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La séparation entre acteur et personnage : l’exemple européen

LES ACTEURS L’ACTEUR

2. L’acteur-créateur

2.3. La séparation entre acteur et personnage : l’exemple européen

La façon européenne moderne de comprendre l’acteur de cinéma est débitrice du modèle américain en même temps qu’elle le dépasse et y ajoute des dimensions substantiellement distinctes. Cette conception se caractérise, grosso modo, par une envie de faire coexister, de façon durable, acteur et personnage au sein d’un même corps et de les transformer en deux instances qui interagissent sans que l’une n’efface l’autre.

Si ce phénomène est typique du cinéma européen à partir des années 50, il est pourtant difficile de donner un acte de naissance précis à ce moment libérateur qui marque l’affranchissement des réalisateurs des contraintes liées à la psychologie des personnages, aux types physiques et aux « rôles de composition ». Il est également naïf de voir cette avancée comme un mérite unique des réalisateurs européens, comme si cela n’était qu’une réponse à la tradition d’identification entre acteur et personnage et entre personnage et spectateur si en vogue en Amérique. Cependant, de nombreux critiques et théoriciens voient dans Stromboli (Roberto Rossellini, 1950) le moment fondateur où l’acteur a été compris dans toute son individualité, ne devant plus se cacher derrière le « masque » d’un personnage. L’interprète est désormais envisagé à la fois en tant que personne, avec son individualité et son vécu personnel et humain, et en tant que comédien, avec ses relations avec d’autres réalisateurs et avec d’autres types de personnages. Selon les cas, l’acteur jouait même sur le mode de la dérision avec sa propre image de star. C’est ainsi qu’en obligeant Ingrid Bergman à quitter sa posture de star pour livrer sa « vérité de femme54 », Rossellini commence à partager la création d’un personnage avec son interprète et

reconnaît qu’il se niche dans ces relations une grande partie de l’intérêt et de l’inventivité d’une œuvre cinématographique. Plus tard, Bergman, Bresson, Godard, Cassavetes, Pasolini, Rohmer, Pialat, Rivette, Resnais, Garrel et Oliveira suivront les préceptes mis en place dans Stromboli, chacun adaptant bien évidemment la relation avec les acteurs selon ses croyances et caprices.

L’interdépendance plus étroite qui lie la personnalité de l’acteur à son personnage touche directement l’évolution même du caractère du personnage fictionnel. Nous ne parlerons ici que du personnage abstrait (dans un scénario écrit ou dans une pièce de théâtre) qui, à un moment donné, se voit contraint de « prendre corps » malgré sa volonté. Autrement dit, nous considérerons uniquement le personnage dans le domaine du théâtre et, par voie de conséquence,

54 ) J. Magny, Maurice Pialat, Paris, Cahiers du Cinéma, 1992, p. 26. Ironiquement, cette bonne définition des relations

entre Rossellini et Ingrid Bergman se trouve dans l’ouvrage de Magny consacré à Maurice Pialat, où justement l’auteur compare l’approche de l’acteur chez les deux cinéastes.

du cinéma.

Selon Robert Abirached, cette impossibilité de l’identification entre acteur et personnage à travers le jeu est le point commun qui unit théoriciens et praticiens du théâtre à partir de la seconde moitié du XXe siècle. Il s’agit pour lui d’un « degré zéro de la personnalité » du

personnage, qui apparaît dans le théâtre d’avant-garde des années 50, celui de Ionesco et Beckett, où

« le personnage a perdu son nom, est désigné par une paraphrase (monsieur Quidonc, le Premier venu), par sa fonction (le client, le Professeur), son âge (le Vieux) ou son statut familial (la mère, la sœur) ; il n’a pas d’état civil55. »

Ce n’est donc pas un hasard si Manoel de Oliveira adapte une pièce d’inspiration beckettienne écrite par José Régio, Mon Cas, où tous les personnages sont désignés par leurs fonctions (l’actrice, l’inconnu, l’auteur) en y ajoutant des extraits d’un texte de Beckett lui-même (Pour en finir et d’autres foirades). Le réalisateur utilise également l’une des pièces de Ionesco, Le roi

est mort, comme angle d’approche du personnage Gilbert Valence dans Je rentre à la maison. Cette

non-identification entre l’acteur et le personnage passe véritablement par l’idée de distanciation développée par Bertolt Brecht, théorie dans laquelle Manoel de Oliveira a puisé maints concepts et formes. Nous reviendrons sur l’influence de Brecht dans les pages qui suivent.

