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LES ACTEURS L’ACTEUR

C. Le Jour du Désespoir : un condensé de la pensée oliveirienne sur l’acteur

4. L’acteur-auteur

« L’acteur est aussi un moteur de la mise en scène il est presque l’auteur du film au même titre que le réalisateur. Les bons acteurs ont un rythme,

159 ) P. Lacoue-Labarthe, L’imitation des modernes, op. cit., p. 27.

160 ) « L’acteur comme auteur : James Cagney, Ronald Reagan et Clint Eastwood », L’acteur de cinéma : approches

plurielles, Rennes, PUR, 2007, p. 123. McGilligan se sert de cette formule pour ponctuer la différence de posture et

d’approche de personnages et, finalement, de la distinction de la conception de cinéma entre James Cagney et Ronald Reagan.

un tempo particulier Delon, par exemple, n’est vraiment bon que dans les rôles de perdant161. »

Luc Moullet Les réflexions autour de l’ « acteur-auteur » sont celles qui cherchent chez les acteurs des instances créatrices légitimes capables d’influencer la conception formelle et thématique d’un film. Selon cette conception, les acteurs

« inventent un système de jeu qui leur est propre, indépendant de la direction d’acteur, et que leur personnalité, leur anatomie et leur façon de jouer influencent plus ou moins consciemment les films dans lesquels ils jouent162. »

Ce phénomène de l’ « acteur-auteur » n’est pas un privilège du cinéma et ces analyses ne composent pas une théorie à part entière163. Elles proposent plutôt des réflexions qui partent d’un

cas de figure (généralement le comédien) et cherchent à l’appliquer à l’ensemble de ses prestations, notamment au cinéma. Ceci est le cas pour les études citées jusqu’ici, celle de Patrick McGilligan, le précurseur de la notion, celle de Richard Dyer, celle de Luc Moullet et celle de Cieutat et Viviani, sur Audrey Hepburn. Il faudrait ajouter celles de Christophe Damour sur Al Pacino, que nous venons de citer, et celle Gwénaëlle Le Gras, sur Catherine Deneuve164. Pour

être entièrement applicable à notre objet d’étude, l’acteur Luis Miguel Cintra, la notion d’acteur- auteur nécessite d’être reformulée, grâce au caractère particulier de Cintra-acteur-metteur en scène dans le paysage théâtral et audiovisuel portugais et européen. Cette reformulation concerne directement le statut de la star de cinéma.

4.1. Acteur-auteur : une notion réservée à la star ?

« Une grande actrice est une femme capable d’incarner un grand nombre de rôles dissemblables, une star est une femme capable de faire naître un grand nombre de scénarios convergents165. »

161 ) « Anatomie d’un personnage – entretien avec Luc Moullet », Vertigo n° 15, Le corps exposé, op .cit., p. 71.

162 ) C. Damour, Al Pacino, le dernier tragédien, Paris, Scope, 2009, p. 7. L’ouvrage de Damour et celui de

Cieutat/Viviani sur Audrey Hepburn sont les premiers numéros de la collection Jeux d’acteurs et sont issus des réflexions du GRAC.

163 ) G-D. Farcy et C. Simon-Bacchi racontent que Sarah Bernhardt aurait inventé les mouvements où son

personnage, La Tosca, dépose des chandeliers près du corps de Scarpia et un crucifix autour de son cou, pendant la mise en scène de Victorien Sardou à la Porte Saint Martin, en novembre 1887. Ces mouvements auraient été repris plus tard par Puccini et ses librettistes, « Quand le monstre sacré se fait dramaturge », Double Jeu Théâtre/Cinéma,

L’acteur créateur, op. cit., p. 59-63 et C. Simon-Bacchi, Sarah Bernhardt - Mythe et réalité, Angers, Catherine Simon-Bacchi,

1984. p. 88.

164 ) G. Le Gras, « Catherine Deneuve, Star et/ou auteur de ‘ses’ films, entre Drôle d’endroit pour une rencontre (1988) et

Indochine (1992) », Double Jeu Théâtre/Cinéma. L’acteur créateur, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2003 ; et

« L’ambivalence de Deneuve au service du Dernier Métro (Truffaut, 1980) : perception, recomposition et utilisation de sa persona », L’acteur de cinéma : approches plurielles, op. cit., 2007.

