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L’annexe portugaise à une lettre de Marseille

LES ACTEURS L’ACTEUR

C. Le Jour du Désespoir : un condensé de la pensée oliveirienne sur l’acteur

6. L’annexe portugaise à une lettre de Marseille

« Repas de bébé, des frères Lumière […] C’est dès la naissance de l’acte cinématographique que se met en place un double processus d’individualisation et de subjectivation du sujet filmé, tel que celui qui est filmé devient personnage de film, et qu’à travers cette part de lui-même qui pose et qui posture, il se prête ou se donne au regard de l’autre231. »

Jean-Louis Comolli La place de Luis Miguel Cintra dans la filmographie de ces quatre réalisateurs nous semble centrale pour comprendre les rapports que ces auteurs ont non seulement avec les interprètes (la direction d’acteurs, la façon de filmer leurs corps et de se servir de leurs voix) mais aussi pour comprendre leurs idées sur la mise en scène et sur la place du spectateur à l’intérieur du film. Le rapport à l’acteur serait ainsi une espèce de condensé des prises de positions de la part de ces

229 ) Id.

230 ) M. Chion, La toile trouée., op. cit., p. 71.

réalisateurs concernant le concept élargi de mise en scène et qui dépasseraient le choix des acteurs (le casting) et le filmage des corps d’acteurs à l’intérieur du plan – « l’attaque », pour reprendre une expression d’Alain Bergala.

Les rapports de Cintra avec les réalisateurs précédemment cités suivent une espèce de progression en ce qui concerne l’utilisation de sa persona à l’intérieur de ces œuvres (notamment chez Oliveira et Monteiro, avec qui l’acteur a établi des rapports plus profonds et installés dans la durée), des variations autour d’un même thème qui mettraient en jeu la « figure de l’autorité » du comédien et sa possibilité d’influencer différents choix de mise en scène.

Bien évidemment, Cintra n’est pas un comédien qui a le même effet sur tous les réalisateurs avec qui il travaille. Il n’a d’ailleurs pas noué avec tous ses metteurs en scène les mêmes rapports de complicité. On pourrait en signaler d’autres avec qui le comédien établit des rapports de confiance et de proximité sans avoir de considérables effets dans la conception plastique et/ou thématique du film. C’est le cas de Paulo Rocha, quatre films au total, et de José Alvaro Morais, deux longs et un court métrage. Il y a eu aussi d’autres réalisateurs pour qui la présence de Cintra dans leur film n’a pas plus compté que la présence d’autres interprètes (Christine Laurent,

Vertiges, 1996 ; et Transatlantique, 1984 ; Patrick Mimouni, Villa Mauresque, 1991 ; John Malkovich, Dancer Upstairs, 2001). Cintra a également participé à un film d’un cinéaste très respecté dans le

milieu du cinéma d’auteur et de l’art contemporain (Le Sang, Pedro Costa, 1989), mais dont l’apport de sa persona a été étouffé par un projet majeur de cinéma qui mise plutôt sur les acteurs non-professionnels – voir l’emploi que fait Costa de non-acteurs comme Vanda Duarte et Ventura dans la trilogie d’Ossos (1997), Dans la chambre de Vanda (2000) et En avant la jeunesse (2006).

Les auteurs pour qui Cintra a compté avec son bagage culturel, professionnel, humain et idéologique, en tant que personne et en tant qu’interprète, ont en commun à la fois quelques traits de mise en scène et un rapport spécifique au texte parlé. Nous avons déjà souligné l’importance des dialogues et des monologues – notamment ceux de Cintra – dans l’œuvre d’Oliveira et aussi dans celle de Fitoussi (dont les films possèdent un caractère ouvertement philosophique et littéraire) ou encore celle de Llorca (qui souligne la valeur de vérité des textes dits par l’acteur). Concernant la forme filmique, Cintra semble consciemment chercher des auteurs chez lesquels il existe un net rapprochement entre mise en scène filmique et théâtrale :

« J’ai pris l’habitude de travailler avec des réalisateurs qui aiment le plan-séquence et non le découpage. Donc, je me sens mal à l’aise avec ceux qui découpent, font des plans de quinze secondes. Monteiro, Oliveira, [Paulo] Rocha aiment cette durée du plan qui permet d’habiter la scène. J’y suis plus à l’aise parce que c’est plus proche du théâtre232. »

