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Avoir ou non du style, le dilemme du monteur

LE MONTAGE LA MONTEUSE

2. Entre création et technique, un équilibre délicat dans la relation du monteur au réalisateur

2.3. Avoir ou non du style, le dilemme du monteur

Truffaut m’a dit qu’après tous ses copains l’avaient alerté : ‘t’es fou de prendre Agnès, elle va faire du Godard avec tes films…’

41 ) « Monteurs de documentaires : techniciens ou co-auteurs ?, Le Technicien du Film n° 527, novembre/décembre

2002, p. 37-44.

42 ) Id, p.40.

43 ) Ces chiffres sont donnés par Dominique Bertou. 44 ) Id, p. 44.

N’étant pas une réalisatrice, j’étais truffaldienne avec Truffaut, godardienne avec Godard45. » Agnès Guillemot Gilles Deleuze a bien insisté sur les capacités des mouvements à l’intérieur du plan à révéler le style d’un film ou d’un auteur46. Certes, les mouvements d’appareil sont plus facilement

reconnaissables et identifiables que les procédés de montage, qui demandent un regard ou une analyse plus affinée. Pour un œil de connaisseur, cependant, comme celui de Jacques Aumont, « on identifie le style au premier coup d’œil, au seul choix du photogramme sur lequel s’opère la coupe47. » Cette exactitude du photogramme de coupe pouvant définir le style d’un cinéaste est,

bien évidemment, démesurée mais montre bien l’importance de ce procédé lorsqu’il s’agit de donner un « visage » au film.

Il faut pourtant dire que le montage d’une œuvre filmique est le résultat de l’intervention d’au moins deux personnes, exceptés quelques cas de figures précis : le réalisateur et le monteur. Avec la professionnalisation croissante du métier de monteur et l’évolution de son statut aussi bien auprès des réalisateurs qu’au niveau de leur formation – dans la plupart des écoles de cinéma, les monteurs reçoivent la même formation intellectuelle et théorique que les réalisateurs –, les monteurs ont perdu leur simple statut de technicien sous les ordres d’un producteur ou d’un réalisateur. Mais dans la pratique du métier, un monteur doit-il et peut-il avoir un style ? Peut-il se servir de ses « ciseaux inventifs48 » pour faire apparaître sa singularité de monteur

et la superposer à celle du réalisateur ? Ou encore, un bon monteur est-il celui qui saurait s’adapter facilement au style imposé par le réalisateur ? Ici, plus que dans tout autre phase de la création cinématographique, l’opposition entre travail purement technique et travail artistique créateur se fait sentir. Quelle est donc la part d’invention accordée au monteur dans ce moment crucial de la création d’un film ?

Toutes les différentes conceptions du « style » se relient à une instance créatrice sensible. Pour reprendre les termes de l’essai de Buffon, devenus, à force d’être répétés, classiques, « le style est l’homme même49». Mais il ne s’agit pas de n’importe quel homme, mais d’un « artiste »

45 ) Propos parus dans Cinématographe n° 108 - Les monteurs, mars 1985, p. 34. Guillemot est la monteuse de Baisers volés (François Truffaut, 1968), d’Une femme est une femme (1961), de Vivre sa vie (1962) et de La Chinoise (1967), tous de

Jean-Luc Godard.

46 ) Deleuze appelle stylistique l’analyse du mouvement, entre autres, « qui s’établit entre les parties d’un ensemble

dans un cadre, ou d’un ensemble à l’autre dans un recadrage ». Cette description ne renvoie pas uniquement aux mouvements de caméra mais à l’organisation globale entre tous les composants d’un plan. La dimension des mouvements d’appareil est bien prise en compte par le théoricien comme étant à la base « des grands moments de cinéma, comme chez Renoir, quand la caméra quitte un personnage et même lui tourne le dos, prenant un mouvement propre à l’insu duquel elle le retrouvera », L’Image-mouvement, Paris, Les éditions de minuit, 1983, p. 35- 38.

47 ) J. Aumont, « Le montage dans tous ses états », Conférences du Collège d’Art Cinématographique n° 5, printemps 1993,

non-paginé.