André Malraux Les réflexions sur l’acteur en tant qu’auteur d’une œuvre cinématographique ont été placées jusqu’ici dans un univers étranger à notre champ de recherche : celui du cinéma industriel, notamment du cinéma hollywoodien, ou alors du cinéma européen des grandes vedettes. Avoir comme objet d’études les grandes stars, qu’elles soient européennes ou américaines, est le point commun des analyses déjà citées. Le Gras touche à un point névralgique de notre questionnement puisqu’elle dit ouvertement que « la question de l’acteur/auteur n’est vraiment pertinente que lorsque nous avons affaire à une star comme Deneuve166. »

Or, il nous semble intéressant de mener notre analyse sur les relations entre Luis Miguel Cintra, ses personnages et ses metteurs en scène selon la logique des stars, étant donné que cet acteur possède des caractéristiques que l’on accorde généralement aux vedettes sans pour autant faire partie de l’univers du cinéma commercial et du star system. Edgar Morin propose une liste de critères pour qualifier un acteur de star167. Parmi ces critères, quelques-uns ne peuvent évidemment pas être appliqués à Luis Miguel Cintra.

C’est le cas tout d’abord du critère économique. Cintra joue presque uniquement dans des films européens à budget restreint. Même dans sa seule incursion dans un film de langue anglaise (The Dancer Upstairs, John Malkovich, 2002), il était loin de participer à un blockbuster. Cintra n’aurait donc pas ce pouvoir d’attirer des foules, aspect décrit par Morin comme la « star- marchandise […] institution spécifique du grand capitalisme168. » Les vedettes ont forcément un

attrait médiatique très grand et leur vie privée donne constamment matière à la presse à scandale et à la presse people169. Leur image d’acteur est alimentée par leur image personnelle ou mondaine

et vice-versa. Or, Cintra ne prête le flanc à aucune spéculation sur sa vie personnelle et n’apparaît que très peu dans les pages des journaux – lorsque cela arrive, c’est surtout à la sortie de l’un de ses films ou de ses pièces de théâtre dans des articles au ton tout à fait respectueux et louangeur. Cintra est ainsi reconnu dans le milieu théâtral et cinématographique de son pays d’origine comme un homme à la sensibilité unique, acteur d’exception et référence éthique170 et ne fait pas

partie de la presse à potins qui se nourrit de l’image des stars.

À ces conditions économiques, il s’ajoute le fait que Cintra tourne surtout au Portugal, pays dont les acteurs de cinéma ne connaissent pas le star system et même ceux de la télévision semblent subir très peu les influences positives ou négatives de l’engouement public ou

166 ) G. Le Gras, « Catherine Deneuve, Star et/ou auteur de ‘ses’ films … », art. cit., p. 143.

167 ) Selon E. Morin, la star serait absente « là où il manque de puissants moyens économiques, là ou il n’y a pas

osmose mais absorption de l’acteur par le personnage, là où il n’y a pas affinité durable entre personnage et acteur (rôles de composition), là, enfin, où il n’y a osmose entre l’acteur et le personnage que sur le plan d’un rôle secondaire », Les stars, op. cit., p. 48.

168 ) Id, p. 118.

169 ) Cf. notamment le chapitre « La star et nous », E. Morin, Les Stars, op. cit., p. 152-172.

170 ) Cf. les témoignages sur Cintra recueillis par M. H. Serôdio, Questionar apaixonadamente : o teatro na vida de Luis

médiatique171. En outre, lorsqu’il tourne avec des réalisateurs étrangers, notamment espagnols ou

français, c’est avec des réalisateurs qui se déploient eux aussi dans un circuit de cinéma d’art et essai : Pablo Llorca, Jean-Charles Fitoussi, Christine Laurent, Patrick Mimouni. Le critère qui éloigne définitivement Luis Miguel Cintra du rang des stars est celui qui rattache la vedette aux rôles de composition. Comme nous l’avons vu, Cintra n’a rien d’un acteur de composition, et lorsqu’il s’y essaie (La Cassette), le résultat reste en deçà de ses autres prestations.

