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LA POÏÉTIQUE LA COLLABORATION

1. Étudier la poétique : possibilités et limitations

1.2. Particularités du faire au cinéma

1.2.2. Le faire comme indice de modernité

Exposer les détails du faire cinématographique ou les dispositifs qui sont partie intégrante de la conception du film, ce que l’on appelle couramment la « réflexivité cinématographique », est l’un des traits les plus marquants du cinéma moderne43. Les postulats du cinéma classique, qui

prévoyait le masquage des instances d’énonciation, ont été pris d’assaut par des réalisateurs, notamment à partir des années 50, désireux d’imprimer un brin de personnalité aux films. Christian Metz liste un grand nombre de ces procédés réflexifs au cinéma comme le regard caméra, l’interpellation verbale du spectateur par l’acteur ou par la voix du réalisateur et les adresses écrites44. Mais la catégorie de réflexivité qui expose plus directement le faire filmique est

celle que Metz appelle « montrer le dispositif ». Au contraire des pratiques comprises dans la catégorie du « film dans le film » qui relèvent de la mise en abyme et qui sont « presque aussi ancien[nes] que le cinéma lui-même45 », celles appartenant à « montrer le dispositif » sont des

procédés mis en place surtout par le cinéma moderne à partir des années 50. Il existe bien des exceptions comme celles citées par Metz comme Berlin, Symphonie d’une grande ville (W. Ruttman, 1927) et L’Homme à la caméra (D. Vertov, 1929).

Casser la transparence du récit et exhiber le processus de fabrication du film font donc partie du socle idéologique de ces nouveaux cinémas dits « modernes », soucieux d’être plus qu’une retranscription du réel ou une banale imitation du monde naturel. On montre alors les caméras, les rails, le clap, l’envers du décor, toute la panoplie d’éléments techniques qui entrent dans la composition de l’image et du son. En outre, on dévoile l’acteur comme un acteur – on se souvient du procédé d’ « interview » des acteurs réalisé par Godard, notamment dans Masculin

Féminin (1966) et La Chinoise (1967). Bref, on met en contact les deux mondes, celui de devant et

celui de derrière la caméra, qui ne devraient pas, a priori, se mélanger. Le faire cinématographique est alors éventré, exposé, envahi par la prise de conscience du spectateur qu’il est bel et bien devant un work in progress, un « film en train de se faire » – ce n’est pas un hasard si le sous-titre de

La Chinoise est justement celui-là, sous-titre qui serait d’ailleurs approprié pour la plupart des

entreprises filmiques godardiennes.

43 ) Cf. le commentaire de J. Aumont sur la réflexivité comme l’un des traits du cinéma moderne : « De tous les traits

modernes, certainement celui que Welles pratique le plus naturellement, c’est la réflexivité : une œuvre moderne est toujours aussi une déclaration à propos de l’art », Moderne ?, Paris, Cahiers du Cinéma, 2007, p. 47.

44 ) C. Metz, L’énonciation impersonnelle ou le site du film, Paris, Méridiens Klincksieck, 1991. 45 ) Id, p. 93.

Bien évidemment, comme nous le rappelle Metz, il faut prendre avec précaution cette idée de montrer le dispositif.

« La caméra […] ne peut pas se filmer elle-même, sauf par le relais d’une glace […] l’opération filmique baptisée, d’un label aujourd’hui bien établi, ‘montrer le dispositif’, ne montre en vérité que rarement LE dispositif, c'est-à-dire, le sien, et se contente volontiers d’exhiber UN dispositif, celui d’autres films46. »

Au cinéma, le faire cinématographique qui nous est donné à voir est donc, le plus souvent, un faux, une représentation de l’acte de création cinématographique complètement absorbée par les codes du cinéma narratif. L’exposition des éléments concrets qui composent le dispositif cinématographique se distingue du « film dans le film » par son caractère furtif, éphémère et imprévisible. Ces éléments vont être également montrés dans le vif de l’acte de création, le tournage et le montage, extirpés de leur monde invisible et jetés devant les yeux du spectateur comme manière de l’avertir de la vraie nature de la représentation. Pour Oliveira, ces moments de dévoilement du dispositif vont servir à marquer son processus de collaboration notamment avec sa monteuse et avec son chef opérateur. Il est également très présent dans le choix et l’emploi de l’acteur dans sa filmographie.

