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Mettre en lumière une collaboration secrète : précisions méthodologiques

LE MONTAGE LA MONTEUSE

1. Mettre en lumière une collaboration secrète : précisions méthodologiques

S’il existe bien un moment dans la chaîne de la création cinématographique qui peut être qualifié de créateur, c’est celui du montage. Les choix de montage, qui déterminent en bonne partie « le sens et le ton3 » d’une œuvre, sont également réputés capables de recréer une œuvre

audiovisuelle, soit en renforçant les effets déjà prévus dans le découpage, soit en subvertissant l’organisation spatiale et temporelle établie lors du tournage. Quelle que soit son utilisation, le montage est un moment créateur crucial de la chaîne cinématographique.

Cependant, parler du montage n’est pas seulement aborder les effets narratifs ou plastiques qui déclenchent et déterminent la perception du spectateur, autrement dit, les effets purement esthétiques des partis pris stylistiques de son utilisation. Aborder le montage d’un film peut aussi 1 ) C. Metz, en reprenant les idées de Rossellini dans un entretien paru aux Cahiers du Cinéma, « Le cinéma : langue ou

langage ? » (1964), repris dans Essais sur la signification au cinéma, Tomes I et II, Paris, Klincksieck, 2003, p. 39 (tome 1).

2 ) « Entretien avec Orson Welles », Cahiers du Cinéma n° 84, juin 1958, p. 6.

3 ) « Les Rushes de Terre sans pain à Valence » (1996), repris dans Voir et pouvoir. L’innocence perdue : cinéma, télévision, fiction, documentaire, Lagrasse, Verdier, 2004. Dans son analyse des rushes retrouvés du film de Luis Buñuel, Comolli

pense que les partis pris révolutionnaires du réalisateur ont été accomplis, en grande partie, lors du montage, en éliminant de images qui « risquerait d’apporter aux Hurdes quelque chose d’un ailleurs, d’un espoir […] Choix du montage, c'est-à-dire choix de sens et de ton. Noircir le trait. Forcer la note », id, p. 354.

vouloir dire comprendre son exécution en essayant d’entrer dans les détails de ce moment créateur d’assemblage des plans qui cache un grand nombre de problèmes inhérents à la structure formelle, voire idéologique, de l’œuvre. Étudier la poïétique du montage, c’est donc aller à la source de ce qui donnera à une œuvre cinématographique son rythme et son souffle, source qui part bien évidemment de la conception générale que le réalisateur a de son film mais qui peut également être influencée par les rapports que la sensibilité du metteur en scène entretient avec celle de son monteur.

L’objet d’étude de ce chapitre, le rôle de monteur – en l’occurrence une monteuse, Valérie Loiseleux – dans le processus de création de Manoel de Oliveira demande une méthodologie d’analyse spécifique et une collecte d’informations particulière. La relation entre réalisateur et monteur est peut-être la plus particulière de toute la chaîne cinématographique. Elle se déroule très souvent dans le secret d’une salle de montage et touche à des champs de la connaissance humaine qui dépassent ceux de la stricte création artistique ou intellectuelle, notamment les relations psychologiques et les rapports de force entre professionnels. Ce type de relation aura cependant des reflets esthétiques dans le résultat final, l’œuvre achevée, ce qui rend légitime son étude dans le champ d’une étude de la poïétique du film.

De la même façon, le caractère professionnel particulier de la monteuse que nous avons choisi d’étudier nous oblige à distinguer ce chapitre de ceux consacrés aux autres collaborateurs de création. Au contraire du directeur de la photographie et du comédien, notamment, Loiseleux n’est pas une monteuse ayant établi de solides relations de complicité avec d’autres réalisateurs. À part Oliveira, la monteuse n’a travaillé plus d’une fois qu’avec deux autres réalisateurs : Sophie Fillières (Aïe, 2000 ; Gentille, 2005 et Un chat, un chat, 2009) et Lucas Belvaux (Parfois trop d’amour, 1992 et Un couple épatant, 2002). Elle n’a donc pas eu le temps de nouer des relations de complicité pouvant influencer la carrière d’un autre auteur. Voilà pourquoi, à ce moment de notre travail, nous ne ferons guère de références aux autres réalisateurs avec qui la monteuse a collaboré, au contraire de ceux avec qui Cintra et Berta ont pu nouer des rapports plus prolifiques. La singularité d’avoir collaboré le plus souvent avec Oliveira fait néanmoins de la monteuse l’un des collaborateurs les plus proches du réalisateur.

Ici, il nous semble plus intéressant de partir du film comme produit fini et de questionner les moments où cette œuvre arrive à prendre la forme sous laquelle elle est présentée au public, autrement dit, d’analyser de près le moment de la coupe ou, dans le cas précis d’Oliveira, celui de ce que j’appellerais du « maintien du plan ». Cette envie de garder l’image dans son intégralité, d’anéantir le morcellement, de repousser la coupe franche, est essentielle pour comprendre l’acte de monter selon Oliveira et l’apparition des « partis pris de montage » sur lesquels il insistera tout au long de sa carrière. Nous reviendrons souvent sur cette idée de parti pris de montage. Ce terme désigne ici l’utilisation particulière faite par Oliveira d’une figure de découpage (le champ-

contrechamp), d’un degré d’échelle de plans (plan de détail d’objets, de morceaux du décor, du corps des acteurs) ou de la durée d’un plan (les longueurs des plans de déplacement et des plans de détail). Ce terme s’approche, on l’aura compris, de celui d’ « effet de montage », « effet » étant un terme qui « désigne tout procédé un peu outré, forcé, destiné à produire un certain effet d’ordre émotionnel chez le spectateur4. »

