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LES ACTEURS L’ACTEUR

C. Le Jour du Désespoir : un condensé de la pensée oliveirienne sur l’acteur

5. Les manifestations de la figure d’autorité de Luis Miguel Cintra

5.2. La persona créatrice de Luis Miguel Cintra

5.2.2. Cintra chez Oliveira

Val Abraham : quand l’acteur dénonce la caméra

« Chez l’acteur de théâtre, il y a une notion d’incandescence alors qu’au cinéma, la force de sa présence bouleverse le cadre lui-même208. »

Charles Berling Même si la relation avec Monteiro a été fondatrice pour les rapports entre Cintra et le cinéma, c’est sa participation aux films de Manoel de Oliveira qui sera la matrice pour les rapports que le comédien entamera avec d’autres réalisateurs. Dans l’une des séquences finales de

Val Abraham, lorsque Carlos Paiva (Luis Miguel Cintra) et sa femme Ema (Leonor Silveira)

reçoivent leur ami Pedro Dossem (João Perry), un incident de tournage ayant Cintra comme centre nerveux transforme une séquence vouée à la banalité en un pur spasme de vie et de création. Lors d’une fatigante discussion politique sur la décadence des coutumes et traditions de la vieille Europe, Ema caresse sensuellement son chat, avec ses mains et même avec son visage. Carlos, de son côté, remarque l’attitude de la femme et entend nettement les ronronnements de la bête qui semble apprécier ces caresses – on l’aura compris qu’Ema dispense davantage d’attention à l’animal qu’à son propre mari. La tension et l’inquiétude montent dans le visage de Carlos qui, dans un accès de rage, attrape le chat des bras d’Ema et le jette au loin. « Ce chat est impertinent », braille-t-il. En le jetant vers la caméra, Cintra fait légèrement (mais perceptiblement) trembler l’image. On n’entend que le miaulement de la bête tombée, dans le hors-champ, au pied de la caméra. Des analyses de cette séquence ont eu pour but d’expliquer esthétiquement le basculement de l’image. Celle de Mathias Lavin met l’accent sur l’absence de la voix off comme élément qui mène à la perturbation de l’image, alors que celle de Frédéric Bonnaud voit dans le chat « un double érotique d’Ema qui vient se cogner au mur du quatrième côté209. »

Poétiquement, on pourrait la penser autrement. Selon les cahiers de script de Val Abraham, cette séquence n’a eu que trois prises, 2 coupées avant les 30 secondes et la troisième, que l’on voit dans le film, qui est jugé satisfaisante par Manoel de Oliveira. Dans un autre cinéma, celui de la transparence du récit, cette séquence demanderait une quatrième prise ou serait carrément raccourcie lors du montage puisqu’elle ébranle l’une des règles conventionnelles du cinéma : celle qui cherche à masquer la présence de la caméra. En gardant cette prise, Oliveira rend finalement son acteur responsable du résultat que l’on voit à l’écran. Le coup de rage de Carlos/Cintra déchire ainsi de façon inattendue et naturelle l’effet de transparence cinématographique tant rejeté par le cinéma d’Oliveira. À ce moment-là, l’acteur n’est pas seulement maître de son personnage, mais il a aussi sa part d’influence dans la forme finale de la séquence et surtout dans la façon dont les spectateurs percevront le film.

Val Abraham vient immédiatement après Le Jour du Désespoir, film d’inspiration non-

illusionniste qui met, comme nous l’avons vu, acteur et personnage côte à côte au sein du même récit. Val Abraham naît donc au milieu de cet engouement pour la distanciation, comme le

209 ) Cf. respectivement La parole et le lieu, op. cit., p. 70-71 et « L’anomalie Oliveira », J. Parsi (dir.), Manoel de Oliveira,

témoigne l’insistance de João Bénard da Costa à savoir si dans le prochain film du cinéaste apparaîtrait « la présence matérielle du cinéma210. » Même en se proposant de faire un film plus

narratif et sans les éléments immédiats d’une distanciation trop marquée, Oliveira n’efface pas totalement de son film ses parti pris concernant la cassure de la transparence de la représentation. Cintra joue, bien qu’involontairement, un rôle essentiel dans le renforcement de cette vision du cinéaste.