Le critère qui permet de voir quelques attributs d’une star chez Luis Miguel Cintra renvoie directement à la non-identification entre personnage et acteur – « l’acteur à côté du personnage », on se souvient. Pour Morin, la star est cet « être mixte » qui naît du mariage entre l’acteur et le personnage à l’intérieur duquel ces deux instances ne s’engloutissent pas et lorsque le film se termine, « l’acteur redevient acteur, le personnage reste personnage172 ». Richard Dyer, un autre

spécialiste de la question, qualifie ainsi la star pour la distinguer des acteurs ordinaires : « Dans une conception idéale de l’acteur, l’interprète disparaît derrière le rôle […] tandis que la star est toujours choisie pour ce qu’elle apporte au rôle, pour sa personnalité – qu’il s’agisse de sa personnalité médiatique ‘à la ville’ ou de celle qu’elle déploie habituellement dans les rôles qu’elle interprète173. »

Il est flagrant que l’acteur et metteur en scène portugais possède cette particularité couramment associée à la vedette d’être à la fois produit et producteur d’une « contamination réciproque174 », selon les termes d’Edgar Morin. Parce qu’il évolue dans un registre de cinéma

dans lequel l’individualité de l’acteur est autant, voire plus, prise en compte que les traits psychologiques du rôle, Cintra n’est jamais caché derrière les mimiques d’un personnage et son individualité d’interprète prend toujours le dessus, et ce, même lorsqu’il apparaît dans un second rôle – voir supra les critères énoncés par Morin.

La démarche d’Oliveira par rapport à l’ensemble de ses acteurs renforce ce privilège accordé à l’acteur de pouvoir apparaître en tant que tel sous le « masque » d’un rôle. Tout comme Cary Grant – et les essais de Luc Moullet l’ont bien montré –, Luis Miguel Cintra garde aussi des manifestations de ces « orientations essentielles175 » qui dirigent la carrière cinématographique de

ces acteurs et qui sont appliquées aux personnages qu’ils sont censés incarner. Moullet dit de Grant qu’il était un « auteur, beaucoup plus qu’un Feyder ou un Coppola176 ».

Cintra ne va pas aussi loin que Grant et ne pourrait pas être qualifié d’auteur au même titre

171 ) Pour montrer que le prestige des acteurs dans le cinéma portugais est une chose du passé, Grilo énumère les différentes phases de ce cinéma : « cinéma d’acteurs, années 30-50 ; cinéma d’auteurs ; années 60-90 et cinéma de producteurs années 90-… », « Pequena história do cinema português », O cinema da não ilusão. Histórias para o cinema

português, Lisbonne, Livros Horizonte, 2006, p. 11-36.

172 ) Les Stars, op. cit., p. 38.

173 ) R. Dyer, « Federico Fellini et l’art du casting », L’acteur de cinéma : approches plurielles, op. cit., p. 105. 174 ) Les Stars, op. cit., p. 47.

175 ) Ces « orientations essentielles ou figures », au nombre de neuf, que Moullet identifie chez Cary Grant,

recouvrent la gestuelle employée par l’acteur pour imprimer une marque personnelle à ses personnages pendant toute sa carrière. Dans le cas de Cintra, il ne s’agit évidemment pas de l’importance des gestes, nous insistons.

que l’acteur américain, et ce, pour deux raisons. D’abord, parce que l’acteur portugais ne travaille pas dans le même registre, souvent comique, de Grant, dont la gestuelle est propice à l’émergence des traits qui impriment, de façon facilement reconnaissable, une personnalité constante à chacun de ses rôles. Deuxièmement, parce que Cintra a souvent collaboré avec un nombre réduit de cinéastes – il se dit plutôt acteur de théâtre – et qu’il n’a pas eu la chance de Grant de s’expérimenter dans différents, et parfois antinomiques, registres de mise en scène (de Hitchcock à Cukor, de Hawks à McCarey). L’acteur portugais peut néanmoins être placé à côté de Grant et d’autres (Humphrey Bogart, notamment177), dans le sens où il s’agit sans doute de ce que l’on

pourrait appeler « une migration de l’acteur » de film en film, et non une « migration du personnage », cas évident chez les acteurs burlesques (Chaplin, Keaton, Tati ou Jerry Lewis) et qui sont aux antipodes de Cintra.

Au milieu de ceux-là, il existe des acteurs hybrides comme John Wayne, qui passent de film en film à la fois en tant que personnage, ou plutôt, comme un « type de personnage178 », et en tant

qu’acteur, reconnaissable sous les traits de n’importe quel personnage. Dans la carrière de Cintra, le type de personnage ne « migre » qu’en se subordonnant à la « migration de l’acteur ». L’acteur est grandement influencé par la vision qu’Oliveira transmet de lui dans ses films (notamment par l’utilisation de sa voix qui en fait une sorte de messager de la vérité), lorsqu’il est amené à jouer chez d’autres réalisateurs. Ajoutons à cela le fait d’être facilement reconnu, depuis longtemps au Portugal et à l’étranger, comme l’acteur préféré d’Oliveira et de jouir positivement et négativement de cette reconnaissance. Cintra affirme que cette reconnaissance, quelque peu forcée et réductrice pour l’acteur, a une influence pour beaucoup de réalisateurs étrangers. En contrepartie, pour les réalisateurs portugais,

