• Aucun résultat trouvé

La trace du processus de création dans le film

LA POÏÉTIQUE LA COLLABORATION

1. Étudier la poétique : possibilités et limitations

1.2. Particularités du faire au cinéma

1.3.1. La trace du processus de création dans le film

56 ) Cf. J.M Schaeffer, N. Heinich, Art, création, fiction : entre philosophie et sociologie, Nîmes, Ed. Jacqueline Chambon,

2003, p. 93-94.

57 ) Théorie de l’art moderne, op. cit, respectivement p. 34, 57 et 61. 58 ) J. Aumont, La théorie des cinéastes, Paris, Nathan, 2002, p. 128.

Récemment, un ouvrage a été consacré à la question générale de « comment filmer l’acte de création ?60» La plupart des articles parus exaltent la capacité du cinéma, grâce à son dispositif

d’appréhension de la réalité, à fragmenter, recomposer, disséquer et restituer l’acte de création artistique non seulement de la peinture, mais de l’architecture et de la littérature. C’est ainsi que sont nés des films comme Le Mystère Picasso, déjà cité, Lucebert, temps et adieux (Johan van der Keuken, 1994) ou alors La naissance d’un hôpital (Jean-Louis Comolli, 1992), œuvres cinématographiques motivées par l’envie de faire figurer le processus de fabrication d’une œuvre picturale ou architecturale.

Néanmoins, lorsqu’il s’agit de restituer son propre processus de fabrication, le cinéma n’échappe pas à la figuration anecdotique qui aboutit certes à des films de qualité (Huit et Demi, Fellini, 1963 ; La Nuit Américaine, Truffaut, 1973 ; L’État des Choses, Wenders, 1982), mais qui ne sont guère comparables à ceux représentant la naissance d’une œuvre picturale ou architecturale. Ces films font partie de la liste établie par Yannick Mouren de « films-art poétique », autrement dit, de films de fiction évoquant le tournage d’un autre film de fiction61. Selon Mouren, le film-art

poétique est un sous-ensemble du film réflexif dans le sens où il présente un récit où apparaît un réalisateur pris dans les différents moments de création d’un film (écriture du scénario, tournage, montage). Au-delà de la mise en abyme proposée par les films étudiés par Mouren, nous nous demandons comment un film peut mettre en avant son processus de fabrication et, par conséquent, porter la trace des actes créateurs établis au moment de sa réalisation. Comment un film qui n’est pas forcément un film réflexif (film dans le film, affichage du dispositif de tournage) peut-il raconter, au moins implicitement, l’histoire de sa fabrication ? Comment dénicher la trace du processus de collaboration du réalisateur en confrontant le film fini avec la parole des collaborateurs de création ?

Si le film raconte sa propre histoire, il le fait souvent sous l’égide du genre cinématographique propice à montrer les investigations, un chemin parcouru, la naissance d’un objet artistique : le documentaire. Ce n’est pas un hasard si Eric Rohmer parle du film comme « un documentaire sur son propre tournage », dans le sens où il montre des « rencontres avec un lieu, avec une époque, avec un pays […] avec son enfance et ses souvenirs62. » Manoel de Oliveira

inscrit sa création cinématographique dans une perspective plus restreinte, celle expérimentée par Godard avec la célèbre notion de « film comme un documentaire sur l’acteur » (cf. infra chapitre II, p. 90). L’appellation « documentaire » est néanmoins inexacte pour parler de cette interrelation entre le résultat et la fabrication du film puisqu’elle entraîne un chevauchement entre des genres 60 ) P-H. Frangne, G. Mouëllic, C. Viart (dir.), Filmer l’acte de création, Rennes, PUR, 2009.

61 ) Y. Mouren, Filmer la création cinématographique, op. cit., p. 27. Cf. supra introduction, note n° 17.

62 ) J. Aumont, « Avant-propos », La rencontre. Au cinéma, toujours l’inattendu arrive, Rennes, Paris, PUR/La

cinématographiques qui, nous le savons, se basent plutôt sur des relations de proximité que d’écart.