En parlant spécifiquement du cinéma, Gilles Deleuze disait même que la question de l’identification de l’acteur à un rôle était complètement dénuée de sens : « jamais un acteur ne joue un rôle, l’acteur de l’Actors Studio ne joue pas plus qu’un autre56 ». Les spécificités du

dispositif cinématographique de la « naissance » du personnage, le vedettariat autour des acteurs de cinéma, ainsi que leur absence physique de la représentation concrète – au contraire du théâtre, où l’acteur est là, devant le spectateur – ont contribué à renforcer cette nette séparation de corps entre personnage et acteur. Pour Béla Balázs, cité par Jacques Aumont, cette séparation se matérialise dans le visage de l’acteur, visage en gros plan, visage ultra-expressif, visage ne masquant pas son double registre : « le visage au cinéma est double parce que l’acteur représente à la fois lui-même et un autre […] le visage vaut pour deux visages », écrit Aumont, d’après les théories de Balázs publiées à partir de 1924 dans son ouvrage Der sichtbare Mensch (L’homme

visible)57. Cela laisse envisager qu’au cinéma le visage serait un élément plus complexe et plus

paradoxal qu’au théâtre. Il est à la fois le lieu par excellence de l’identification du personnage – on identifie le personnage à travers le visage de l’acteur – alors qu’il peut également laisser apparaître l’acteur derrière le personnage – on reconnaît la star à travers le visage du personnage. Le cinéma

55 ) R. Abirached, La crise du personnage dans le théâtre moderne, op. cit., p. 393.

56 ) G. Deleuze, Cours sur le cinéma, enregistrés à l’Université Paris VIII, le 20 avril 1982, et disponibles sous forme

électronique dans le corpus Deleuze de la Bibliothèque Nationale de France.

57 ) B. Balázs développe sa théorie à un moment où les questions sur la séparation acteur/personnage et sur la

personnalité créatrice de l’acteur n’étaient pas encore d’actualité. C’est pour cela qu’il aborde la question du typage, considère « les gestes comme style » d’un acteur et aborde des thèmes assez obscurs comme le « miracle de la physionomie ». Tous ces propos sont cités par J. Aumont, Du visage au cinéma, Paris, Cahiers du Cinéma/Éditions de l’Étoile, 1992, p. 79-86.

d’Oliveira se plaît à démystifier le visage de l’acteur lorsqu’il lui enlève toute charge identificatrice de la psychologie d’un personnage. Le réalisateur garde néanmoins ce pouvoir attribué au visage de faire coexister acteur et personnage au sein d’un même corps.

Le cinéma moderne a vu naître des films dans lesquels l’acteur est pris comme matière créatrice première. Importent non seulement sa matière visible et presque objective (ses gestes, sa voix, ses expressions de visage) mais aussi sa matière invisible et subjective (son passé de comédien, son individualité, son travail sur d’autres fronts artistiques, ses engagements personnels). C’est un cinéma où « l’acteur est autant sujet que modèle58 », où la caméra possède

« cette faculté ontologique de saisir de l’acteur, en même temps, son jeu conscient et autre chose qu’elle lui vole, plus ou moins à son insu, surtout lorsque cette caméra est aux mains d’un cinéaste pour qui ce rapt est constitutif de son désir de cinéma59. »