Cette dimension du cinéma recourant peu au découpage, utilisant de longs textes dits par

232 ) « Entretien avec Luis Miguel Cintra », par Sandrine Loiseau et Aurélien Py, Pour João César Monteiro - Contre tous les

un acteur face à la caméra, est donc ouvertement déterminante pour les rôles choisis pour et par Cintra et conditionne l’apport créateur du comédien. « Être à l’aise », pour lui, évoque un certain péril qu’encourt l’acteur lorsqu’il joue au théâtre, péril qui est difficilement retrouvé dans le cinéma, où le dispositif permet de refaire des prises, de répéter jusqu’à trouver le ton correct, même s’il existe une dimension d’inattendu et de surprise dans n’importe quel tournage233. Cette

impression de vivre un « combat avec la caméra, un moment de danger, un défi, comme au cirque234», Cintra a pu l’expérimenter en jouant chez Oliveira, notamment dans les très longues

séquences dialoguées du Soulier de Satin, Parole et Utopie et Le Cinquième Empire. Ce mélange entre contrôle total des moyens interprétatifs et fragilité de la prestation devant le dispositif du réalisateur est donc au cœur de la démarche créatrice de Luis Miguel Cintra. Voilà pourquoi la façon dont Oliveira dirige ses acteurs (par des effets visant à briser un jeu pseudo-naturaliste) trouve chez un acteur comme Cintra, venu du théâtre d’inspiration brechtienne et de la suprématie du texte, toute sa légitimité.

Cette envie « d’habiter la scène » laisse place au concept « d’auto-mise en scène » élaboré par Jean-Louis Comolli, selon lequel les interactions entre le corps filmé (acteur) et le corps regardant/filmant (réalisateur) se font de façon bilatérale, l’un et l’autre s’influençant mutuellement, et influençant enfin la forme filmique. Toute la pensée de Comolli prend appui justement sur ce principe : « filmer ceux qui s’y disposent, qui s’y prêtent à travers un dispositif qu’ils avancent et dont ils seraient aussi, pour ne pas dire d’abord, responsables235. »

Dans les longues séquences de discussion du Cinquième Empire, par exemple, où Simão (Cintra), par ses conseils poignants, met en doute les projets de conquête du roi D. Sebastião (Ricardo Trêpa), Cintra raconte avoir été directement influencé par les indications que Manoel de Oliveira lui donnait derrière la caméra, au moment même du tournage. En voulant faire durer le texte de l’acteur, pour le savourer lui-même et le faire savourer au spectateur, le réalisateur lui faisait des gestes et lui mimait les sons de la phrase : « doucement, parle plus lentement ! 236 » Cet

exemple est évidemment extrême, mais il sert à illustrer, de façon anecdotique, ce que Comolli appelle les « formes perceptibles de la mise en scène ». Les contraintes physiques concernant le

233 ) Lors de l’émission Le Cercle de Minuit ; spécial Manoel de Oliveira, du 7 février 1995, Cintra a déclaré qu’ « on se met en risque lorsqu’on tourne avec Manoel. Il s’intéresse au personnage, mais aussi aux comédiens qui jouent les personnages, ce sont les comédiens qui sont devant la caméra, il s’intéresse à la personnalité du comédien, de voir ce qui se passe entre la personnalité du comédien et celle du personnage. Il faut être prêt à s’exposer, il fragilise le comédien, nous demande de jouer de façon opposée à ce qu’on apprend, à regarder la caméra, ne pas regarder son partenaire. Il faut du courage pour les comédiens [sic]».

234 ) « Entretien avec Luis Miguel Cintra », par Sandrine Loiseau et Aurélien Py, Pour João César Monteiro - Contre tous

les feux, le feu, mon feu, op. cit. p. 128.

