s’intéresse aux acteurs, et en

particulier les grandes vedettes du cinéma, dans une perspective sociologique, portant sur l’économie et les études culturelles. L’étude de l’acteur au cinéma ne paraît se justifier, selon lui, que si elle est confrontée à la dimension sociologique qui place cet acteur – ou plutôt la star – dans les engrenages d’une industrie (Hollywood, notamment), qui l’envisage avant tout comme un symbole de façon clairement économique. Ce symbole est construit à la fois par des éléments filmiques (les personnages récurrents chez un acteur, les types) et par des éléments extra- filmiques (les rapports avec les metteurs en scène et la vie privée de la star). C’est la raison pour laquelle, dans cet essai, une star réputée comme mauvaise interprète (Marilyn Monroe) se voit accorder plus de place qu’une actrice dont la qualité d’interprétation est mondialement reconnue (Bette Davis). Pour Morin, l’acteur n’a pas besoin de s’exprimer pour faire passer les sentiments ou états d’âme de son personnage, « il n’a, à la limite, nul besoin d’exprimer : les choses, l’action, le film lui-même se charge de jouer pour lui6 », ce qui justifie, dans un certain sens, la préférence

qu’il donne aux stars. Nous ne voulons, en aucun cas, nier l’importance de ces études sociologiques dédiées à la question des vedettes. Notre but consiste ici, tout simplement, d’élargir la recherche sur l’acteur à d’autres domaines de connaissance (l’histoire, la théorie, l’esthétique et la poétique du cinéma) ainsi qu’à un objet d’étude dont le profil se distingue légèrement de celui

4 ) J. Nacache, L’acteur de cinéma, Paris, Armand Colin, 2003, p. 15. 5 ) E. Morin, Les Stars (1957), Paris, Galillée, 1984.

6 ) Id, p. 132. Morin renvoie, en réalité, aux conditions techniques de tournage et aux codes spécifiques ou non-

spécifiques de la mise en scène (montage, illumination, mouvements de caméra) comme effets réducteurs de la performance des acteurs.

des acteurs-stars.

Patrice Pavis, pour qui la caméra lamine toutes les nuances du jeu de l’acteur, renforce l’idée de Morin en mettant l’accent sur l’illusion référentielle produite par l’effet de réel de la photographie et du montage vraisemblable qui font oublier la situation de production et de construction du film : « C’est pourquoi, sans doute, fascinée et paralysée par cet effet de réel de la personne humaine, la théorie du film ne s’est pas intéressée à la construction du personnage par le comédien7. »

La plupart des analyses d’historiens, de narratologues et d’esthéticiens de l’image et du son émanent des États-Unis. Dans un ouvrage de référence sur l’acteur de cinéma, Nacache en cite un certain nombre comme Patrick McGilligan, Richard Dyer, Leo Baudry et James Naremore – parmi lesquels nous retiendrons surtout les réflexions de McGilligan, et son étude consacrée à l’acteur nord-américain James Cagney, ainsi que celles de Dyer8. En France, à la suite d’Edgar

Morin, l’analyse de l’acteur les théoriciens du cinéma à proprement parler débute avec la politique des acteurs9, de Luc Moullet (lui-même acteur et réalisateur), dont la théorie fait référence au

nom, et à quelques idées de base, à la politique des auteurs des années 50. Plus récemment, la recherche universitaire française s’est tournée vers la problématique de l’acteur à travers le GRAC (Groupe de recherche sur l’acteur de l’Université Paris 1 - Panthéon Sorbonne). Au sein de ce groupe, Vincent Amiel se demande même si les acteurs ne sont pas devenus « l’objet premier du cinéma, plus que leurs personnages10 ». C’est dans cette perspective que nous nous plaçons en

envisageant l’acteur, et avant tout l’acteur, comme une pièce essentielle du travail poétique du film, sans pour autant négliger totalement la dimension du signifié qu’est le personnage. Nous proposons donc de nous pencher sur les relations établies entre Manoel de Oliveira et l’un de ses interprètes les plus remarquables, l’acteur portugais Luis Miguel Cintra.

1.1. « Intégrer l’apport actoral à la procédure analytique »

La complexité du jeu du comédien est la première entrave à l’étude de l’acteur. Nacache témoigne de la difficulté d’analyser les gestes sémiologiquement et, en reprenant une formule de Raymond Bellour, affirme que « le jeu, et l’ensemble des effets liés à la présence de l’acteur,

7 ) P. Pavis, « Le personnage romanesque, théâtral, filmique », Iris, n° 24 - Le personnage au cinéma, automne 1997, p.

173.

8 ) P. McGilligan, Cagney, the Actor as Auteur, A.S Barnes, South Brunswick, Tantivity, London, 1975 – ouvrage non-

traduit en français) ; Richard Dyer (Stars, Londres, BFI, 1979, traduit en français par N. Burch, Le star-système

hollywoodien, Paris, L’Harmattan, 2004).

9 ) L. Moullet, Politique des acteurs, Paris, Editions de l’Etoile/Cahiers du Cinéma, 1993, cf. notamment le chapitre sur

Cary Grant, « Le sprint et la pose ».