48 ) La formule est de Béla Balázs, Esprit du cinéma, Paris, Payot, 1977, p. 158. Eisenstein lui a répondu avec le texte,

« Béla, oublie les ciseaux », art. cit.

ou, dans une conception plus moderne, d’un « auteur ». Or, les monteurs, en général, ne s’approprient jamais ces qualificatifs. Ils ne se prétendent jamais artistes, et très rarement, co- auteurs d’une œuvre filmique. Peuvent-ils alors s’attribuer cette valeur, le style, qui découle directement de ces qualificatifs ?

Enquêter sur le style du monteur nous engage à aborder directement la nature du travail de ce professionnel, que résume bien la monteuse Valérie Loiseleux :

« mon travail n’est pas un travail de création, c’est un travail de surgissement, mais ce n’est pas comme le travail du créateur. On fait surgir quelque chose, mais cette chose n’est pas à nous, elle est à quelqu’un d’autre. C’est comme si on était un médium, on est quelqu’un par qui transite quelque chose. Comment revendiquer cette part de création en transit ?50 »

Pour Michel Chion, le travail du monteur est « un travail par soustraction51». Le monteur ne

peut donc, malgré des exceptions avec les retakes, rien ajouter aux images déjà fixées sur pellicule, mais peut imposer un changement de rythme et, par conséquent, de perception de ces images – ce qui n’est pas peu de chose. Même si les rushes d’un film, images sans agencement d’ordre et de durée, ne portent pas en eux-mêmes des liaisons temporelles et spatiales logiques, compréhensibles ou concrètes (établir ceci est justement le travail du monteur), elles ont déjà une forme préconçue qui déterminera en grande partie le travail d’assemblage de plans. Tout cela sans compter le découpage, qui comporte déjà des traitements précis auxquels ces images doivent répondre, et le poids subjectif du style d’un réalisateur, que le monteur est censé respecter ou, du moins, prendre en compte lorsqu’il monte. « Je ne prévois pas comment mon style va fonctionner entre deux films, ni même entre deux scènes d’un même film. Tout cela dépend de ce qui m’est donné », avoue Bill Pankow, monteur de Brian de Palma depuis Pulsions (Dressed to

Kill, 1980)52. Suivre ce qui est « donné par le metteur en scène », dans ses recommandations

verbales explicites et le découpage initial, est l’un des points essentiels de la relation entre Valérie Loiseleux et Oliveira. Puisque le réalisateur tend de plus en plus à contrôler la totalité de son film et à savoir exactement à quoi va servir chaque plan, la monteuse a pu révéler ceci :

« Parfois, je vois arriver dans les rushes un plan de tableau, ou un plan de maison qui dure 2 minutes. Là, je sais qu’il y avait une idée derrière et que ça aura sûrement une utilité53. »

C’est ce respect tacite d’un style plus prépondérant ou légitime, celui du réalisateur, que le monteur doit prendre en compte lorsqu’il fait intervenir sa sensibilité, notamment lors d’un premier montage.Cette soumission au style du réalisateur peut parfois contraindre le monteur au 50 ) Voir entretien de la monteuse, annexe II.

51 ) Le cinéma et ses métiers, op. cit., notamment p. 168 : « on part d’un certain nombre de mètres de pellicule auxquels on

ne peut rien ajouter, pour en éliminer une partie, qui deviennent des chutes ». Jean-Louis Comolli fait une remarque analogue lorsqu’il dit que le montage est une « opération de réduction puis de fixation du résultat de la réduction », « Montage comme métamorphose », art. cit., p. 144.

52 ) Entretien de Bill Pankow par G. Oldham, First Cut, op. cit., p. 183. Pankow monte encore aujourd’hui les films de

De Palma, mais n’est devenu chef-monteur qu’à partir de 1986 avec Mafia Salad (Wise Guys, 1986).

simple rôle de coupeur et le forcer à ne pas imposer un style personnel aux images. C’est cette contrainte dont parle la monteuse Jacqueline Sadoul, qui préférait

« monter un mauvais film de ‘qualité’ française, plutôt que Lola Montes, si elle ne pouvait rien y apporter, ou plutôt que travailler avec René Clair ou Luis Buñuel qui avaient leur film dans la tête et ne laissaient pas beaucoup d’initiative à leurs techniciens54. »

Le point de vue de Sadoul n’est guère partagé aujourd’hui par ses collègues de profession et peut même être compris comme réducteur, mais il fait preuve de l’envie de création des monteurs, et cela depuis les débuts du cinéma.