1.3. « L’art cache l’art » versus « l’œuvre porte la trace de sa création »

Si les conditions de fabrication sont bel et bien considérées comme un élément central dans les analyses esthétiques et poïétiques autour d’une œuvre, cela n’a pas toujours été le cas chez les artistes et les théoriciens de l’art. La fascination pour la mimésis et la suprématie du contenu sur la forme sont à l’origine d’une pensée qui peut être résumée par la formule « l’art cache l’art », aphorisme très en vogue notamment au XVIe siècle. Selon Daniel Arasse,

« cette formule implique que les opérations qui ont construit l’œuvre soient occultées dans le tableau : à défaut, celui-ci manquera d’unité, il ‘montrera l’ouvrier’ et aura l’air, au mieux, d’une marqueterie plus que d’une peinture47. »

Si le tableau montre l’ouvrier, il montre aussi sa fabrication et cela semble avoir été un danger pour la toute puissante illusion artistique. Cette pensée prend également appui sur une idée romantique de la conception de la création, sur le génie de l’artiste comme unique moteur du faire artistique et sur la capacité de l’art à reproduire le monde naturel. Ce n’est pas un hasard si c’est dans le domaine de la peinture, puis de la photographie et du cinéma, que les débats autour de cette notion se sont développés le plus. Ingres a été l’un des peintres qui a le plus longuement théorisé en faveur de l’effacement du geste créateur sur le tableau. « L’art n’est jamais à un aussi 46 ) C. Metz, L’énonciation impersonnelle ou le site du film, p. 86.

haut degré de perfection que lorsqu’il ressemble si fort à la nature qu’on peut le prendre pour la nature elle-même. L’art ne réussit jamais mieux que quand il est caché48, » écrit le peintre.

L’artiste et son action créatrice sont au centre de cette question notamment lorsqu’Ingres interdit à l’artiste de renforcer sa présence à travers sa « touche ». Conformément à la théorie classique de l’imitation, « le tableau doit être comme une fenêtre ouverte sur le monde, et rien ne lui doit faire écran, sous peine de ruiner l’illusion. À ce titre, la touche était proscrite», écrit Manuel Jover dans la présentation d’un ouvrage contenant les idées du peintre49. Ce qu’Ingres

appelle la « touche » est en réalité la manifestation de l’artiste à travers le renforcement des moyens de représentation, qu’il caractérise comme

« un abus de l’exécution […] la qualité de faux talents, de faux artistes qui s’éloignent de l’imitation de la nature pour montrer simplement leur adresse. La touche, si habile qu’elle soit ne doit pas être apparente, sinon, elle empêche l’illusion et mobilise tout. Au lieu de l’objet représenté, elle va voir le procédé, au lieu de la pensée, elle dénonce la main50

La touche peut aussi manifester l’apparition du processus de fabrication de l’œuvre, soit à travers des moyens discrets (une peinture en relief ou un coup de pinceau plus fort qui sort le tableau de sa platitude mimétique et de sa netteté cristalline) soit dans des pratiques qui visent nettement à rompre avec l’illusionnisme de la représentation (dans le cinéma, les adresses des acteurs aux spectateurs, par exemple). Dans l’assertion d’Ingres, il est possible de remarquer la force de la touche. Si elle « mobilise tout », c’est qu’elle rivalise directement avec l’œuvre d’art, donnant à voir les deux dimensions de son exécution : l’artiste et le processus de sa fabrication qui sont à son origine. On se rend donc compte de l’importance de la poïétique, même au sein d’une pensée comme celle d’Ingres qui veut écarter l’importance des processus de fabrication de l’œuvre d’art.