10 ) « L’objet premier du cinéma », V. Amiel, J. Nacache, G. Sellier, C. Viviani (dir.), L’acteur de cinéma : approches

forment un texte instable, flou, fuyant, encore plus introuvable11.» Nicole Brenez, pour qui l’on

ne saurait décrire un geste ou une énergie corporelle au cinéma, pense néanmoins que « l’acteur est forme cinématographique au même titre que le cadre et la lumière. Et de même que le cadre ne peut se réduire aux quatre bords d’un rectangle ou la lumière à l’éclairage des choses, l’acteur n’est réductible à un signifiant dont le personnage serait le signifié12. »

Dans une étude sur la poétique du cinéma telle peut le constituer la nôtre, il est important de considérer la présence d’un acteur devant la caméra d’un réalisateur dans une perspective large, avec des composantes historiques, techniques et esthétiques, et de ne pas se borner à analyser la gestuelle d’un comédien ou son importance sociologique. Notre but est de partir de l’acteur comme signe filmique saisi au sein d’un système textuel, une « instance discursive13 » liée,

dans un premier moment, à son personnage mais aussi à d’autres composantes filmiques. Nous voulons également aborder l’acteur comme une entité propre, à la fois dépendante et indépendante de la structure filmique dans laquelle il est inséré. Il s’agit, en effet, d’une relation bilatérale, où la forme filmique détermine la prestation de l’acteur en même temps que celui-ci conditionne l’organisation plastique ou de contenu d’un plan, d’une séquence ou d’un film en entier. Autrement dit, il s’agit de placer le comédien au cœur de la discussion et de voir dans la créature filmique le résultat « d’une création à deux, où l’acteur doit y contribuer autrement qu’en se planquant derrière l’interprétation d’un personnage préexistant à la façon d’un personnage de théâtre14. »

Ainsi, notre démarche sera de mêler la dimension historique et poétique aux enjeux esthétiques de la création d’un personnage filmique pour essayer de mieux comprendre la façon dont les relations humaines et artistiques entretenues par Oliveira et Cintra conditionnent des choix de mise en scène. Comme le résume bien Nacache :

« ce qui importe n’est pas la volonté de porter une attention exclusive à l’acteur, mais celle de réactiver un foyer de sens négligé ; d’intégrer l’apport actoral à la procédure analytique, car s’il est des films qui jouent sans les acteurs, ou à leur place, il en est peu, même chez les plus tyranniques des cinéastes, qui jouent contre eux. Admettre que du sens puisse se construire à partir des acteurs et autour d’eux, n’est ni un sacrifice ni même une concession15. »

Selon Vincent Amiel, l’acteur crée avec son corps, il se modèle lui-même, son corps est à la fois « créateur et sujet ; expression et manifestation16 ». Dans le cadre d’une étude sur le faire

11 ) J. Nacache, L’acteur de cinéma, op. cit., p. 157.

12 ) N. Brenez, « La Nuit Ouverte : Cassavetes, l’invention de l’acteur », Conférences du Collège d’Art Cinématographique n°

3 – Le théâtre dans le cinéma, Paris, Cinémathèque Française, 1992-1993, p. 89.

13 ) Cf. à ce sujet les précisions d’A. Gardies, Le récit filmique, Paris, Hachette, 1993, et également sur l’acteur comme

« instance discursive » in « Esquisse pour un portrait sémiologique de l’acteur », Le conteur de l’ombre, Lyon, Aléas, 1999, p. 34-35. Cf. également le chapitre 3, « Stars as signs », Richard Dyer, Stars, op. cit.

14 ) A. Bergala, « La non-direction d’acteurs selon Godard », La direction d’acteurs au cinéma, N.T. Binh (dir.), Centre

d’Études Théâtrales n° 35, Université Catholique de Louvain, 2006, p. 69.

15 ) L’acteur de cinéma, op. cit., p. 171.

cinématographique, vient s’ajouter à cette définition à deux termes un troisième élément : le corps de l’acteur, outre un « instrument » et une « œuvre », doit être considéré comme un corps « agissant », en prise avec les autres corps dans l’image (les autres acteurs) et avec le corps, et bien sûr, l’esprit, du réalisateur. Il nous importe ici de penser la création d’un personnage – et par conséquent, d’une forme filmique – comme issue de ces deux sensibilités, celle du metteur en scène et celle de l’acteur. C’est la raison pour laquelle nous comprenons l’expression « devant la caméra d’un réalisateur » dans une acception large montrant que les rapports de création d’un personnage filmique, dans le cinéma moderne, dépendent intrinsèquement des relations établies entre un comédien et un metteur en scène, aussi bien avant le tournage (le casting, le choix des acteurs, des costumes et du maquillage) que pendant les processus de prises de vue17.

Ces méthodes d’analyse nous ont été imposées par notre objet d’étude lui-même. Étant donné que le cinéma de Manoel de Oliveira exclut, d’une certaine façon, le jeu ordinaire de l’acteur, l’excès gestuel, l’interprétation pseudo-naturaliste et psychologisante, nous avons jugé nécessaire de ne pas analyser seulement le jeu de Luis Miguel Cintra mais de montrer comment il peut devenir créateur en analysant des particularités esthétiques et thématiques de son apparition dans les films. Mais de quoi est-il créateur ? D’un personnage, sans doute, mais aurait-il aussi le pouvoir d’influencer le film au-delà de sa prestation corporelle et sonore ? Comment l’acteur, à travers son jeu mais aussi grâce à son expérience de metteur en scène théâtral et d’acteur pour d’autres réalisateurs, réussit-il à laisser sa marque personnelle dans une œuvre cinématographique?

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