Il se peut néanmoins que le monteur ne possède pas du tout de style particulier et cela peut parfois même être revendiqué par certains professionnels. L’absence de style du monteur peut être comprise de deux façons distinctes. D’abord, elle évoque le sens large de « style », et met en question même le style de montage du propre réalisateur. C’est le cas maintes fois exploité de la « transparence du montage », conception venant du cinéma classique et qui est contre un excès de visibilité de l’acte de collage. Ironiquement, ce montage trop « voyant » n’a rien à voir avec une réduction du travail du monteur. Au contraire, la multiplication du nombre de coupes et, par conséquent, de changements de points de vue est la règle courante au cinéma, même si elle brise la logique de l’œil et de l’esprit humain55.

Il ne s’agit pourtant pas ici de nier l’importance du montage dans des œuvres où ses effets ne sont pas aussi visibles que dans les films qui ancrent leur langage sur ce procédé, notamment chez les réalisateurs russes du début du siècle. En ce sens, J. Narboni témoigne que, dans un film comme Gertrud,

« apparemment bien loin des préoccupations du montage, on se rend compte que celui-ci y est fortement présent, mais en tant qu’effet de masque, de cache, et qu’il peut, dans un film, intervenir comme processus créatif aussi bien par son travail d’effacement que par ses marques56. »

Yann Dedet, monteur de Maurice Pialat et Jean-François Stévenin, qui œuvre pourtant dans un univers bien distinct du cinéma classique américain du montage « masqué », a pu affirmer aussi que,

« certaines personnes croient me faire plaisir en me disant que j’ai un style. Ils ont tort car je crois que c’est très mauvais. On dit toujours, avec Pialat, qu’au contraire le montage ne doit pas se voir57. »

54 ) Propos cités par D. Villain, Le montage au cinéma, op. cit., p. 68.

55 ) Cf. la justification de ce phénomène par R. Arnheim, Le Cinéma est un art, Paris, L’Arche, 1989, notamment p. 38 :

« tout comme on peut voir se succéder, sans en être dérangé, des photographies prises dans des lieux et à des moments différents, au cinéma une semblable succession ne nous paraît pas maladroite […] c’est l’irréalité incomplète de l’image cinématographique qui la rend possible. »

56 ) « Montage », Cahiers du Cinéma n° 210, mars 1969, p. 19.

57 ) « Regards croisés sur documentaire et fiction. Entretien avec Yann Dedet et Stan Neumann », par Valérie

Cette affirmation porte en soi un paradoxe : un montage qui « ne se voit pas », n’est-ce pas déjà un style de montage ? Reconnaître l’absence de style d’un monteur, qui équivaut à un « degré zéro de l’écriture » en littérature58, n’est-ce pas déjà lui attribuer une façon particulière de

monter ? Certes, le cinéma hollywoodien, qui a donné naissance à des films construits selon une grammaire classique de narration et de filmage mais néanmoins importants pour l’histoire du langage cinématographique, en est la preuve. Ce que Dedet cherche à évoquer, c’est justement cette similitude entre les façons de monter (monnaie courante dans le cinéma de studios américain) qui seraient basées sur des principes très proches empêchant l’individualisation ou la reconnaissance d’un monteur ou d’un réalisateur uniquement par l’analyse de l’assemblage des plans d’un film. Dans le même sens, Margareth Booth, l’une de plus grandes monteuses de l’ère hollywoodienne classique, pense qu’ « un film parfait doit donner l’illusion qu’il a été fait exactement dans la forme où on le voit sur l’écran et que l’intervention d’un personnage [sic] comme le monteur n’a jamais été nécessaire59. » Dans ce cas de figure, la profession de monteur

serait dispensable à la chaîne de création cinématographique. Ce n’est donc pas par hasard, si, comme le constate Tarkovski, dans la logique du cinéma industriel classique, les films paraissent tous avoir été montés par une même personne, une personne, selon lui, « effacée60 ».