« c’est bien le contraire ; ils n’aiment pas m’avoir dans leurs films car je suis l’acteur qui apparaît beaucoup dans les films d’Oliveira, excepté les cas plus intelligents où cette répulsion envers l’univers d’Oliveira n’existe pas179. »

Pour tout cela, il nous semble légitime de mener une étude sur Cintra dans la même perspective que les réflexions portant sur d’autres stars telles que Cary Grant, James Cagney ou Catherine Deneuve. Cependant, l’expérience unique de l’acteur portugais demande que nous développions une autre terminologie que celle d’ « acteur-auteur ».

4.2. De l’acteur-auteur à la « figure d’autorité de l’acteur »

177 ) La puissance symbolique de l'acteur Bogart, directement liée aux œuvres qui l'ont construite, est ainsi décrite par

Stanley Cavell : « 'Bogart' veut dire 'la figure qui a été créée dans un ensemble de films donnés [...] si ces films n'existaient pas, Bogart n'existerait pas, le nom 'Bogart' ne signifierait pas ce qu'il signifie », La Projection du monde (1971), Paris, Belin, 1999, p.57.

178 ) Selon Luc Moullet, « il y a une formidable unité dans l’œuvre de John Wayne, ou tout du moins dans ces

meilleurs films : la vieillesse, la décrépitude, le temps qui passe », Politique des acteurs, op. cit, p. 61.

En effet, le statut d’auteur d’un film peut revenir à l’acteur de deux façons. D’abord, si l’acteur participe effectivement à l’une des étapes de la construction du film qui lui octroie le droit d’être co-auteur présumé, à savoir : le scénario, l’adaptation, le texte parlé, les compositions musicales, ou alors s’il est lui-même le réalisateur du film. Ces cas où l’acteur aurait une contribution effective et mesurable (son nom en tant que scénariste ou réalisateur est bien explicité sur le générique) vont de Charles Chaplin à Clint Eastwood, d’Eric von Stroheim à Nanni Moretti, en passant par les cas sporadiques des acteurs scénaristes (Emma Thompson dans

Raisons et Sensibilité, 1996 et Orgueil et Préjugés, 2006 ; et Ben Affleck et Matt Damon dans Will Hunting, 1997). Quoique relevant de l’exception, ces cas de figures sont tout de même plus

nombreux que ceux qu’on analysera plus profondément.

La dimension créatrice de l’acteur qui nous intéresse ici est justement celle où le comédien ne signe ni scénario ni mise en scène mais arrive à imprimer une marque personnelle à la construction du film et à sa mise en scène. C’est dans cette perspective que le terme « acteur- auteur » a été forgé par McGilligan en 1975 pour étudier l’apport créatif de James Cagney dans les films où il apparaît en tant qu’acteur. Depuis le début des années 90, on remarque un regain d’intérêt pour la question, suscité par l’essai de Luc Moullet, qui milite ouvertement en faveur des acteurs chez qui il voit des instances créatrices pures.

À l’opposé de quelques ces acteurs analysés par ces théoriciens, Luis Miguel Cintra travaille dans une réalité bien distincte de celle du star system hollywoodien et n’a jamais cherché à rivaliser avec ses réalisateurs ou ses scénaristes, comme c’est le cas pour James Cagney. En outre, il ne s’est jamais non plus essayé à la mise en scène de cinéma comme Clint Eastwood, John Wayne ou Cagney. Pour tout cela, il serait plus approprié de parler d’une « figure d’autorité » – figure créatrice influençant naturellement et légitimement la construction d’un plan ou d’une séquence – plutôt que d’un vrai « acteur-auteur ». Pour décrire le statut particulier de John Wayne, un acteur qui crée non par les gestes mais simplement par sa présence, Moullet propose le terme d’ « auteur par intérim180 », que nous jugeons trop irrégulier pour parler d’une présence si constamment

créatrice comme celle de Luis Miguel Cintra. Nous gardons néanmoins cette idée d’une création par la simple présence, qui sera l’une des manifestations de la « figure d’autorité » de Cintra. La première à être analysée, néanmoins, est celle qui est liée au moment du casting du film, où la

persona de l’acteur va jouer un rôle prépondérant dans l’attribution d’un personnage par le

réalisateur.

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