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L’art de la pose : celui qui ne bouge pas parle mieu

LES ACTEURS L’ACTEUR

C. Le Jour du Désespoir : un condensé de la pensée oliveirienne sur l’acteur

3. Jouer sans jouer : imposer des contraintes pour ne pas interpréter

3.1. Les contraintes corporelles

3.1.2. L’art de la pose : celui qui ne bouge pas parle mieu

« Le jeu est l’ennemi du texte122. »

J. L Godard Le deuxième souci d’Oliveira concernant la non-utilisation des gestes réside dans le respect des textes qu’il adapte. Si Stanislavski dit que le geste dilue un rôle, Oliveira pourrait également ajouter que le geste dilue un texte. Il dit par exemple :

« L’attention du spectateur est distraite par l’action. Si l’acteur reste plus calme, l’attention du spectateur retombe complètement sur la richesse poétique, musicale du texte, sur la qualité de ce que ce texte contient123. »

120 ) M. de Oliveira, « Acto de filmar e consciência fílmica no meu caso em particular », J. Fernandes, J.B. da Costa

(dir.), Manoel de Oliveira vol 1/3, Porto, Museu de Arte Contemporânea de Serralves/Civilização Editora, 2008. Nous nous référons ici à la traduction de Mathias Lavin parue dans Trafic n° 71, automne 2009, p. 38.

121 ) Entretien avec Mário Barroso par Jean A. Gili, Positif n° 391, art. cit., p. 12.

122 ) Propos cité par A. Bergala, « La non-direction d’acteurs selon Godard », art. cit., p. 82

En outre, à l’époque d’Amour de Perdition, Manoel de Oliveira affirme que « l’idéal serait que, sur des images d’acteurs immobiles […] un texte se fasse entendre124. » Effectivement, Oliveira

n’a jamais été aussi proche de cet idéal que dans l’adaptation cinématographique de l’œuvre de Camilo Castelo Branco. Pour cela, il suffit de se rendre compte de la façon dont Oliveira dévoile le texte de lettres échangées entre Simão et Teresa. Très souvent, les acteurs disent le texte de la lettre qu’ils sont en train d’écrire, complètement immobiles, la tête tournée non vers le papier mais en direction de la caméra. Le comble de cette utilisation du corps de l’acteur est la lettre aux intentions funèbres que Simão dit, debout derrière une porte entrouverte, comme s’il était déjà enterré : « on dirait que le froid de ma tombe me glace le sang et les os » (image 7). Cette rigidité des acteurs est également présente dans Francisca et Le Soulier de Satin, mais elle a été amoindrie avec l’évolution de l’œuvre d’Oliveira en faveur d’une expression moins statique, mais toujours assez limitée dans l’utilisation des gestes.

Ceci a, bien évidemment, un rapport direct dans le traitement du corps et de la voix des acteurs et, par conséquent, dans la conception du personnage, et finit par contaminer toute la représentation filmique. La posture des acteurs dans les films d’Oliveira est donc capitale. L’immobilité des corps des acteurs oliveiriens, fondamentale pour comprendre le rapport du réalisateur non seulement à ses interprètes mais aussi au texte et au cadrage, ne trouve d’équivalent que dans le cinéma de Straub et Huillet ou de Robert Bresson. De Bresson, Bazin disait qu’il ne demandait pas

« aux interprètes de jouer un texte […] pas même de le vivre : seulement de le dire. Ce parti pris s’oppose non seulement à l’expression dramatique de l’acteur, mais même à toute expressivité psychologique125. »

Ces réalisateurs revalorisent donc définitivement « l’art de la pose », notion par ailleurs critiquée par la conception classique de Boris Kazanski, et montrent l’inventivité et la richesse cinématographique du jeu d’un acteur immobile. Charles Tesson écrit que Jean-Marie Straub filme le corps humain comme « une plante ou un arbre126 », ce qui renvoie directement à la

formule de Serge Daney pour décrire le cinéma d’Oliveira : « les acteurs deviennent des paysages127 ». Chez Oliveira, comme chez les Straub, c’est le cadrage qui emprisonne les acteurs,

qui « délimite et enclot les corps selon une procédure qui [...] empêche au mouvement de

124 ) Propos cités par les interviewers Y. Lardeau, P. Tancelin, J. Parsi et réitérés par le réalisateur in Manoel de Oliveira,

op. cit., p. 100. Parfois, Oliveira se servit des acteurs pour lire un texte à l’écran, ce qu’il fit avec Diogo Doria (qui

rejoue le passage des Frères Karamazov où Ivan lit à son frère le passage du Grand Inquisiteur dans La Divine Comédie) et Agustina Bessa-Luis, qui lit des extraits d’un texte à elle sur le nouveau visage des femmes contemporaines.

