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Auteur et style : « tout peintre se peint »

LA POÏÉTIQUE LA COLLABORATION

2. La création collective

2.4. Être auteur au sein d’une collaboration

2.4.4. Auteur et style : « tout peintre se peint »

Toutes les questions que nous voulons traiter ici concernant l’auteur au cinéma s’appuient sur une notion courante lorsque l’on parle de création artistique : celle du style de l’artiste ou du créateur d’une œuvre d’art. Notion « multi-tentaculaire » qui imprègne tous les domaines scientifiques où la création artistique ou littéraire prend une place importante, la question du style qui nous intéresse est avant tout celle qui le lie à l’homme, en l’occurrence à l’artiste-créateur. Il est possible de ressentir ici l’influence de la fameuse tirade de Buffon, « le style est l’homme même143 ». Cette maxime de Buffon, extraite arbitrairement du discours de Buffon et dont elle est

devenue l’étendard sans pour autant en être le résumé, est considérée par quelques-uns comme une « vérité d’évidence144 ». Elle a néanmoins soulevé la polémique et a fait couler beaucoup

d’encre. En effet, nombreux sont ceux qui l’ont, à différents degrés, questionnée ou relativisée, comme Hegel, Marcel Proust, Le Cercle de Bakhtine et Gilles Deleuze145. Sans ignorer

complètement les dimensions sociale, historique, psychologique et matérielle que le concept de style présuppose et qui ont été traitées par ces penseurs, nous concentrons volontairement l’attention sur les relations entre style et sujet-créateur comme une manière de vérifier comment 143 ) Cf. Le Discours sur le style, discours d’entrée à l’Académie Française, prononcé par Georges Louis Leclerc, comte

de Buffon, le 25 août 1753.

144 ) M. Riffaterre, « L’inscription du sujet », Qu’est-ce que le style ?, Paris, PUF, p. 1994.

145 ) Cf. Hegel, Esthétique, Paris, Librairie générale française, 1997, p. 389 ; M. Proust, « La Méthode de Sainte- Beuve », Contre Sainte Beuve, Paris, Gallimard, 1971, p. 221-222 ; Les écrits du cercle de Bakhtine, notamment celui signé par V.N. Voloshinov/Bakhtine, « Le discours dans la vie et le discours en poésie » (1926), cité par T. Todorov,

Mikhail Bakhtine, le principe dialogique, Paris, Seuil, 1981, p. 98 ; G. Deleuze, Proust et les signes (1964), Quadrige/PUF,

différentes « manières de faire des mondes146 » peuvent à la fois cohabiter, se compléter ou

s’annuler au sein d’une même œuvre.

Jean Molino résume ainsi la stylistique moderne dans laquelle les relations entre individu et style sont évidentes : « le style correspond à une vision singulière, à la marque de l’individualité et de la singularité du sujet dans le discours147. » Le style acquiert même, pour Nelson Goodman, la

propriété d’être un lieu d’identification de la présence de l’artiste, un lieu de reconnaissance de son actuation en tant que créateur, ce qu’il appelle « fonction de signature individuelle ou collective », dont « les propriétés stylistiques servent à répondre les questions, qui ? quand ? où ?148 ».

La notion selon laquelle il est possible de reconnaître l’artiste à travers son œuvre, ou bien selon les dires de Robert Klein « la conscience de l’individualité artistique149 », ne date pas

d’aujourd’hui. Elle prend ses sources dans la conception antique de l’art où, selon Daniel Arasse, « l’auto-mimésis du peintre dans son œuvre répond à une conception aristotélicienne des processus de la création artistique150. » Arasse évoque également la maxime « Ogni dipintore dipinge

se », ou « tout peintre se peint », très à la mode dans la Florence du Quattrocento.

« Une œuvre d’art ressemble inévitablement à son auteur, on l’y reconnaît […] Cette formule recouvre un enjeu fondamental de la Renaissance : la reconnaissance de la personnalité artistique, facteur décisif dans la constitution, l’apparence et histoire des formes151. »

L’apparition du peintre à l’intérieur de son œuvre peut être indirecte, à travers la reconnaissance des marques stylistiques de l’auteur. Les arts visuels s’enrichissent aussi par la multiplication de moyens d’ « apparition » de l’artiste à l’intérieur de son œuvre. Merleau-Ponty écrit justement que « c’est en prêtant son corps au monde que le peintre change le monde en peinture152. » Cette apparition de l’artiste peut être, en premier lieu, concrète, à travers la

représentation physique du corps de l’auteur (Velázquez dans Les Ménines ; Jan van Eyck dans Les

époux Arnolfini ; Hitchcock et ses apparitions caméos ; tous les cas de réalisateurs-acteurs) ou

abstraite, notamment par sa voix (la voix off des réalisateurs lors notamment des génériques parlés de Guitry, Monteiro ou Welles ; de ce dernier, dans La Splendeur des Ambersons (1942) la voix off fonctionne vraiment comme une signature finale du film, comparable à celle des peintres).

