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Cintra chez les nouveaux réalisateurs : « corps conducteur » du désir de fratrie

LES ACTEURS L’ACTEUR

C. Le Jour du Désespoir : un condensé de la pensée oliveirienne sur l’acteur

5. Les manifestations de la figure d’autorité de Luis Miguel Cintra

5.2. La persona créatrice de Luis Miguel Cintra

5.2.3. Cintra chez les nouveaux réalisateurs : « corps conducteur » du désir de fratrie

« Celui (celle) que je filme vient aussi à la rencontre du film avec son habitus, ce tissu serré, cette trame de gestes appris, de réflexes acquis, de postures assimilées,

au point d’être devenus inconscients216. »

Jean-Louis Comolli Les rapports entre Luis Miguel Cintra et les réalisateurs Jean-Charles Fitoussi et Pablo Llorca sont d’une nature analogue à ceux qu’il entreprend avec les deux maîtres portugais. Même s’il ne s’agit pas de débutants (le Français Fitoussi a tourné huit films entre longs et moyens métrages ; l’Espagnol Llorca, sept), ces deux réalisateurs ont cependant construit un univers stylistique propre dans lequel une place est réservée pour un acteur comme Luis Miguel Cintra. « Rien n’est plus contagieux que le désir d’acteur217 », rappelle Alain Bergala, pour qui l’acteur

peut jouer comme un élément de passage entre l’œuvre de deux cinéastes. Bergala cite l’exemple d’Akim Tamiroff, qui était, « de toute évidence, pour Godard, un acteur de type corps conducteur pour dialoguer indirectement avec d’autres cinéastes218. »

Le réemploi de Cintra chez ces nouveaux réalisateurs relève donc d’un « désir de fratrie », analogue à celui des réalisateurs de la Nouvelle Vague, qui se partageaient par exemple une poignée de garçons et de filles qu’ils jugeaient conformes à leurs univers. Le meilleur exemple de ce partage est le réemploi constant que les réalisateurs liés au mouvement français des années 60 font de l’acteur Jean-Pierre Léaud. Pour Serge Daney, il est « une star, la seule créée par la Nouvelle Vague, le seul corps qui soit passé (de Truffaut à Godard, d’Eustache à Skolimowski) de l’enfance malheureuse à l’adolescence cinéphilique219. » Le désir qui pousse Fitoussi et Llorca

à choisir Cintra comme acteur est l’une des manifestations de la notion de « l’acteur-auteur », terme que nous relativisons et auquel nous préférons, pour parler de Cintra, celui de « figures d’autorité ». Dans son analyse des acteurs-auteurs, Luc Moullet affirme que Cary Grant ou John Wayne « déterminent un genre particulier de personnage et une thématique (voire une esthétique) qui lui est liée220. » Tel est le cas de Luis Miguel Cintra, surtout lorsqu’il est appelé à jouer chez

des cinéastes comme Fitoussi et Llorca qui partagent avec Oliveira des idées de mise en scène. Même si par la suite, leur cinéma se démarque de celui d’Oliveira et qu’ils relativisent l’influence du réalisateur portugais, notamment Fitoussi, c’est bel et bien le profil de Cintra, « acteur oliveirien par excellence » qui conditionne le choix de l’engager, en même temps qu’il va alimenter de façon naturelle ce style de mise en scène proche de la dimension théâtrale et de la valorisation de la parole.

216 ) « Lettre de Marseille sur l’auto-mise en scène » (1994), repris dans Voir et pouvoir. L’innocence perdue : cinéma,

télévision, fiction, documentaire, Lagrasse, Verdier, 2004, p. 153.

217 ) « L’acteur comme corps conducteur », op. cit. 218 ) A. Bergala, Godard au travail, op. cit., p. 236.

219 ) S. Daney, « L’amour en fuite », Cahiers du Cinéma n° 298, mars 1979, p. 56.

220 ) Politique des acteurs, op. cit., p. 87. Les rapprochements entre Wayne et Grant, selon Moullet, s’arrêtent là car

Voyons d’abord le cas de Jean-Charles Fitoussi. Cintra joue dans un seul film du réalisateur,

Les Jours où je n’existe pas (2005), le rôle d’un homme, raffiné et mystérieux (caractéristiques

d’autres personnages « cintriens »), qui raconte à un enfant, le temps d’un voyage d’été, l’histoire improbable de l’homme qui n’a vécu que la moitié de sa vie. Chaque minuit sur deux, cet homme, Antoine Martin (Antoine Chappey, acteur oliveirien de La Lettre et Je rentre à la maison), disparaissait et ne réapparaissait qu’à minuit de la nuit suivante. Il ne garde pas la mémoire de ces temps morts mais a pleinement conscience de ces disparitions.