Il serait naïf, néanmoins, de croire que la rupture de l’illusion du cinéma présente dans cette séquence soit due uniquement à Cintra. N’importe quel acteur jouant ce personnage aurait pu avoir ce même accès de rage, ou un autre artifice d’interprétation quelconque, et renverser ainsi l’effet de transparence cinématographique en exécutant cette scène qui était, par ailleurs, écrite dans la version finale du scénario, avec la mention « Carlos jette le chat en direction de la caméra ». Ce qui rend l’action de Cintra légitimement et naturellement créatrice, même si complètement fortuite, c’est la complicité des visions du cinéma, du théâtre et de l’art partagées par ces deux créateurs. « Oliveira a une façon de voir le cinéma que je trouve fascinante, ce qui est directement lié à ma manière de comprendre le théâtre et les arts en général211», déclare

l’acteur à l’époque de la sortie du film. Cintra, créateur a priori uniquement dans le domaine théâtral, retrouve des échos à ses choix esthétiques dans la mise en scène d’Oliveira. C’est évidemment une complicité artistique – et avant tout humaine, selon les mots de Cintra – qui unit les deux hommes, une même et unique façon de voir le monde qui aurait dans le cinéma d’Oliveira et dans le théâtre de Cintra, des corrélations thématiques et stylistiques directes. Cintra résume ainsi sa position :

« Je n’ai pas un goût exceptionnel pour la naturalité au cinéma. Même au théâtre, j’aime bien rappeler au public qu’on est au théâtre. J’aime bien le cinéma qui n’oublie pas son cadre, qui ne laisse pas le spectateur plongé dans l’illusion. Le cinéma est quelque chose de très artificiel […] J’aime cette artificialité exposée que Manoel construit dans ses films212. »

Le goût pour l’artificialité et le fait de briser toute identification entre personnage et spectateur et entre personnage et acteur sont donc défendus de façon presque militante à la fois dans les œuvres cinématographiques d’Oliveira et dans le théâtre de Cintra. Le teatro da Cornucópia, dont Cintra est depuis 1973 le directeur et le socle idéologique, est le dernier bastion d’un théâtre centré sur la personne du comédien et la valeur du texte. Ainsi, dans le texte « Brecht pour nous » – le nom du théoricien de la distanciation n’allait pas tarder à apparaître –, l’acteur défend que

« le travail de l’acteur [soit] considéré comme un élément fondamental, [qu’il] ne soit pas une simple identification avec des personnages imaginaires, mais bien un

210 ) Cf. la discussion entre João Bénard da Costa e Oliveira dans Oliveira, l’architecte, Cinéastes de notre temps – Manoel de

Oliveira.

211 ) Entretien de Luis Miguel Cintra, Publico, 20 novembre 1992, p. 37.

travail qui produit un sens ; des spectacles ou les propres moyens de production théâtrale sont exposés à l’évidence et constamment joués, par l’interruption permanente de l’illusion théâtrale213. »

Dans un autre propos concernant la prédominance de l’acteur sur le personnage, qui existe aussi chez Oliveira, Cintra a pu déclarer que « la relation de l’acteur avec le personnage révèle davantage l’acteur […] la personnalité de l’acteur parvient à supplanter celle du personnage214. »

Si pour Oliveira l’acteur se place à côté du personnage, pour Cintra, il sera carrément au-dessus (« filmer les acteurs plutôt que les personnages », c’est ainsi qu’il voit le cinéma d’Oliveira). Tous deux croient néanmoins à une nette suprématie de la persona de l’acteur par rapport à une quelconque psychologie du personnage. La persona brechtienne de Cintra prend donc également le dessus lorsque l’acteur est en scène, que ce soit dans le théâtre ou sur un plateau de cinéma. Ainsi, dans tous ces propos, il est possible de remarquer combien la conception théâtrale de Cintra est proche de celle cinématographique de Manoel de Oliveira. Cette relation de proximité idéologique ne saurait donc pas passer inaperçue dans la relation de complicité professionnelle qui unit les deux hommes.