146 ) En référence à l’ouvrage de Nelson Goodman, Manières de faire des mondes, Paris, Jacqueline Chambon, 1992. 147 ) J. Molino, « Pour une théorie sémiologique du style », Qu’est-ce que le style ?, op. cit., p. 233.

148 ) N. Goodman, Manières de faire des mondes, op. cit., p. 49.

149 ) R. Klein, « Giudizio et Gusto dans la théorie de l’art au Cinquecento », La forme et l’intelligible. Écrits sur la Renaissance et l’art moderne, Paris, Gallimard, 1970, p. 341. C’est à partir de ce concept d’individualité artistique, présent dans les

écrits de Klein et d’Arasse que nous développons la notion de personnalité créatrice, ou plus précisément de persona créatrice, notamment pour parler de l’acteur.

150 ) D. Arasse, Le sujet dans le tableau, Paris, Flammarion, 1997, p. 10. Arasse emprunte l’idée d’auto-mimésis

développée par Léonard à M. Kemp, « ‘Ogni dipintore dipinge se’ : a neoplatonic echo in Leonardo’s art theory ? », C.H Clough (dir.), The Italian Renaissance. Essays in honour of Paul Oskar Kristeller, New York, Alfred F. Zambelli, 1976.

151 ) Id, p. 9-13.

Selon Serge Daney, la dichotomie entre l’« apparaître » et le « disparaître » du réalisateur à l’intérieur de son œuvre est centrale pour l’élaboration même du concept d’auteur. « Qu’est-ce qu’un auteur de films ? […] Quelqu’un qui s’exclut – exprès – de ses images pour qu’on remarque bien son absence153. » Manoel de Oliveira s’exerce dans ces deux types de présence à l’intérieur de

ses films, soit en y apparaissant comme acteur à part entière (Christophe Colomb, l’énigme), comme figurant (Inquiétude) ou comme acteur essayant de se déguiser derrière un personnage (La Divine

Comédie) ; soit en « signant » ses films de sa voix en remplacement de la voix de l’auteur du texte

adapté (Amour de Perdition).

La possibilité de reconnaître un artiste dans son œuvre et de se servir de la notion de style pour répondre à la question de l’autorité sur une œuvre, ou sur un élément qui la compose, bute sur un problème qui concerne l’évolution de la pratique artistique. Le concept de style tel qu’on le connaît aujourd’hui a été modelé à une époque précise, toujours selon Molino, entre les XVIe et

XVIIIe siècles154. À ce moment, les œuvres d’art naissant de la collaboration de plusieurs

personnes n’existaient guère, à part dans les cas spécifiques des peintures ou sculptures commencées par un artiste et terminées par leurs disciples ou élèves. Le style servait alors à caractériser le résultat de l’action de celui qui modelait une surface sensible (peintre ou sculpteur), qui faisait passer le génie de son esprit à travers sa plume (écrivain) ou qui créait des rythmes dans le temps à l’aide des instruments (musicien). Ce terme était donc employé pour parler d’une seule sensibilité, il décrivait la manière et le résultat d’un faire artistique individuel.

Or, qu’en est-il de la notion de style lorsque deux sensibilités, ou plus, modèlent, agissent ou interviennent pour déterminer la forme finale d’une œuvre ? Tous les historiens et théoriciens du cinéma sont d’accord pour dire qu’une œuvre cinématographique, elle aussi, reflète la vision esthétique, morale, humaine et politique de son auteur. Alexandre Astruc écrit même que

« le cinéaste devra dire JE comme le romancier ou le poète et de signer de sa hantise les cathédrales oscillantes de sa pellicule, comme Van Gogh a su parler de lui-même avec une chaise sur un carrelage de cuisine155. »

Sauf que le cinéaste n’est pas seul devant son film comme le romancier devant sa page ou le peintre devant sa toile. C’est par ailleurs un leurre d’inclure le peintre dans le rang des « créateurs solitaires » car son travail et le résultat final de sa création sont directement influencés par la relation qu’il établit avec son modèle, tout comme le cinéaste et son acteur d’ailleurs. Le problème de la reconnaissance de la personnalité du créateur devient alors au cinéma une question plus épineuse car comment distinguer ce qui relève de la personnalité du réalisateur- auteur et ce qui relève de l’influence de son collaborateur ? Il s’agit alors de dégager la 153 ) S. Daney, « Jean-Luc aime Carmen », Libération, 11 janvier 1984, repris dans La maison cinéma et le monde 2. Les années Libé, Paris, P.O.L, 2002, p. 210.

154 ) J. Molino, « Pour une théorie sémiologique du style», art. cit., p. 233.

155 ) A. Astruc, « L’avenir du cinéma », repris dans Du stylo à la caméra … et de la caméra au stylo, Paris, l’Archipel, 1992,

matérialisation des rapports esthétiques, poétiques et humains entretenus par ces deux personnalités créatrices au sein de la chaîne de création cinématographique. Comme le réalisateur n’est pas seul à créer dans son film, qu’est-il possible de voir du collaborateur dans l’œuvre finie ? En dernière instance, il s’agit de se demander comment le style d’un cinéaste peut se définir dans la confrontation avec le style du collaborateur et, inversement, comment le style du collaborateur ou ses choix esthétiques se voient imprégnés de ceux du réalisateur avec qui il établit une collaboration stable.