Cette idée d’une reproduction transparente de la réalité, qui ne laisse pas voir ni les caractéristiques du langage utilisé (qu’il soit écrit, visuel ou sonore) ni celles de l’exécution de l’œuvre, n’est pourtant pas une notion appartenant uniquement au passé. Elle est même la règle de la majorité de la production de certains arts, notamment le cinéma. Dans le domaine artistique de l’image, toute tentative de rupture avec cette prédominance de la mimésis est considérée comme un obstacle à la pleine compréhension du récit – on se souvient des accusations contre le cinéma de Godard, jugé incompréhensible51. La télévision y est pour beaucoup dans cette lutte puisque la

plupart des fictions télévisuelles épousent complètement cette idée de « fenêtre ouverte sur le 48 ) « Notes et pensées », Ingres, sa vie, ses travaux, sa doctrine, H. Delaborde (dir.), Brionne, Gérard Monfort, 1984, p.

116-117.

49 ) M. Jover, « Ingres, à l’épreuve de mots », Ingres, écrits et propos sur l’art, Paris, Hermann Éditeurs, 2006, p. 22. 50 ) J.A.D Ingres, « Notes et pensées », Ingres, sa vie, sa doctrine, ses travaux, op. cit., p. 150.

51 ) Cf. les propos de M. Marie où l’auteur propose de « faire réfléchir [les spectateurs] aux causes de leur blocage ou

de leur aversion » envers les films du cinéaste et témoigne des « réactions de perplexité, quand ce n’est pas de l’incompréhension ou même un refus radical », auprès des jeunes générations qui découvrent les œuvres les plus récentes du réalisateur, Comprendre Godard, Paris, Armand Colin, 2006, p. 7-9.

monde ». La position défendue par Ingres possède encore aujourd’hui ses adeptes, mais la position contraire, qui prêche que toute œuvre porte la trace de sa création, fait aussi des émules.

Maurice Blanchot, Tzvetan Todorov, issus de l’analyse littéraire, le théoricien de l’art Erwin Panofsky et le peintre Paul Klee font partie de ceux qui défendent l’apparition des processus de fabrication de l’œuvre, dimensions intégrantes de son appréciation en tant qu’objet esthétique. Blanchot, par exemple, défend avec justesse que

« l’œuvre est éminemment ce dont elle est faite. Elle est ce qui rend visibles ou présentes sa nature, sa matière, la glorification de sa réalité : du rythme verbal dans le poème, du son dans la musique, de la lumière devenue couleur dans la peinture, de l’espace devenu pierre dans la maison […] l’œuvre fait apparaître ce qui disparaît dans l’objet. La statue glorifie le marbre52. »

L’assertion de Blanchot n’est certes pas, en principe, explicite dans la défense de la poïétique – il a par ailleurs critiqué Valéry, nous l’avons vu. Néanmoins, puisqu’elle met l’accent sur le matériau qui compose l’œuvre plutôt que sur son effacement au profit de la transparence, elle peut être lue comme une valorisation du faire artistique, au détriment de la simple assimilation des propriétés narratives et mimétiques de l’œuvre. Si « la statue glorifie le marbre », elle explicite par conséquent l’action humaine qui a transformé ce marbre en objet esthétique.

Tout comme la pensée de l’art comme manifestation cherchant essentiellement l’illusion – et dont les processus de sa fabrication doivent être masqués – prend sa source dans une tradition artistique ancienne, Tzvetan Todorov reconnaît que

« l’art du XXe siècle a rendu évidente cette propriété de l’art de toujours : une œuvre raconte sa propre création. Ce qu’une toile exhibe, c’est comment elle est faite, un texte, comment il est écrit. Mais l’écriture et la lecture, le geste qui laisse une trace et celui qui la ranime ne sont pas contradictoires, mais ils s’imitent l’un à l’autre53. »