235 ) Voir et pouvoir, op. cit., p. 33. Puisqu’il est surtout auteur de documentaires, Comolli réfléchit à cette interaction

entre sujet filmant et sujet filmé dans la logique de ce genre cinématographique, dans laquelle il propose « de brouiller la frontière entre la scène et la vie, entre situation vécue et jouée […] résister à la tentation du réglage. », op. cit., p. 33. Cependant, nous nous approprions ces idées pour parler des films de fiction d’Oliveira car nous entendons que parfois les situations d’interaction entre sujet filmé et sujet filmant peuvent être similaires dans le documentaire et dans la fiction.

jeu d’acteur (ne pas regarder son partenaire de scène, faire des regards-caméra) ou les choix audacieux visant à garder l’essence et la forme de textes littéraires ou théâtraux, fonctionnent chez Oliveira comme d’autres de ces formes qui impliquent directement le sujet filmé dans la mise en scène du sujet filmant. Selon Comolli,

« celui (celle) que je filme me regarde. Ce qu’il (elle) regarde en me regardant, c’est mon regard (écoute) sur lui […] Il (elle) me retourne dans son regard l’écho du mien, me renvoie ma mise en scène telle qu’elle ricoche sur lui (elle). Ce qui revient pour le sujet filmé à hanter cette mise en scène, à l’habiter, à se l’approprier. Il n’y a pas de mise en scène qui ne soit pas changée par le sujet mis en scène237. »

La mise en scène d’Oliveira est ainsi plus ou moins « hantée » ou « habitée » selon les différents interprètes. Le fait que Cintra acquiert indubitablement une capacité à refléter les désirs et les attentes du réalisateur – et à pouvoir les transférer en retour au réalisateur et à la forme du film – légitime la présence de l’acteur parmi les vrais « acteurs-auteurs ». Cette surface sensible qu’est l’acteur est peuplée, bien évidement, d’éléments subjectifs (des jugements de valeur autour de la qualité de son jeu et de sa personne), mais aussi par des traits plus objectifs (le type de personnages récurrents qu’il interprète, son engagement historique pour un théâtre basé sur le texte et sur les effets de non-transparence scénique). Tout cela renvoie au réalisateur quelque chose de plus qu’un respect des ordres, qu’une simple acceptation passive des diktats formels de sa mise en scène. L’acteur renvoie ainsi au réalisateur quelque chose de l’ordre d’une résistance créatrice qui finira, dans plusieurs cas, par contaminer la mise en scène avec des éléments subjectifs portés par le comédien.

Contrairement à d’autres interprètes d’Oliveira (Silveira, Trêpa), Cintra réagit directement, intelligemment – et « créativement », si j’ose dire – à ce regard du réalisateur. Comme nous l’avons montré, Cintra n’a jamais été choisi pour se substituer à la personne du réalisateur, comme c’est le cas de Marcello Mastroianni dans Voyage au début du monde, et de Michel Piccoli dans Party. Néanmoins, son individualité d’acteur et de personne étant respectée, Cintra laisse transparaître plus aisément, dans le film, la personnalité du réalisateur, à travers des choix esthétiques légitimes et communs, que s’il se mettait à imiter son corps de vieil homme revenant dans sa terre natale (Mastroianni) ou ses comportements de coureur de jupons (Piccoli). Plus la mise en scène d’Oliveira est rigide, plus elle sera personnelle. Cintra pourra alors ressembler à un « témoin de son personnage238 » (le témoin se plaçant à côté du corps qu’il épie, « l’acteur à côté

du personnage », on y a insisté) pouvant créer plus librement un jeu qui lui est propre, théâtralement intrinsèque à son essence d’acteur scénique. Le visage de l’acteur apparaît alors sous le « masque » du personnage et il devient véritablement partie intégrante du processus de création du film. Dans le cas de Cintra, c’est un « visage » avant tout sonore qui va apparaître, lié

237 ) « Lettre de Marseille sur l’auto-mise en scène », Voir et pouvoir, op. cit., p. 150.

238 ) Le terme est proposé par J.P Sarrazac, « Le détour de l’acteur », Comédien et distanciation, Paris, L’Harmattan, 2006. p. 10.

à la puissance et à la force de vérité de sa voix. La persona créatrice de Cintra peut également faire surface à travers des spasmes créateurs, des manifestations naturelles et presque involontaires d’une force intérieure de l’acteur qui jettent quelques traits idéologiques du réalisateur dans son image filmique (voir l’exemple classique de la séquence du chat jeté au pied de la caméra dans

Val Abraham).