L’emploi de Cintra dans la filmographie de Fitoussi concerne notamment la voix de l’acteur. Dans ce film, Cintra est, encore une fois, un conteur. Tout comme dans NON ou la vaine

gloire de commander, il sera une espèce de performateur d’images, « un passeur qui acheminera le

récit vers sa fin221 », l’évocateur d’une diégèse quasi-indépendante de celle où il apparaît en tant

que personnage. En outre, le personnage de Cintra n’a pas de nom ni de psychologie particulière à part celle de raconteur d’une histoire. Le récit des aventures d’Antoine Martin prend donc la place du récit principal où la voix de Cintra peut être entendue en off, d’une façon tout à fait posée et articulée. La question de la puissance de la voix est donc centrale dans le choix de l’acteur, qui pourrait commodément être remplacé par de nombreux acteurs français qui ont une voix aussi puissante que celle de l’acteur portugais. Fitoussi ajoute pourtant que

« le travail avec Luis Miguel a été peut-être le travail le plus simple que j'aie jamais eu avec un acteur professionnel. Il a notamment dépassé depuis longtemps la question de l'ego, il aime profondément le cinéma et il le sert humblement sans autres considérations qu'esthétiques […] il accepte de faire de répétitions, chose rare en France222

Les similitudes stylistiques entre Fitoussi et Oliveira ont été nettement relativisées par le réalisateur français. « Oliveira ne figure pas du tout parmi mes cinéastes ‘de chevet’, encore que l'expression pourrait sembler bienvenue puisqu'il réussit très souvent à m'endormir223 », avoue

Fitoussi. Son cinéma trouve plutôt son inspiration dans celui de Straub et Huillet, dont Fitoussi a été assistant-réalisateur, et qui est, comme nous l’avons vu, un univers proche de celui d’Oliveira, notamment dans le rapport à l’acteur.

Cependant, il est possible de relever quelques choix formels et une certaine démarche de création qui rapprocheraient les Fitoussi et Oliveira : la direction non-naturaliste des acteurs ; leur façon monocorde et pausée de dire les textes et dialogues ; la « raideur » de leurs mouvements (respect du texte écrit, refus de gestes banals) ; le cadrage éliminant du plan la source orale du texte (une constante chez Oliveira, de Benilde à Je rentre à la maison) ; le respect du son ambiant lors d’une séquence tournée dans la rue ou dans un café, par exemple ; le motif plastique du défilement du paysage présent dans quelques plans comme ceux tournés à travers la fenêtre d’un

221 ) E. Breton, « Dans les angles mort du temps », Cinéma n° 7, printemps 2004, p. 46.

222 ) J.C Fitoussi. Interview thèse [courrier électronique]. Destinataire : P. Maciel Guimarães. 14 novembre 2007.

Communication personnelle.

train (avec la voix off de Cintra racontant la suite de l’histoire d’Antoine) ou d’une voiture (Le

Principe de l’Incertitude) ; le générique, sur un plan fixe de la place de la Concorde qui pourrait très

bien être celui de Je rentre à la maison ou Belle Toujours, deux films d’Oliveira tournés aussi à Paris ; une prédilection pour des thèmes classiques formant la bande sonore ; le fait que Fitoussi cosigne aussi le montage, etc224. À un moment, sur des images de passants dans les rues de Paris, on

entend la même musique d’orgue de barbarie qui caractérise les séquences montrant la capitale dans Je rentre à la maison, œuvre qui garde le plus de similitudes avec celui de Fitoussi et sortie un an avant que le film du réalisateur français ne soit montré. La proximité entre les deux univers a également été remarquée par la critique. Jean-Sébastien Chauvin a écrit :

« on voit bien ce qui le relie [le cinéma de Fitoussi] au cinéma des Straub et d’Oliveira : une même façon d’asseoir le film sur un récit littéraire et, dans le même temps, par les moyens du cinéma de plans fixes et de durée, d’en figer la fiction225. »

Ainsi, entre ces deux univers thématiquement et esthétiquement proches, Luis Miguel Cintra trouve une place légitime où il peut avec aisance être un « acteur-conteur » au service de la parole.