Le deuxième aspect de l’absence de style du monteur est son caractère assumé de subordination au réalisateur qui ne cherche ni à imposer sa vision ni à rivaliser avec lui. Marguerite Renoir, pour qui la monteuse devient « cliente » du réalisateur61, prend acte de cette

liaison entre les deux métiers, même si, dans le modèle le plus répandu dans les relations de travail, le monteur est plutôt subordonné au producteur qu’au réalisateur62. Les monteurs se

verraient donc, par une espèce de règlement tacite, contraints à ne pas imprimer au film un style personnel et à se subordonner aux diktats du tout puissant réalisateur. Yann Dedet, lui encore, reconnaît cette soumission en expliquant que

« c[e n]’est pas possible de monter sans un réalisateur, il y a qu’un seul maître à bord, après Dieu, enfin, avant Dieu, qui est le metteur en scène. S’il n’est pas là, on peut faire des travaux d’approche mais c’est lui qui aurait eu l’idée de couper ici ou là63. »

58 ) Cf. les écrits de R. Barthes sur ce qu’il appelle le « degré zéro de l’écriture », Le degré zéro de l’écriture (1953), Paris,

Seuil, 1972.

59 ) La technique du film par 16 artistes et spécialistes de Hollywood, op. cit., p. 149.

60 ) « Dans les films hollywoodiens, ils ont tous l’air d’avoir été montés par le même individu, tant ils sont indistincts

du point de vue de leur montage », Le temps scellé, op. cit., p. 145.

61 ) Ces propos de la monteuse de Jean Renoir et de Jacques Becker sont cités par D. Villain, Le montage au cinéma, op. cit, p. 58.

62 ) Pour clarifier, disons que, dans le cadre du cinéma sur lequel nous travaillons – celui d’Oliveira mais aussi le

cinéma européen – ce qui lie producteur et monteur est uniquement des relations économiques et de travail. Pour ce qui est du travail symbolique, puisque le final cut appartient normalement au réalisateur, le monteur est subordonné à celui-ci plutôt qu’au producteur. Il fut un temps, néanmoins, à l’époque des grands studios américains, où le monteur était lié concrètement et symboliquement au producteur, car il lui revenait de décider de la forme finale d’un film.

Le point de vue de Dedet est partagé par la plupart des monteurs que nous avons pu écouter ou lire et semble une vérité déjà établie entre les professionnels du montage. Malgré sa sujétion consciente au metteur en scène, Dedet est l’un des monteurs pour qui l’on a osé un rapprochement entre les films qu’il a montés. Par rapport à sa collaboration avec Jean-François Stévenin, Philippe Le Guay écrit que « deux messieurs montent Double Messieurs : Yann Dedet (monteur) et Jean-François Stévenin (réalisateur) rivalisent d’audace et d’ingénuité pour glisser de la vie entre deux collures64. » Le mot « rivaliser » n’est pas employé par hasard puisque, même si le

monteur est toujours assujetti au réalisateur, la richesse de leur collaboration se trouve justement dans les moments de confrontation.

La collaboration avec Stévenin est également évoquée par Vincent Amiel lorsque le chercheur analyse le travail de Dedet dans À nos amours (Maurice Pialat, 1983, montage réalisé successivement par Dedet, Valérie Condroyer et Sophie Coussein) :

« on y reconnaît la patte d’Yann Dedet, qui a travaillé […] avec Jean-François Stévenin et dont les options s’inspirent souvent du montage ‘in the middle’, cher à Cassavetes, qui consiste à prendre ou à abandonner une scène (donc à couper) alors qu’elle est en train de se dérouler65. »

Les remarques de ce genre sont rares lorsqu’il s’agit de monteurs. Nous n’avons trouvé que très peu d’analyses visant à voir des coïncidences stylistiques dans les films montés par une même personne – c’est le cas de Dede Allen, la monteuse d’America America (Elia Kazan, 1964) et de

Bonnie et Clyde (Arthur Penn, 1967)66. Ces considérations sont en effet plus fréquentes dans les

autres relations qui font l’objet d’étude de ce travail : entre directeurs de la photographie et réalisateurs et entre acteurs et réalisateurs. Il existe même une démarche critique qui consiste à chercher des traits stylistiques et « auteuristes » chez les directeurs de la photographie (utilisation de la lumière, choix de cadrages) et chez les acteurs (les réflexions autour de l’acteur-auteur citées précédemment, cf. supra chapitre II). Dans le cas des monteurs, ceci devient exceptionnel, même si l’on peut reconnaître, bien évidemment, une instance sensible pouvant influencer l’arrangement de plans d’un film et l’élaboration de son rythme. Ainsi, le caractère singulier des relations monteur-réalisateur et la nature même de l’intervention de ce professionnel viennent définitivement renforcer la difficulté à évaluer l’apport stylistique individuel du collaborateur en question.

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