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LE MONTAGE LA MONTEUSE

2. Entre création et technique, un équilibre délicat dans la relation du monteur au réalisateur

2.2. Le monteur comme « co-auteur éventuel »

Si la dimension symbolique de la création du montage est hautement problématique, il en est de même de son statut juridique. Selon Claude Colombet, le monteur peut être qualifié de « co-auteur éventuel37 », dénomination dérivée du concept juridique de « co-auteurs présumés »

(article L. 113-7 du Code de la Propriété Intellectuelle). Dans un certain sens, la description de ce 34 ) A. Tarkovski, Le temps scellé, Paris, Cahiers du Cinéma, 2004, p. 143.

35 ) Voir annexe II.

36 ) Propos de la monteuse in Cinématographe n° 108 – Les monteurs, op. cit.,, p. 20.

37 ) C. Colombet, Propriété littéraire et artistique et droits voisins, Paris, Dalloz, 1994, p. 91. Selon le juriste, la liste qui

rassemble ces auteurs n’est pas limitative, d'où la possibilité d'élargir les classifications de co-auteurs à d'autres postes de la chaîne cinématographique.

qui qualifie un « co-auteur éventuel » débouche directement sur le statut symbolique du monteur, puisqu’il doit prouver

« qu’il [a] lui-même opéré des choix entre plusieurs séquences, donc [a] fait acte de création intellectuelle, et qu’il ne [s’est] pas borné, tel un technicien, à exécuter les ordres du réalisateur38. »

Autrement dit, il faut d’abord que le monteur s’impose auprès du réalisateur comme une instance pensante, et par là créatrice, pour ensuite être en mesure de demander à être qualifié comme « co-auteur éventuel ». L’opposition nette entre les termes « création intellectuelle » et « technicien » résume bien le dilemme réel du monteur, pris entre la possibilité d’exprimer son avis sur la matière filmique qu’il contrôle et la simple action de couper-coller. L’aspect technique du montage tend à s’accroître avec l’avènement du montage numérique, où des connaissances précises sont de plus en plus requises, ce qui peut reléguer le monteur à un rôle de simple manipulateur – bien que hautement qualifié – d’une machine qui remplace l’action de couper- coller. La nette séparation entre l’action technique de couper-coller et celle de créer par la coupe est explicitée dans la réflexion de Michel Chion :

« Pourquoi le monteur ne se borne pas à reproduire sur l’écran [le] découpage prévu ? Cela tient au fait que le cinéma est essentiellement un art du concret : une fois l’image fixée sur la pellicule, elle n’est pas seulement la traduction d’une idée ou d’un dessin, elle a son rythme, sa vie, ses propriétés39. »

Autrefois, dans l’industrie cinématographique américaine, il existait deux dénominations qui rendaient bien claires les différences entre « travail artistique » et « travail technique ». Editor, qui serait le « chef monteur » en français, s’occupait du travail créatif, aux côtés du réalisateur40 ;

alors que le cutteur, en français « coupeur », qui désignait plus précisément l’assistant-monteur, se bornait à obéir aux marques et aux consignes de coupe et de collage. Aujourd’hui, en France et aux États-Unis, on garde toujours la hiérarchie de ces métiers, auxquels s’ajoutent d’autres sous- qualifications. Cependant, l’apport créateur de chacun va dépendre, surtout dans la logique du cinéma européen, des rapports de confiance établis entre réalisateur et monteurs au fur et à mesure que leur collaboration se renouvelle.

Finalement, l’adjectif « éventuel » prend également, dans le cas du montage, une signification encore plus profonde qui renvoie directement à la question du temps. L’apport créatif du monteur peut effectivement se résumer à suggérer au réalisateur une coupe ou un changement de plan dont la matérialisation sera perceptible à l’image de façon très éphémère. Dans d’autres cas, le monteur a le temps de se consacrer entièrement à un premier montage du film, que le réalisateur viendra, plus tard, valider ou modifier par petites touches avant le montage 38 ) Id, p. 91. Il en va de même pour tous les autres collaborateurs espérant être qualifiés de « co-auteurs éventuels » :

les accessoiristes, les cameramen et le producteur.

39 ) M. Chion, Le cinéma et ses métiers, op. cit., p. 169.

40 ) Selon Michel Chion, l’adoption du mot editor est dû à une pression du syndicat de monteurs américains visant une

final. Dans le premier cas de figure, le monteur est difficilement reconnu comme instance créatrice symbolique et encore moins comme « co-auteur éventuel ». Dans le deuxième cas, qui ne se vérifie que lorsque le réalisateur établit des rapports de confiance avec le monteur, ce dernier a certainement une place symbolique reconnue, même si la reconnaissance juridique ne l’accompagne pas forcément.

La monteuse Dominique Bertou a interviewé un grand nombre de ses collègues pour rédiger une réflexion sur l’apport « auctoral » du monteur41. Elle arrive à la conclusion que les

monteurs envisagent rarement un partage de droits, puisqu’ « ils ne s’estiment pas auteurs dans la mesure où ils ne sont pas confrontés à la plage blanche, ils travaillent à partir d’un ‘donné’42. »

Cependant, si le réalisateur désigne son monteur comme co-auteur (chose rare mais possible), il suffit qu’un avenant au contrat soit fait pour qu’il touche des droits d’auteur qui peuvent varier entre 10 et 50%43. Même si la reconnaissance juridique des monteurs relève encore de

l’exception, Bertou reconnaît que « soulever la question d’une éventuelle reconnaissance de la qualité d’auteur pour les monteurs a permis de repréciser la nature de la collaboration entre le réalisateur et leurs partenaires de création44. »

Dans cette activité comprise comme un travail dans l’ombre, celle du montage, l’expérience cinématographique de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet reste unique. Partenaires de création et de vie pendant plus de 40 ans, ils ont signé tous les deux la réalisation de leurs films, même si, on le sait, il existait une division de tâches à l’intérieur de leur organisation de travail : Straub s’occupait, en règle générale, de diriger le tournage, alors que Huillet était maître du montage. Film-hommage unique pour des réalisateurs singuliers dans le paysage cinématographique, Où gît

votre sourire enfoui, de Pedro Costa, ose faire de l’action-montage du couple de cinéastes le centre

nerveux de son film. Ce processus d’assemblage de plans est également le terrain idéal pour observer les enjeux de l’acte de création cinématographique de Straub-Huillet, ainsi que leur intimité de couple. L’expérience des réalisateurs de Sicilia est la preuve que « mise en scène » et « montage » sont des notions qui se recoupent sans cesse, se complètent mutuellement et se heurtent parfois, pour le bien du film.

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