• Aucun résultat trouvé

Le paradoxe du jeu oliveirien : comment l’acteur peut créer au milieu de tant de contraintes ?

LES ACTEURS L’ACTEUR

C. Le Jour du Désespoir : un condensé de la pensée oliveirienne sur l’acteur

3. Jouer sans jouer : imposer des contraintes pour ne pas interpréter

3.3. Le paradoxe du jeu oliveirien : comment l’acteur peut créer au milieu de tant de contraintes ?

« Je suis plus libre que jamais. La liberté de cœur vaut plus que tout153. »

Teresa de Albuquerque Cette condition de manipulation du corps de l’acteur154, de la précision des consignes

concernant leurs gestes, des subterfuges du dispositif cinématographique introduits dans le but de fuir la représentation classique pousse le cinéma d’Oliveira, dans son rapport avec l’acteur, à un paradoxe : comment l’acteur oliveirien peut-il apporter son individualité créatrice parmi tant de contraintes physiques et de mise en scène ? Que peut-il apporter de son bagage professionnel, artistique et humain dans l’univers oliveirien qui le façonne, l’empêche de mettre de soi directement dans le rôle (par l’improvisation), le force à aller contre les règles déjà établies dans les représentations cinématographiques courantes et le pousse à ne pas se servir des gestes pour s’exprimer ? Bref, comment peut-il exprimer son « moi » parmi toutes les contraintes du jeu d’acteur oliveirien ?

Ces questions trouvent un début de réponse non pas dans l’affirmation d’une théorie, mais dans un film qui relève de l’exception dans la conception de l’acteur selon Manoel de Oliveira : La Cassette. Plusieurs dimensions font de ce film une œuvre singulière. Adaptée d’une pièce de théâtre de Prista Monteiro, La Cassette a été tournée entièrement en décors naturels (les

escadinhas de São Cristovão, région populaire du centre de Lisbonne) et a utilisé grand nombre de

figurants – seulement NON ou la vaine gloire de commander en avait demandé plus. La façon de parler des acteurs, empruntée fidèlement au texte théâtral, s’éloigne beaucoup de la manière calme et pondérée des autres œuvres d’Oliveira. Ce film a été un choc stylistique et thématique pour les habitués de l’univers du réalisateur, surtout parce qu’il succède à Val Abraham. C’est également une œuvre où les options d’éclairage et de montage sont utilisées de la manière la plus classique. Il est important de ne pas interpréter le classicisme de la mise en scène comme une

152 ) Lors du même entretien, l’actrice ajoute que « ce que je sais faire, c’est grâce à lui ; et il me suffit à peine d’un

mot pour savoir si tout va bien, s’il est content ou non. Si aujourd’hui il m’appelait pour me proposer un rôle dans son prochain film, je dirais oui, et je demanderais ensuite de quoi il s’agit », id, p. 23.

153 ) Tirade du personnage féminin d’Amour de Perdition, créée par Camilo Castelo Branco et reprise par Manoel de

Oliveira dans son film. Teresa dit cette phrase en rentrant au couvent où son père l’enferme pour l’empêcher d’aimer le fils de son ennemi.

154 ) Manoel de Oliveira a cependant déclaré : « Je n'aime pas manipuler les acteurs. Je veux qu’ils ouvrent leurs cœurs au personnage. J’aime qu’ils arrivent avec leur spontanéité », Positif n° 487, septembre 2001, et également dans l’entretien avec Léon Cakoff, Manoel de Oliveira, A. Machado (dir.), São Paulo, Cosac Naify/Mostra, 2005.

trahison des principes fondateurs du cinéma d’Oliveira : la distanciation avec la réalité et la dimension théâtrale. La séquence du ballet, en forme d’allégorie politique, qui sert d’épilogue au récit, en est une preuve. Mathias Lavin décrit ainsi le paradoxe qui se dégage de cette séquence :

« Loin de l’inscription réaliste, le film se rapproche de la fable [...] dans la volonté d’opérer un passage vers l’allégorie à partir d’une impression de réalité initiale [...] Comment peut-on interpréter la présence de ce ballet désuet, si ce n’est pour indiquer que l’espace faussement réaliste était en fait l’équivalent d’une scène ?155 »

Manoel de Oliveira dit que les personnages de La Cassette sont « les enfants d’Aniki Bobo qui ont grandi156 », ce qui lie intimement ces deux films, les deux uniques succès populaires du

réalisateur. C’est donc avant tout le jeu de l’acteur, et une certaine quête d’identification entre personnage et spectateur, qui distingue ce film de tous les autres. Cintra interprète l’aveugle qui est officiellement autorisé à mendier et dont la cassette est l’objet de convoitise de tout le quartier. L’acteur joue de manière exacerbée, avec une affectation de la voix, des cris, des grimaces et une gesticulation exagérés (image 11). Son jeu, notamment, mais aussi celui des autres comédiens, subit une surenchère d’effets dramatiques qui, s’ils ne rendent pas le petit aveugle attachant comme les personnages d’Aniki-Bobo, éveillent du moins chez le spectateur un mélange de sentiments proche du pathos, de la pitié et de la complaisance, sentiments si étrangers aux autres fictions d’Oliveira.