Dans le surgissement de ces partis pris de montage, le rôle de la monteuse est essentiel, non seulement comme une sensibilité capable d’influencer les choix du réalisateur, mais aussi comme témoin privilégié des rapports d’Oliveira à ses images et à son œuvre « en train de naître ». Donner la parole à la monteuse pour raconter ces rapports implicites, discrets et silencieux qui la lient au réalisateur sert donc à jeter un peu de lumière sur ce moment central de la création du film mais dont les détails restent, trop souvent, dans le secret et dans l’enfermement d’une salle de montage. Avoir recours, avant tout, au témoignage des quelques monteuses d’Oliveira est ce qui démarque la démarche analytique de cette partie du travail. Ayant comme appui le discours de ces professionnelles, en confrontation avec l’œuvre achevée et le discours du réalisateur lui- même, il est possible de comprendre non seulement l’essence de l’image oliveirienne (essence qui est intimement liée à la durée des plans), mais aussi d’entrevoir sa conception du cinéma dans son acception la plus large5.

Tout d’abord, feront partie de notre analyse les choix de montage les plus récurrents dans l’œuvre d’Oliveira tels que les plans de détail – d’un objet, d’une œuvre picturale ou d’une partie du décor –, le refus du champ-contrechamp classique et le choix de longs plans de déplacement. Comme dans d’autres dimensions de l’acte créateur chez Oliveira, la dimension temporelle sera ici placée au centre de la discussion puisque, si le montage suppose la perception de l’écoulement temporel, chez Oliveira ce présupposé acquiert pour lui un sens encore plus profond. Il nous faudra aussi analyser la posture du réalisateur au moment du montage et comment il se sert de la signature systématique de cette pratique, explicitée dans les génériques, comme une matérialisation du contrôle qu’il exerce sur son film.

C’est pendant le montage qu’Oliveira essaye de s’imposer, plus que dans tout autre moment, comme instance première d’où partent les décisions finales sur l’œuvre. En effet, pour le réalisateur,

« la construction du film se prolonge jusqu’au dernier moment, le moment critique de sa construction. C’est la touche finale, la plus délicate et la plus dangereuse parce qu’un petit changement peut tout mettre en valeur tandis qu’un mauvais pas peut, au contraire, tout abîmer6. »

4 ) J. Aumont, M. Marie, Dictionnaire théorique et critique du cinéma, op. cit., p. 81.

5 ) Nous considérons dans cette étude uniquement le montage image. Le montage son, puisqu’il suppose

l’intervention d’autres professionnels comme le monteur son et le mixeur, déborderait notre étude de création conjointe par deux sensibilités.

Pour paraphraser Orson Welles, dans la vision du cinéma d’Oliveira, « le montage n’est pas un aspect, c’est l’aspect […] le seul moment où l’on peut exercer un contrôle sur le film7. »

Oliveira rejoint ainsi, selon une ancienne catégorisation de Jacques Rivette, la famille des réalisateurs qui « font » leur film au montage (Rouch, Perrault, Godard, Eisenstein), en opposition à ceux qui le « font au tournage8 » (Ford, Renoir), le puissant moment du montage

étant celui de remise en cause du matériel accumulé pendant le tournage.

Cependant, cette puissance du réalisateur à refaire son film au montage en exerçant un contrôle absolu est, comme dans toutes les phases de la chaîne filmique, un leurre, même chez un réalisateur réputé pour avoir la mainmise sur chaque étape de ses œuvres. Au moment du montage, ce leurre du contrôle absolu s’explique simplement, parce que le réalisateur, à quelques exceptions près, n’est pas tout seul dans la salle de montage et qu’il doit se plier à une autre sensibilité qui porte, à ses côtés, un regard sur ses images. Nous verrons cependant qu’il existe des manières de contrôler plus profondément ce moment d’assemblage de plans, contré le gré du monteur, qui trouve sa source dans le dispositif du filmage, ce qui remet quelque peu en question la catégorisation stricte de Rivette.

Des écrits théoriques soulèvent la question de savoir ce qui, dans la collaboration du réalisateur et du monteur, est l’apport de l’un et de l’autre. C’est par exemple l’un des problèmes abordés par Dominique Villain dans son ouvrage général sur le montage9. Une telle question peut

en réalité se révéler un grand piège, puisque les relations entre réalisateur et monteur sont très souvent gardées silencieuses, confinées à un espace d’intimité et de discrétion. La nature même du travail du monteur, avec les contraintes explicites d’un découpage plus ou moins précis (œuvre du scénariste et du metteur en scène) et à partir d’images déjà tournées qui portent en elles une conception temporelle (issue du directeur de la photographie et du réalisateur), rend cette tâche de partage encore plus difficile. En outre, la majorité des monteurs de cinéma sont des professionnels qui restent le plus souvent dans l’ombre et se limitent à dire que leur travail n’est fait que dans le but d’aider le réalisateur et son film. Cependant, nous savons que les monteurs ne peuvent pas être complètement insensibles lors du montage et nous voulons retrouver dans ces moments de dialogues, la source de la création plastique du rythme et de la tonalité d’un film.

7 ) « Entretien avec Orson Welles », art. cit., p. 6

8 ) Cf. la table ronde « Montage », avec J. Rivette, J. Narboni, S. Pierre, Cahiers du Cinéma n° 210, mars 1969, p. 18. 9 ) Le montage au cinéma, Paris, Cahiers du Cinéma, 1991. Villain pose la question mais n’y répond finalement pas, en se

contentant de nommer des « couples » monteur-réalisateur qui ont fait l’histoire du cinéma, sans rentrer effectivement dans l’apport individuel de chacun.

2. Entre création et technique, un équilibre délicat dans la relation du

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