Pour bien mener une enquête stylistique au cinéma, il faut espérer que tous les réalisateurs de cinéma aient un style facilement repérable, ce qui n’est évidemment pas le cas pour tous les cinéastes. Cela ne concerne pas, par exemple, le réalisateur qui travaille dans un mode de production où les singularités de style ou de mise en scène sont amoindries ou estompées au profit d’un langage codique standard, comme dans les films de genre hollywoodiens. À ce moment-là, on pourrait dire que des réalisateurs comme Howard Hawks, William Wyler ou Stanley Kubrick n’ont pas de style tout simplement parce qu’ils se sont essayés dans différents genres cinématographiques et styles de mise en scène; quant à leurs défenseurs, ils diront que leur génie est d’avoir justement su se libérer des contraintes d’une signature stylistique pour pouvoir ainsi toucher un plus grand nombre de thèmes et de sujets.

Mais la difficulté de reconnaitre le style d’un cinéaste peut apparaître aussi au cœur du cinéma d’auteur européen, mode de production qui valorise fortement les particularités stylistiques des cinéastes. C’est le cas d’Eric Rohmer ou bien de Rossellini, au sujet duquel Aumont écrit : « très peu de cinéastes auront autant varié leur mode de filmage, leur style – au point de sembler n’avoir aucun style – bref, leur attaque du réel156. » La reconnaissance du style de

Rossellini et de Rohmer ne s’opère peut-être pas immédiatement comme celle des réalisateurs cités auparavant et elle n’agit sûrement pas à la vue d’un seul plan. Cependant, ces cinéastes possèdent bien évidemment un style aisément reconnaissable si on les soumet à une analyse formellement et thématiquement globale.

La notion de style appliquée à l’œuvre de Manoel de Oliveira mérite certainement d’être réévaluée. D’un côté, il est difficile de parler d’un style oliveirien, tant ses films contredisent parfois des partis pris de mises en scène antérieures (cf. infra la discussion sur le montage, chapitre III, p. 178). De l’autre, Oliveira transforme, au plus haut degré, en marque de son style certains plans – les plans de défilement de paysage, les plans de détail – auxquels il revient souvent au fil dans sa filmographie. Ici, il importera non seulement d’étudier les variations du montage et ces plans qui portent la signature oliveirienne, un travail purement esthétique, mais 156 ) J. Aumont, Les théories des cinéastes, op. cit., p. 147. À propos d’Eric Rohmer, Joël Magny se demande : « un plan de

Rohmer est-il aussi immédiatement reconnaissable et identifiable qu’un plan de Welles, Murnau, Eisenstein, Hitchcock ou Ozu ? Certes pas, à l’instar du cinéma de Hawks ou Rossellini, la mise en scène de Rohmer travaille à partir d’une saisie immédiate et sans afféterie du réel, loin de toute volonté de style », Eric Rohmer, Paris, Rivage, 1995, p. 19.

aussi de se demander comment le rapport avec le collaborateur peut être déterminant dans l’apparition de ces moments de perversion et de perpétuation du style du cinéaste.

La notion de style, appliquée directement à la création collective au cinéma, va devoir être également exploitée lorsque se met en place une confrontation entre le style d’un réalisateur, de sa manière de voir le cinéma, et celui de son collaborateur. Cette confrontation va être plus ou moins frontale s’il s’agit de collaborateurs qui influent directement et explicitement dans la forme filmique (l’acteur, le monteur, le directeur de la photographie) ou d’un collaborateur dont l’influence n’est que souterraine et inavouée (l’auteur du texte adapté). Analyser le choc des styles ou leur conformation mutuelle est d’autant plus prolifique lorsqu’il s’agit de créateurs agissant sur la même matière sensible que le réalisateur, l’acteur (les deux modelant une surface à la fois palpable – le corps – et abstraite – la voix) ; le monteur (les deux ayant la possibilité de jouer avec le rythme du film) ; le directeur de la photographie (lorsque les conditions techniques exigent une grande présence du collaborateur). D’un autre côté, la confrontation, et par conséquent la discussion, seront amoindries lorsque les matières sensibles sont distinctes ou que les modes et les moments de création sont fort indépendants l’un de l’autre, comme dans le cas du texte littéraire pour la romancière et du scénario et des dialogues pour le réalisateur. Ici, les discussions suivent l’orientation de Gilles Deleuze lorsqu’il écrit que l’essence d’une œuvre, son style, s’incarne dans les matières157, qu’elles soient matières visibles (corps, lumière, cadre) ou abstraites

(le temps, le rythme). Grâce à cette répartition, il est possible de se rendre compte de la singularité de la collaboration entre Oliveira et Agustina Bessa-Luis. Elle va donc mériter une méthodologie et une analyse tout à fait particulières.

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