Dans ce film justement, que toutes ces conditions singularisent, l’apport créateur des acteurs se trouve à son niveau le plus bas, le jeu de l’acteur et l’identification aux personnages étant finalement des éléments qui paralysent un travail plus profond, non-stéréotypé, des comédiens, de la mise en scène et du film dans son ensemble. « Imiter le mieux possible, c’est créer le moins possible157 », note Pierre Reverdy dans ses observations sur les rapports entre l’art

et la réalité. Ceci est la preuve que plus les acteurs oliveiriens sont encadrés par une mise en scène rigide, plus ils sont créateurs et influent sur leurs rôles et sur la conception globale du film, ce qui renforce le paradoxe que nous avons annoncé précédemment. Chiara Mastroianni, son interprète de La Lettre, a résumé ainsi cet apparent paradoxe :

« La liberté s’acquiert dans l’acceptation de la contrainte. Elle a été possible dès que j’ai cessé de questionner ses indications. Il fallait accepter le fait qu’il était en train de construire un tableau qui ne prenait tout son sens qu’une fois le film terminé158. »

Dans La Cassette, si n’importe quel autre bon acteur avait joué le rôle de l’aveugle, le film n’aurait été guère différent. Pourquoi ces effets antinaturalistes cherchés par Oliveira, au lieu de diminuer l’apport de l’acteur ou de gommer la persona de comédien, servent-ils à mettre encore

155 ) Id, p. 176-177.

156 ) Propos du cinéaste cités par Jacques Parsi, « Filmographie de Manoel de Oliveira », Manoel de Oliveira, J. Parsi

(dir.), op. cit., p. 52.

157 ) P. Reverdy, Le gant de crin, Paris, Flammarion, 1968, p. 28. 158 ) « Inquiétude – entretien avec Chiara Mastroianni », art. cit., p. 74.

plus en évidence certains aspects de son individualité ? Pourquoi en jouant avec des contraintes, les acteurs d’Oliveira seraient-ils plus maîtres de leurs personnages et capables d’influencer davantage la mise en scène ou d’être plus libres dans leur jeu ?

Cette apparente contradiction au centre de la discussion sur l’acteur d’Oliveira renvoie à un autre paradoxe, énoncé par Philippe Lacoue-Labarthe qui reprend le paradoxe qui fonde le

Paradoxe sur le comédien de Denis Diderot. Selon lui,

« pour tout faire, pour tout imiter – pour tout (re)présenter ou tout (re)produire, au sens le plus fort –, il faut n’être rien par soi-même, n’avoir rien de propre, sinon une ‘égale aptitude’ à toutes sortes de choses, de rôles, de caractères, de fonctions, de personnages […] seul ‘ l’homme sans qualités ’, l’être sans propriété ni spécificité, le sujet sans sujet (absent à lui-même, distrait de lui-même, privé de soi) est à même de présenter et de produire en général159. »

Dans le cas des acteurs d’Oliveira, le paradoxe énoncé par Lacoue-Labarthe n’est qu’à moitié vrai. Il fonctionne pour les acteurs non expérimentés cités précédemment, ces comédiens qui – à cause de leur manque d’expérience – apportent peu de leur individualité en tant que comédiens et en tant que personnes et peuvent donc être modelés plus facilement par le réalisateur.

Le deuxième cas – et ce sera celui qui nous intéressera le plus – est celui de l’acteur qui, comédien expérimenté, sait se servir de ses prédicats humains, artistiques et intellectuels, pour établir des rapports de confiance avec le réalisateur et peut ainsi influencer, par sa persona, non seulement le casting d’un film (et par conséquent, la suite de sa carrière) mais aussi les choix des réalisateurs. Nous rejoignons ici la position de Patrick McGilligan qui explique que « si un acteur possède une myriade de qualités en tant qu’être humain, sa persona possédera un large éventail. Plus la personnalité originelle de l’acteur sera limitée, plus limitée sera l’interprétation160. »

À ces qualités, rattachées au jeu interprétatif et que j’ai appelées antérieurement innovation, inventivité et originalité (toutes très subjectives, d’ailleurs), il serait possible d’en ajouter d’autres, plus objectives : la possibilité de partager la vision du monde et de l’art avec le metteur en scène, condition sine qua non pour établir une collaboration étroite avec un réalisateur, et, par là, la possibilité d’être plus qu’un collaborateur, mais un véritable auteur.

Documents relatifs