Cette « interaction créative » entre réalisateur et acteur qui fait en sorte que l’acteur conditionne grandement la forme filmique peut advenir dans des œuvres quelque peu libérées des contraintes du scénario. C’est le cas des jam sessions visuelles entre Cassavetes et ses interprètes ; du face à face empli de tension entre Pialat et Sandrine Bonnaire dans À nos amours ; des « documentaires » de Godard sur les corps et les réactions de ses acteurs (Jean-Paul Belmondo dans À bout de souffle, Brigitte Bardot dans Le Mépris, les acteurs interviewés de Masculin Féminin et

La Chinoise, Anna Karina et Jean-Pierre Léaud dans tous les films où ils apparaissent) ; ou des

instants arrêtés de Nico chez Philippe Garrel. Ce même phénomène peut se produire dans d’autres films où cette liberté d’invention au moment de tournage n’existe guère mais dans lesquels le choix de l’acteur et son apport personnel sont déterminants pour comprendre la forme et les enjeux du film : le cas de Ingrid Bergman/Karin, confrontées à une réalité qui n’est pas la leur, et surtout à Rossellini, dans Stromboli ; du portrait amoureux d’Harriet Andersson par Ingmar Bergman dans Monika ; du portrait également fasciné qu’Eric Rohmer fait de ses actrices notamment dans L’ami de mon amie ou Les nuits de la pleine lune ; de Sabine Azéma et Pierre Arditi jouant plusieurs rôles et aidant à créer l’artificialité qui compose le récit de Smoking /No Smoking d’Alain Resnais ; et plus précisément – et nous le détaillerons – celui des acteurs de Manoel de Oliveira. Ici, il faudrait également citer deux réalisateurs qui méritent de faire partie de cette liste mais qui n’y appartiennent pas complètement : Jean Renoir et Robert Bresson. Le premier car il peut être considéré comme un précurseur étant donné ses rapports aux interprètes, notamment Catherine Hessling, à l’époque du cinéma muet. Le second car, bien que considérant ses interprètes comme des « modèles expressifs involontaires », il ne cache pas son admiration devant leur capacité à « être divinement ‘soi’ » et constate que « la création de la ressemblance tient autant du réalisateur que du modèle60. »

58 ) Id., p. 135.

59 ) A. Bergala, « Le temple et le chaudron », art. cit., p. 172. 60 ) R. Bresson, Notes sur le cinématographe, op. cit. p. 77, 81 et 109.

2.3.1. Un documentaire sur l’acteur

Cette influence de l’acteur dans la mise en scène atteint son comble avec la posture de Godard dans les années 60. « Faire un documentaire sur l’acteur », pratique que le réalisateur a propagée à cette époque, veut dire prendre ce corps de comédien agissant à l’intérieur d’une réalité tout à fait spécifique (un tournage) au lieu de faire semblant de représenter quelqu’un d’autre dans une situation fictive. Autrement dit, prendre cette réalité comme un simple enregistrement selon des codes précis, d’un moment donné où les comédiens se mettent à dire des textes et à faire des gestes selon des indications plus ou moins explicites du réalisateur. Godard n’est pas le seul à penser ainsi. Ces collègues critiques des Cahiers du Cinéma dans les années 60 estimaient également que tout grand film était, au fond, un documentaire sur son propre tournage.

Cette dimension qui lie intrinsèquement fiction et documentaire se vérifie, pourtant, bien avant l’avènement de la Nouvelle Vague. C’est ce que démontrent les réflexions d’André Bazin ou de Roger Odin sur la question. « Tout grand film, toute grande fiction, est une reprise de l’art documentaire », argumente Pascal Bonitzer en s’appuyant sur la lecture que fait André Bazin de

La Passion de Jeanne d’Arc (Dreyer, 1928) lorsque le théoricien français appelle le film « un

documentaire de visages61 ». Dans le champ d’études sur le documentaire, l’impression est la

même, ce qui fait dire à Odin que « tout film de fiction peut être considéré, d’un certain point de vue, comme un documentaire62 ». Les propos de Bazin, Bonitzer et Odin sont renforcés par

Robert Bresson, pour qui « les films de cinéma sont des documents d’historien à mettre aux archives : comment jouait la comédie, en 19…, M. X, Mlle Y63. »