125 ) A. Bazin, « Le ‘Journal d’un curé de campagne’ et la stylistique de Robert Bresson », repris dans Qu’est-ce que le

cinéma, op. cit., p. 115.

126 ) C. Tesson, « Les pieds sur terre – à propos de Noir Péché », Jean-Marie Straub Danièle Huillet, Paris, Ed. Antigone,

1990, p. 54.

127 ) S. Daney, « Que peut un cœur ? », art. cit., p. 38. Dans Deux ou trois choses que je sais d’elle, Godard emploie la

prendre128. » Ce refus du mouvement corporel de l’acteur est accentué, en principe, par le statisme

de la caméra. Cependant, notamment chez Oliveira, il n’est pas uniquement lié au plan fixe, étant donné que des films comme Le Soulier de Satin, Val Abraham, La Lettre, Le Principe de L’Incertitude ou Le Cinquième Empire recourent souvent à des mouvements de caméra sans ébranler l’extrême rigidité de la posture des comédiens.

La démarche oliveirienne relève d’une envie de « photographier les gens qui parlent », selon la formule négative de Jean Mitry129, mais qui a ouvertement été adoptée par Oliveira, Straub et

Huillet, Marguerite Duras ou le réalisateur brésilien Júlio Bressane. C’est une conception radicale du jeu d’acteur qui finit par devenir un vrai style cinématographique. Il s’agit, en dernier instance, du socle sur lequel s’établit une certaine modernité du cinéma qui différencie radicalement Mitry de ces réalisateurs. En bref, il s’agit d’utiliser les corps des acteurs posés simplement devant la caméra pour laisser passer plus facilement et sans obstacle un texte qui devient, finalement, la pièce centrale de la représentation filmique. Ceci est le mot d’ordre de la conception de films comme Benilde, Amour de Perdition, Francisca, Le Soulier de Satin, et dans une moindre mesure, La

Lettre et Le Cinquième Empire. Les acteurs d’Amour de Perdition, défend Evelyne Bachelier, « passent

leur temps à poser […] à essayer, face à un miroir, face à face ou face caméra ; ils semblent tous à la fois mener une ultime répétition et se visionner130. » Ne pourrait-on pas appliquer cette

description aux films déjà cités pour rejoindre l’idée du « corset » textuel qui conditionne l’interprétation de l’acteur mentionnée par Chiara Mastroianni ? Le jeu d’acteurs « corseté » de ces films devient encore plus frappant si on le compare à ceux de films comme Le Passé et le Présent,

Val Abraham ou Party, œuvres qui misaient également sur la puissance du texte parlé (adapté

d’une œuvre littéraire, théâtrale ou non), mais dont la mise en scène libérait d’une certaine façon ses acteurs de l’immobilisme.

L’immobilité du corps des acteurs oliveiriens prend une nouvelle allure dès que ce statisme est confronté à son opposé, la mobilité. Ce n’est pas un hasard si les statues ou statuettes, qui incarnent dans leur matérialité cette dichotomie entre « l’animation et la pétrification131 », sont

massivement présentes dans l’univers oliveirien. Dans la séquence du meurtre du cousin Baltazar dans Amour de Perdition ou celle du bal dans Francisca, l’immobilité du corps des acteurs, apparue de manière brusque au milieu d’une séquence « animée », ne vient que renforcer et amplifier l’effet de figement de ces figures. L’art de la pose des acteurs d’Oliveira ne prend donc pas en considération uniquement l’immobilité du corps. Dans sa confrontation directe et soudaine avec

128 ) E. Bullot, « Sous le plan – Note sur un photogramme de Moïse et Aaron », Jean-Marie Straub, Danièle Huillet –

Conversations en archipel, Paris/Milan, Cinémathèque Française/Mazzotta, 1999.

129 ) J. Mitry affirme que l’action du réalisateur, « consiste à les faire vivre [les acteurs], à les mettre au monde, à

déterminer leurs réactions réciproques et à les situer relativement entre eux […] il ne s’agit pas de photographier les gens qui parlent », Esthétique et Psychologie du Cinéma, Paris, Editions Universitaires, 1990, p. 27.

130 ) E. Bachelier, « Amour de Perdition », Cahiers du Cinéma n° 303, septembre 1979.