La poïétique dans le cinéma, comme la poïétique en général d’ailleurs, manque en effet d’une terminologie précise pour s’établir en tant que vraie science d’investigation du faire artistique. En réalité, la théorie du cinéma a très peu contribué à légitimer l’étude de la fabrication du film. Les gestes d’un réalisateur, concrets et symboliques, ainsi que les relations humaines et professionnelles liées à la genèse du film subissent toujours, hélas, un certain mépris de la plupart des chercheurs et des universitaires. C’est dans le domaine de la critique de cinéma française, surtout à partir des années 80, que l’on trouve des propositions terminologiques concrètes pour étudier les effets de miroitement entre la production de l’œuvre et sa réception. Une vision pour le moins romantique mais assez exacte, est celle de Serge Toubiana, qui affirme que « tout film est aussi et d’abord la radiographie d’une histoire d’amour, heureuse ou malheureuse, entre un cinéaste et ses personnages, un cinéaste et ses acteurs63. »

Alain Bergala, de son côté, insiste sur le terme de « méthode » pour aborder l’œuvre de quelques cinéastes français. Cette proposition nous paraît un tant soit peu plus adéquate puisque la plupart des réalisateurs, sauf dans quelques cas de figure précis liés aux conditions pratiques de production, conservent tout au long de leurs carrières des manières proches d’opérer la conception et la réalisation de leurs films. « Tout film finit par ressembler à la méthode qui lui a donné le jour64 », écrit le critique d’alors, en parlant de Rohmer, de Rivette et de Straub et Huillet.

Dans ce numéro des Cahiers spécial « méthode », Bergala témoigne de la « méthode » Rohmer, qui passe du temps avec son actrice avant de lui parler du film et de celle de Straub qui « hante les lieux de tournage plusieurs mois avant le tournage ». Pour ces deux auteurs, d’une façon générale, il est sans doute possible de se demander ce que sont les films de Rohmer sinon des mises en image de relations passionnées avec ses interprètes féminines ; ou ce que sont ceux de Straub, sinon un investissement fantasmagorique de lieux à travers de corps certes vivants mais appartenant à une dimension autre que celle de la captation photographique. « Ce sont des cinéastes pour qui le chemin vers le film est déjà le film65 », conclut Bergala.

Si l’on se propose d’inclure d’autres réalisateurs, français ou étrangers, dont les œuvres sont fortement conditionnées par les hasards, les rencontres et les contraintes présents dans les différents moments de la chaîne de création cinématographique, la liste risque d’être longue : de Pialat à Stévenin, de Godard à Cassavetes, de Tanner à Oliveira, de Welles à Resnais,

63 ) S. Toubiana, « Vers l’acteur », Cahiers du Cinéma, spécial acteurs, mai 1988, p.2. Cette remarque de Toubiana ouvre la voie à nos analyses autour des acteurs oliveiriens, cf. infra chapitre II.

64 ) A. Bergala, « La méthode », Cahiers du Cinéma n° 364, octobre 1984, p. 6. D’autres écrits universitaires abordent

également la méthode de cinéastes, cf. O. Curchod, « La ‘méthode Renoir’ et ses légendes : petite histoire d’un casting ‘provocateur’ », Genesis n° 28, op. cit., p. 73-87 ; et les analyses sur la « méthode Pialat » par R. Fontanel, Formes

de l’insaisissable. Le cinéma de Maurice Pialat, Lyon, Aléas, 2004, p. 101-115 et par J. Magny, Maurice Pialat, Paris, Cahiers

du Cinéma, 1992, p. 32-34.

d’Almodóvar à Hitchcock, de Monteiro à Fitoussi. Il en sera question de tous ces réalisateurs au cours de ce travail.

Au cinéma, comme art qui se déploie dans le temps, dans l’espace et avec la présence d’un grand nombre de collaborateurs, cette importance du faire peut être occultée par un constat banal : un film est le produit des conditions pratiques et du contexte de production établis au moment de l’écriture du scénario, du tournage et du montage. Autrement dit, plus que dans tout autre art, il existe un grand nombre de circonstances extérieures à l’idée formelle et thématique que le réalisateur a de son film qui vont influencer, conditionner et déterminer la forme et le contenu de l’objet filmique terminé. Ces conditions peuvent aller des contraintes budgétaires et de financement et des diktats des producteurs jusqu’aux conditions climatiques et techniques et l’influence de collaborateurs de création.

La poétique que nous nous proposons d’étudier ici est la poétique du faire cinématographique, les actions mentales et concrètes présentes dans ces moments de l’instauration de l’œuvre d’art. Bien qu’il soit relativement simple à comprendre l’importance de ces moments de création pour la définition formelle et thématique du film, la poétique, ou la poïétique, du cinéma est l’un des champs de l’investigation des œuvres audiovisuelles les plus nébuleux ou le moins approfondis qui soit. Ainsi, la poïétique du film demande des précisions méthodologiques bien définies pour être valides et pour établir une relation avec l’étude esthétique d’une œuvre filmique.

Documents relatifs