Le cinéma de Manoel de Oliveira est hautement influencé par le documentaire, genre dans lequel il a d’ailleurs commencé avec Douro Faina Fluvial. Jusqu’aux années 60, le réalisateur revient souvent à cette forme d’expression cinématographique, notamment avec des courts métrages ou des films de commande, dont certains sont restés inachevés. Pourtant, une fois entamée la phase plus prolifique et plus fictionnelle de son parcours de réalisateur (à partir d’Acte du Printemps – 1963, qu’Oliveira a justement appelé « film de transition »), le genre documentaire disparaît progressivement de sa filmographie, à quelques exceptions près : Nice…à propos de Jean Vigo (1983), Lisbonne Culturelle (1983) et Porto da mon enfance (2003) – ce dernier peut toutefois être considéré comme un essai poétique sur la ville natale du réalisateur plutôt que comme un documentaire à proprement parler. Mais le spectre du cinéma documentaire reste bien présent

61 ) P. Bonitzer, « Les morceaux de réalité », repris dans Le champ aveugle (1982), Paris, Cahiers du Cinéma, 1999, p. 89. 62 ) R. Odin, « Film documentaire, lecture documentarisante », Cinémas et réalités, Saint-Étienne, Université de Saint-

Étienne, CIEREC, 1984, p. 263.

dans les processus de création du réalisateur. Il suffit, pour cela, de constater le besoin qu’il a de toujours se référer à une réalité historique pour l’élaboration de ses personnages et scénarii. Il en va de même pour l’idée du « documentaire sur l’acteur ». Dans une démarche proche de celle de Godard, Oliveira fait annoncer à haute voix à ses acteurs dans Le Jour du Désespoir qu’ils ne sont que des acteurs qui vont jouer un rôle devant les yeux du spectateur. Luis Miguel Cintra défend cette idée en soulignant que

« même lorsqu’il fait un film de fiction, [Oliveira] fait du documentaire, sur les endroits et les gens (ses acteurs) qu’il a devant lui, tout ça caché derrière une fiction [...] Il invente donc devant la réalité qui existe déjà. Lorsqu’il fait une fiction, il filme des gens masqués de fiction64. »

Faire « porter un masque de fiction » à l’acteur, masque qu’Oliveira s’amusera à crever pour faire apparaître le visage de l’acteur, n’est pourtant que la pointe visible de l’inventivité du cinéaste en ce qui concerne les interactions entre interprète et personnage. Tout comme chez Godard, faire un documentaire sur l’acteur pour Oliveira veut expressément dire ne pas laisser l’acteur s’effacer derrière le personnage. C’est en ce sens que les démarches des deux réalisateur sont si proches. Au début de Deux ou trois choses que je sais d’elle (1966), Godard annonce, de sa propre voix, que la jeune femme que nous voyons c’est « Marina Vlady, elle est actrice, elle porte un chandail bleu nuit […] elle est d’origine russe… ». Le réalisateur utilise un autre procédé pour faire entrer en contact acteur et personnage, sans que l’un n’annule l’autre. Il force ses acteurs à s’entretenir et à se confesser, comme Jean-Pierre Léaud et Chantal Goya dans Masculin Féminin ou bien Léaud et Anne Wiazemsky dans La Chinoise. En parlant spécifiquement de La Chinoise, Bergala écrit que « l’interview des acteurs-personnages est le fondement même de ce film. Les réponses sont semi-improvisées et doivent mêler des éléments de la vie du ‘comédien’ et du personnage65 ». Dans Le Jour du Désespoir, cette tâche de faire coexister acteur et personnage

revient au surtout au travail de montage mis en place par le réalisateur – nous en parlerons. Dans les deux cas, le désir du réalisateur de rompre avec l’identification entre personnage et acteur peut être largement ressenti. L’approche de l’acteur pour Oliveira prendra néanmoins deux modalités différentes selon qu’elle porte sur « le jeu de l’acteur » à proprement parler (acteur de théâtre, acteur d’une représentation artistique populaire) ou sur « la persona de l’acteur ».

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