Le deuxième réalisateur avec lequel Cintra établit des relations de proximité est Pablo Llorca. Présent dans trois films du réalisateur (Todas hieren, 1998 ; La Espalda de Dios, 2001 et Uno

de los dos puede estar equivocado, 2007)226, tous commercialement inédits en France, Cintra apparaît

toujours comme un homme mystérieux, taciturne et puissant. Dans Uno de los dos puede estar

equivocado, sa plus importante prestation, Cintra personnifie une version moderne du mythe de

Lucifer, un homme qui manipule les machines, le temps et l’espace dans le but de conquérir la femme qu’il aime – la reconstitution historique d’un passage du film rappelle celle de NON... assumant ouvertement le manque de moyens pour la reproduction d’une réalité historique227.

L’utilisation de Cintra dans ce film de Llorca a été ouvertement influencée par Le Couvent, l’un des films d’Oliveira que le réalisateur espagnol dit apprécier le plus228.

La deuxième occurrence remarquable de Cintra chez Llorca repose également sur l’utilisation de sa voix. Même en n’ayant presque pas d’accent en langue espagnole (ni en français, d’ailleurs) Cintra garde néanmoins des structures de sa langue maternelle lors des dialogues écrits par Llorca. Dans les séquences longues, sans découpage, il arrive même parfois qu’il se trompe et qu’il reprenne une phrase en cours de route. Rien de ceci n’a été corrigé au tournage ni coupé au

224 ) Par ailleurs, Fitoussi et Oliveira partagent la même monteuse, Valérie Loiseleux, qui a monté en 2004 Le Dieu

Saturne.

225 ) J.B Chauvin, « L’emploi du mi-temps », Cahiers du Cinéma n° 583, octobre 2003, p. 36.

226 ) Cintra et Llorca ont tourné aussi El mundo que fue y que es, en phase de postproduction au moment de la rédaction

de cette thèse.

227 ) Cf. la discussion entre la reconstitution d’époque des « films à costumes » entre Manoel de Oliveira, Serge Daney

et Raymond Bellour, « Le ciel est historique », Chimères n° 14, hiver 1991-1992, notamment p. 140-142.

228 ) P. Llorca. Infos pelliculas Llorca para tesis [courrier électronique]. Destinataire : P. Maciel Guimarães. 25 octobre

montage, ce qui montre un grand respect de sa façon de parler ou d’enchaîner les phrases. Llorca estime que

« même en n’ayant pas proposé de rôles à Cintra uniquement pour sa voix, il est certain que c’est un élément à être pris en compte. Parfois, j’ai planifié certaines séquences visant à ce que les mots dits par lui gagnent plus de relief229. »

Même s’il existe quelques différences significatives entre Llorca et Oliveira en ce qui concerne la forme des films, ces deux cinémas reposent souvent sur la valeur de la parole en tant que telle. Ces deux réalisateurs, ainsi que Fitoussi, filment encore de nos jours, selon Michel Chion, sous l’influence de la Nouvelle Vague, « en grande longueur de longs dialogues, voire de monologues […] qui ne sont pas là pour faire progresser une action ou pour apporter leur pierre à des débats […] mais pour exister par eux-mêmes230. »

Dans Uno de los dos puede estar equivocado, Cintra est, une fois de plus, un raconteur, cette fois- ci, celui de sa propre histoire qui donnera à un prisonnier (et écrivain à ses heures, Alberto Jimenez) de la matière pour écrire un roman sur sa vie. La caméra est souvent fixe sur le visage de Cintra, parfois pendant plus de trois minutes, ce qui renvoie aux monologues d’acteur si chers à Oliveira. Il est indéniable que les coïncidences stylistiques ayant le corps et la voix de Cintra comme élément central sont flagrantes entre les œuvres d’Oliveira et celles de Llorca, même si le réalisateur espagnol, tout comme son collègue français, nie que le choix de Cintra soit conditionné par le fait qu’il soit l’acteur emblématique du réalisateur portugais. Sa présence dans ces films est néanmoins liée à une certaine utilisation formelle du corps de l’acteur et de sa voix qui ne serait pas la même si Cintra n’avait pas ce bagage artistique et professionnel derrière lui.

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