Les traces de la fabrication d’une œuvre sont donc partie intégrante du processus de création qu’est sa consommation esthétique54. Todorov défend avec cette affirmation non

seulement la poïétique comme élément central de l’expérience esthétique, mais aussi l’interrelation entre ces deux courants de la pensée artistique. Erwin Panofsky, de son côté, lorsqu’il établit l’objet de ce qu’il appelle « iconographie au sens large », propose la notion d’ « œuvre d’art en tant que symptôme de quelque ‘autre chose’55 ». Panofsky propose de

procéder à une synthèse, plutôt qu’à une analyse, des structures qui composent l’œuvre d’art pour comprendre des données extérieures à l’œuvre, les conditions historiques et sociologiques dans 52 ) M. Blanchot, L’espace littéraire, op. cit., p. 296-297.

53 ) Propos de T. Todorov parus dans le catalogue de l’exposition Objets décrochés, de Martin Barré, 1969, cités par R.

Passeron, La naissance d’Icare, op. cit., p. 76, je souligne.

54 ) Dans un travail sur la création au cinéma, on pourrait évidemment parler de ce moment de création qui constitue

la rencontre du film avec son spectateur. Le spectateur comme collaborateur de création, dont parlent, entre autres, Dufrenne et Gombrich, est donc une idée qui surplombe ce travail, sans pour autant constituer sa source d’analyse. Celle-ci se trouve plutôt du côté des collaborateurs de création directement liés au réalisateur lors de la fabrication du film.

lesquelles elle a été créée, des traits de la personnalité de l’artiste, etc. Panofsky ne parle pas directement de l’œuvre d’art en tant que symptôme de sa création, mais son inclusion de données extérieures à la dimension iconographique de l’œuvre nous permet l’inclusion des conditions de sa genèse parmi celles citées par le théoricien.

Dans le champ des créateurs, si Ingres fait l’apologie de l’art illusoire, Paul Klee est le défenseur de l’œuvre d’art comme résultat direct du chemin créateur qui la fabrique et l’offre à la perception. Dans la théorie de l’art moderne de Klee, il est possible de trouver maintes exaltations du faire artistique comme création quasi-divine, caractéristique qu’il partage d’ailleurs avec Kandinsky, pour qui la genèse de l’œuvre acquiert un « caractère cosmique56 ». Ainsi, Klee

écrit par exemple que « l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible », que « la genèse comme élément formel constitue l’essentiel de l’œuvre », et finalement, que « l’œuvre est son histoire57».

Cette dernière formule incarne en effet un renversement par rapport à la façon de percevoir la création artistique. Elle élargit l’importance de la dimension historique dans la formation d’une œuvre d’art en disant que celle-ci n’est pas uniquement produit de l’histoire (d’un groupe social, d’un moment historique précis), mais aussi et avant tout produit de « son » histoire. Nous retrouvons ici une dimension essentielle qui avait déjà été abordée dans les écrits de Paul Valéry : la temporalité de la création. Étudier une « œuvre en train de se faire » équivaut à comprendre les gestes spécifiques de l’artiste –– et les mettre en relation avec l’écoulement temporel qui les encercle et les conditionne.

Dans le cinéma, la dimension temporelle des gestes concrets et abstraits qui entrent dans la fabrication de l’œuvre, notamment ceux du réalisateur et de ses collaborateurs, est encore plus riche à étudier puisque, on le sait, le cinéma est « l’art du développement dans le temps, plutôt que l’art du temps et du mouvement58. » L’œuvre qui naît donc de ces gestes, notamment

temporels mais aussi spatiaux, est la trace d’une action de l’esprit sur une matière (un corps d’acteur, les rushes d’un film, la lumière) ce qui renforce l’importance du matériau dans le processus de fabrication mais aussi lors de la réception. « Cette trace est histoire en même temps que forme, soit une forme qui raconte une histoire : son histoire59 », écrit Stéphane Gruet. « Une

forme qui raconte son histoire », voilà la formule idéale pour résumer les propositions autour de la poïétique. Et si cette forme raconte, elle le raconte à quelqu’un, son spectateur ou son lecteur, ce qui sert à seller profondément les relations entre poïétique et esthétique.

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