L’individualité de Cintra comme matrice formelle

Il existe d’autres séquences tournées par Oliveira dans lesquelles le corps de Cintra ou ses traits personnels servent d’axe d’appui à l’élaboration du plan. Ici, entrent en jeu non seulement des aspects de l’acteur de théâtre Cintra mais de Cintra en tant que personne. Dans un plan du

Jour du Désespoir, où le personnage Freitas Fortuna lit la lettre envoyée par son ami Camilo Castelo

Branco, Oliveira non seulement filme les mains de l’acteur en train de déplier et manipuler le papier, mais en fait un plan fixe d’une minute. Le réalisateur savait que l’acteur porte toujours un anneau symbolique offert par sa mère et qu’il le garde aussi souvent que les tournages le permettent. C’est justement cet anneau qui est en premier plan dans cette image (image 12). Même si c’est une pratique courante de filmer un personnage ouvrant une lettre en gros plan sur ses mains, ce plan acquiert un statut particulier car c’est la personne de Cintra avec ses objets personnels qui ressort davantage que son personnage, qui n’est d’ailleurs qu’un second rôle apparaissant seulement quelques minutes à l’écran. Ce plan montre donc avant tout, comme l’exemple de La Lettre, d’Un film parlé ou de Christophe Colomb, l’énigme, l’envie d’Oliveira de tourner avec Cintra et de prendre en considération ses apports personnels.

213 ) Texte constant du programme du spectacle Grand peur et misère du III Reich, en juillet 1974, mise en scène de Luis

Miguel Cintra.

214 ) M. A. V. Leitão, Repères pour une esthétique de la mise en scène au Portugal, Repères pour une esthétique de la mise en scène. Le

parcours de quatre metteurs en scène : João Mota, Luis Miguel Cintra, João Brites et Rogério Carvalho (1970-1995), Thèse de

Dans La Lettre, il existe un emploi analogue du corps de l’acteur. Lors du concert de Pedro Abrunhosa au centre Calouste Gulbenkian, le personnage de Cintra (Monsieur Da Silva) n’apparaît que comme une sorte de passeur – c’est lui qui présente Mme de Clèves au chanteur populaire. À ce moment, Oliveira crée une organisation plastique du plan assez inattendue et rare dans ces films. Trois plans principaux composent cette séquence (image 13) : celui où Cintra apparaît, à côté de Mme de Chartres (Françoise Fabian), la mère de l’héroïne, et d’une amie, et fait la liaison entre les deux autres ; celui de Pedro Abrunhosa, à côté d’une admiratrice ; et celui de Madame de Clèves (Mastroianni) et son mari (Antoine Chappey). Dans le plan avec Cintra, les personnages sont cadrés de biais, en légère diagonale et en profondeur de champ, alors que dans les deux autres, ils sont cadrés frontalement. Ce « plan-noyau » semble prendre le corps et le regard de Cintra comme axe central de rotation qui met en contact ces deux champs, qui se tenaient jusque-là à distance. Le montage fait en sorte qu’on revienne à chaque fois sur ce plan, qui sert de passage entre ceux des deux futurs amoureux. La spécificité de l’emploi du corps de Cintra vient du fait qu’il est placé à la lisière du cadre, légèrement flou, et qu’il regarde vers le champ de la caméra – pas exactement un regard caméra – avec le sourire sournois de quelqu’un qui se rend compte que cette présentation entraînera la perte de la jeune fille. Encore une fois, le personnage de Cintra, bien que second rôle, dépasse les limites de la diégèse et, en plus de générer l’organisation formelle d’un plan, incarne, dans ce bref moment, l’esprit ironique et tout- puissant du réalisateur.

L’influence de Cintra dans les films d’Oliveira peut se vérifier parfois malgré lui. L’acteur raconte qu’à l’époque du casting de La Divine Comédie, Oliveira a tenu à le mettre face à face avec Mário Viegas, avec qui Cintra était en froid215. La démarche du réalisateur n’aurait rien

d’extraordinaire si ce n’est que les débats entre le Prophète (Cintra) et le Philosophe (Viegas) tournent rapidement à la guerre idéologique, lutte entre vices et vertus, entre rationalité et foi, dans laquelle le réalisateur se place ouvertement du côté du Prophète. Oliveira se « venge » de l’esprit cynique du Philosophe lorsque celui-ci, dans un passage sans doute comique mais hautement symbolique, reçoit l’excrément d’une colombe en pleine figure pour avoir douté que l’animal était, selon les dires du Prophète, la manifestation du Saint Esprit.

Ces manifestations de la « persona privée » de Cintra rejoignent celles de sa « persona publique ». C’est leur mélange, ainsi que l’utilisation particulière de ses capacités de « porteur de vérités » à travers la voix qui seront au centre des choix d’autres réalisateurs lorsqu’ils font appel à l’acteur.

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