131 ) M. Lavin, La parole et le lieu, op. cit., p. 134. Voir également l’analyse détaillée de Lavin sur l’importance du

le mouvement, le réalisateur signale l’effet de cassure que l’arrêt soudain du mouvement peut infliger au déroulement temporel du récit. Dans Francisca, la continuité filmique est profondément ébranlée par ce soudain figement des corps, qui non seulement arrête le temps, mais le fait aussi revenir en arrière et nous redonne à voir le même dialogue qu’auparavant.

En effet, pendant la tétralogie des amours frustrées, Oliveira se sert de cette façon de figer l’image sans arrêter la pellicule, un « arrêt dans l’image132 », plutôt qu’un « arrêt sur image ».

Procédé aussi vieux que le cinéma, l’arrêt dans l’image d’Oliveira renvoie à celui utilisé par les premiers expérimentateurs du cinéma, comme René Clair dans Paris qui dort (1925) dans la mesure où il sert à évoquer l’essence de l’image filmique elle-même – le mouvement naissant d’une série d’image fixes. Cependant, alors que l’arrêt spatial des parisiens du film de Clair avait des causes scientifiques bien explicitées dans la diégèse et permettait au héros d’évoluer parmi des hommes et des femmes figés dans leurs mouvements, la fixation temporelle du corps de l’acteur d’Oliveira n’a pas d’explication scénaristique précise. Elle finit, néanmoins, par contaminer la totalité du plan et renverser même les rapports temporels à l’intérieur de la diégèse.

Mathias Lavin a déjà attiré l’attention sur l’aspect de tableau vivant que peuvent prendre certains passages de Benilde, Francisca et Amour de Perdition133. Dans ce dernier, notamment, la

famille de Simão pose devant un peintre (joué par Oliveira) pour un tableau dans une disposition de corps qui est reprise, par la suite, pour un autre plan de tableau vivant, qui évoque cette fois une scène idyllique aux tonalités claires-obscures. D’une façon générale, il est évident que l’inertie à laquelle les corps des acteurs sont soumis dans la plupart des séquences de ces trois films favorise l’apparition de ces moments où le corps « fait tableau134 », selon l’expression de Bernard

Vouilloux. « J’aurais voulu faire des tableaux vivants, sans bouger [sic], avec le bruit des oiseaux dans un jardin ou les pas de quelqu’un qui marche135 », témoigne Oliveira à l’époque de la sortie

de Francisca. Puisque, pour le réalisateur, c’est avant tout le son et la parole qui font le mouvement au cinéma, ce que répète sans cesse le réalisateur dans ses entretiens, la voix off ou la parole déclamative d’un acteur immobile prend décidemment à elle seule toute la charge narrative d’une bonne partie des séquences de ces films.

Du point de vue de l’acteur, cet arrêt dans l’image sert à montrer, encore une fois, la sujétion de l’acteur aux codes cinématographiques. Cette soumission est illustrée de façon exemplaire par la séquence d’Amour de Perdition où Simão, devant contenir sa rage de ne pas pouvoir s’entretenir tranquillement avec Teresa, se jette brusquement sur le lit et y reste complètement immobile pendant presque une minute – la seule chose qui bouge est son bras, qui

132 ) Cf. la conférence de Philippe Dubois, « L’Effet Photo », à la Cinémathèque Française, dans le cadre du cycle de

conférences Du Mouvement et de l’Immobilité, au Collège d’Histoire de l’Art Cinématographique, le 15 mars 2006.

133 ) Cf. La parole et le lieu, op .cit., p. 134-142.

134 ) B. Vouilloux, Le tableau vivant, Phryné, l’orateur et le peintre, Paris, Flammarion, 2002, p. 31.

135 ) Entretien de Manoel de Oliveira à Jean-Claude Bonnet et Emmanuel Decaux, Cinématographe n° 72, novembre

1981, p. 52. Il s’agit sans doute d’une maladresse d’expression du réalisateur, les mots « sans bouger » renvoient évidemment à la posture des acteurs dans le plan.

tombe du lit, en signe d’abandon (image 8). Le corps de Simão fait alors tableau, le visage caché par la position de son corps couché sur le lit, il se laisse submerger par la tranquillité que dégage cette image. À défaut du mouvement des corps, c’est la musique et un léger changement de lumière qui prennent en charge l’écoulement du temps. Le changement de plan n’intervient que beaucoup plus tard, une fois que Simão, remis de son coup de colère, se relève, tourne un peu en rond et retourne s’asseoir sur le lit. Ces derniers moments de vide éprouvé par le personnage servent alors à montrer que, chez Oliveira, ce n’est pas l’acteur qui a le dernier mot, mais qu’il est toujours soumis, comme on le verra dans les chapitres suivants, aux impératifs de l’image filmique.

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