D’un autre côté, lorsque le regard de l’acteur revient sur le réalisateur, ce retour du regard transforme ce dernier en objet, selon la formule utilisée pour Comolli pour expliciter la deuxième voie de l’auto-mise en scène239. Conscient ou non de cela, Oliveira a magnifiquement représenté

ce moment dans lequel le sujet filmant devient lui-même concerné par sa mise en scène et ainsi passible d’intérêt – chose qui n’est pas si rare dans les films mettant en scène des réalisateurs et des acteurs sur des plateaux de tournage mais qui, par l’insistance du plan fixe centré uniquement sur le réalisateur, devient une exception inégalée. C’est le cas du plan séquence de 4 minutes 30 secondes du réalisateur interprété par John Malkovich (John Crawford) dans Je rentre à la maison. En plan rapproché, Malkovich, assis, placé à côté de la caméra et devant un assistant, assiste et corrige les acteurs qui répètent une scène de son adaptation cinématographique d’Ulysse, de Joyce. Dans cette séquence, le sujet filmant – secondaire dans le récit – devient absolument impliqué dans sa création et concentre autour de lui tout l’intérêt de ce moment. Il s’agit d’un instant clé du film – il sert à clôturer la suite d’insatisfactions professionnelles et personnelles du personnage principal, Gilbert Valence. Ce moment sert aussi, certes de façon anecdotique, à rendre compte de l’influence du retour du regard, du sujet filmé vers le sujet filmant.

Ainsi, les relations qui unissent Oliveira à Cintra (ainsi que Monteiro à Cintra) sont, avant tout, des relations établies sur le triple socle du respect, de l’intimité et de la liberté avec le sujet filmé typique du cinéma moderne et dans lesquelles un « acteur n’est pas seulement réalité physique, il est sujet au moment même où il devient représentation240. » Respect pour cette

individualité qui s’expose devant la caméra et qui a besoin de rencontrer dans l’œil de la caméra (ou de celui du réalisateur) un regard à la fois admiratif et critique, un regard qui l’encercle par la force de la mise en scène et qui lui octroie en même temps une pleine liberté de création et d’expression. Intimité car, selon Serge Daney, l’acteur au cinéma est une énigme (ce n’est pas hasard si l’énigme est l’un des thèmes qui fascinent Oliveira) et à chaque fois « qu’un cinéaste se tint au plus près de cette énigme, cela bouleversa – pas toujours intentionnellement – le ‘langage’ du cinéma241. » Difficile de penser une relation recelant plus d’intimité que celle de Cintra et

Oliveira, relation qui dépasse le stade de la complicité et transforme l’acteur en complice d’un grand nombre des partis pris du réalisateur.

239 ) Cf. « Lettre de Marseille sur l’auto-mise en scène », Voir et pouvoir, op. cit., p. 151.

240 ) V. Amiel, Le corps au cinéma – Keaton, Bresson, Cassavetes, op. cit., p. 122.

241 ) S. Daney, Devant la recrudescence des vols de sacs à main, cinéma, télévision et information, Lyon, Aléas Editeur, 1991, p. 39.

Quant à la liberté, elle vient du choix de prendre l’acteur pour ce qu’il est, de laisser transparaître sa persona – même lorsqu’il joue un personnage – et de ne pas lui donner l’illusion qu’il trompera le spectateur en se faisant passer pour quelqu’un d’autre. Il s’agit d’un échec pour l’acteur conventionnel, mais qui est, en fin de compte, un échec positif car il est plus créateur que l’obsession de la ressemblance à laquelle les créations audiovisuelles contemporaines semblent condamnées. La critique de la « standardisation des moyens de production » ainsi que les questionnements autour de l’ « identité » sont les bases de la pensée d’Adorno et de Horkheimer et de leur « Théorie Critique » de l’école de Francfort : « dans l’industrie culturelle, l’individu n’est pas seulement une illusion à cause de la standardisation des moyens de production […] c’est le règne de la pseudo-individualité242. » Tout comme les théoriciens allemands des mass medias, la

démarche de création d’Oliveira est au centre d’une prise de position qui, en partant de son rapport au comédien, se fait le porte-drapeau d’une conception plus large, d’une idéologie même, à la fois éthique, humaine, voire politique, visant à garder l’individualité des interprètes.

242 ) M. Horkheimer, T.W. Adorno, « La production industrielle de biens culturels », La dialectique de la raison (1947),

CHAPITRE III

LE MONTAGE

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