• Aucun résultat trouvé

Cintra chez Monteiro : la progression du double

LES ACTEURS L’ACTEUR

C. Le Jour du Désespoir : un condensé de la pensée oliveirienne sur l’acteur

5. Les manifestations de la figure d’autorité de Luis Miguel Cintra

5.2. La persona créatrice de Luis Miguel Cintra

5.2.1. Cintra chez Monteiro : la progression du double

Luis Miguel Cintra apparaît pour la première fois au cinéma devant la caméra de João César

202 ) A. Gardies, Le récit filmique, op. cit., p. 62.

Monteiro. Lorsque l’acteur arrive dans l’univers d’Oliveira, il possède déjà une collaboration assez solide avec Monteiro (2 courts et 1 long métrage) qui durera encore jusqu’aux années 2000. Chez Monteiro, on retrouve une valorisation remarquable du corps et de la persona de l’acteur proche de celle d’Oliveira, bien qu’agissant sur d’autres principes et dimensions. Cintra a ainsi expliqué les similitudes entre ces deux auteurs et sa propre place dans leur monde :

« Monteiro avait ce point en commun avec Oliveira, que placer la caméra devant quelqu’un n’est pas tourner une fiction : c’est filmer une personne vivante, quelque chose qui a à voir avec une vie exceptionnelle quelconque. Cette tension si forte entre la caméra et celui qui est filmé existe chez les deux cinéastes204. »

Le cinéma de Monteiro laisse également une grande place à l’individualité de l’acteur. À la différence d’Oliveira, Monteiro joue souvent avec les effets de répulsion qui peuvent surgir de l’utilisation du corps de l’interprète – notamment de son propre corps d’acteur, à la fois latent de désirs sexuels et comiquement enfant-guignol. Dès leur première collaboration, Monteiro démontre une fascination pour Cintra et, tout comme Oliveira, utilise son corps comme l’élément central d’une image. Qui attend des souliers de défunt meurt pieds nus, court métrage de 1970, est la toute première expérience de Cintra comme acteur de cinéma et aussi l’un des premiers films de Monteiro (il n’avait tourné avant que le court métrage Sophia de Mello Breyner Andresen). Le film se termine avec un gros plan frontal, presque entièrement silencieux, de l’acteur qui dure 1 minute 45 secondes où le visage de l’acteur paraît subir physiquement les effets de cet incessant et curieux regard qui lui jette le réalisateur – Cintra cligne nerveusement de l’œil et fait de légers battements avec ses lèvres205. L’expérience marque profondément l’acteur. Il déclare, par la suite,

que lors du tournage de ce plan, il se sentait guetté, « à l’intérieur de la plus profonde fragilité d’un jeune homme de 19 ans » et qu’à la fin, il a « pleuré comme quelqu’un qui se fait voler206. »

Cette expérience a jeté les bases de la relation complexe entre le sujet filmant et le sujet filmé, réflexion qui reviendra constamment dans les propos de Cintra207 :

« Tourner, c’est grave, mettre la caméra devant quelqu’un, c’est un acte d’extrême gravité, ce qui me fait détester le cinéma qui ne prend pas ça en compte, cinéma qui ne respecte pas la personne devant la caméra ».

L’idée d’une entité double, un corps de personnage empruntant des particularités à la fois à João César Monteiro et à Luis Miguel Cintra fait la singularité des rapports entre l’acteur et le metteur en scène depuis ce premier court métrage. La voix du personnage de Cintra dans ce premier film, Lívio, n’est pas celle de l’acteur mais celle du réalisateur, doublé en

204 ) Entretien avec Luis Miguel Cintra, par Sandrine Loiseau et Aurélien Py, Pour João César Monteiro - Contre tous les

feux, le feu, mon feu, Paris, Yellow Now, 2004, p. 117.

205 ) Ironiquement, ce plan a été en réalité tourné par Antonio-Pedro Vasconcelos, assistant de Monteiro, suivant une

recommandation du propre cinéaste. Néanmoins, c’est Monteiro qui décide de garder sa longueur dans le montage final.

206 ) Propos de l’acteur in O cinema vai ao teatro, Cinemateca Portuguesa/Museu do Cinema, 1996/97, p. 45.

207 ) Propos de Cintra dans les bonus de l’édition DVD de l’intégrale des œuvres de João César Monteiro (Paris, Gemini Films, 2004).

postsynchronisation. Le timbre de voix de Monteiro est facilement reconnaissable, grâce à l’ample utilisation qu’il en fait, soit en tant que voix d’un personnage (João de Deus), soit en tant que voix de l’auteur commentant des actions ou lisant le générique. Cette voix ne s’identifie à aucun moment au corps de Cintra puisqu’elle ne suit pas les mouvements de lèvres de l’acteur en raison d’un manque de rigueur dans sa synchronisation image-son. À un autre moment du film, la voix du réalisateur, toujours en off, atteint même le comble de se substituer à la voix d’un des personnages féminins.

Cette dimension du double est renforcée dans la trilogie initiée avec Souvenirs de la maison

jaune (1989) où l’on retrouve le vieux Lívio (même nom du personnage du court métrage) devenu

l’un des internes d’une maison de fous dans laquelle João de Deus va être enfermé. Lívio est une espèce de guide spirituel du personnage de Monteiro – « va leur donner du boulot », lance Lívio à João de Deus, avant que ce dernier ne revienne, tel un mort-vivant, du centre de la Terre. Dans ce film, leur rencontre a l’air de retrouvailles entre deux amis : « où étiez-vous passé tout ce temps ? », demande Monteiro à Cintra, qui répond en prédisant qu’ils ne se rencontreront que dans vingt ans. Leur « rencontre » suivante aura lieu dans Les Noces de Dieu (1999) plus précisément dix ans après, où Cintra reprend le rôle de Lívio, toujours en interne d’une maison de fous qui se prend pour le Christ, un envoyé de Dieu – ce n’est pas un hasard, le rôle de Monteiro dans la trilogie est celui d’un personnage appelé João de Deus, Jean de Dieu.

Mystérieux comme il se doit, Lívio est, tout comme João de Deus d’ailleurs, un paria qui transite entre le dandysme raffiné, la marginalité et la folie. Sorte de messager, complice ou ange gardien qui remplace le corps de l’auteur Monteiro à ses débuts, Cintra va, au fur et à mesure, perdre du terrain dans l’image du réalisateur au profit de l’apparition du personnage joué par le réalisateur lui-même. De l’apparition effective à l’apparition fantomatique, Cintra n’apparaît dans le dernier film du réalisateur (Va et Vient, 2003) qu’en spectre. Les dernières images de l’œuvre de Monteiro – il mourra en 2003, avant la sortie de son film en salles – sont donc celles de son corps d’acteur vieillissant et fatigué, assis sur un banc de la place du jardin du Principe Real. C’est au même endroit que le réalisateur avait procédé, des années auparavant, au « dépucelage cinématographique » du jeune Luis Miguel Cintra.

Documents relatifs