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LES ACTEURS L’ACTEUR

C. Le Jour du Désespoir : un condensé de la pensée oliveirienne sur l’acteur

3. Jouer sans jouer : imposer des contraintes pour ne pas interpréter

3.2. Les contraintes codiques

« Le cinéma, s’il veut être du cinéma, devrait absolument abolir toute expression théâtrale y compris les expressions des acteurs […] à partir du moment où l’acteur se met à faire l’acteur comme il le fait au théâtre, c'est-à-dire, de vouloir s’exprimer par des gestes – faux d’ailleurs, comme toujours – vous ne pouvez plus rien faire de votre image142 »

Robert Bresson L’assertion de Bresson touche à un point central de notre étude : celle qui prévoit qu’en éliminant l’obligation de communiquer par le jeu classique de l’acteur, il est possible pour le

139 ) B. Brecht, Théâtre épique, Théâtre dialectique, Paris, L’Arche, 1999. p. 103.

140 ) L’aspect somnambulesque des acteurs de Francisca a été soulevé par João Bénard da Costa, Os filmes da minha vida,

Assirio e Alvim, Lisboa, 1990, p. 67.

141 ) « Inquiétude. Variations sur l’immortalité », Positif n° 451, septembre 98, p. 9.

142 ) Entretien avec Robert Bresson, « Une mise en scène n’est pas un art », Cahiers du Cinéma n° 543, février 2000, p.4.

réalisateur de disposer plus facilement de son image, c'est-à-dire de jouer avec ses codes de mise en scène et par conséquent de créer des effets sur la performance de l’acteur. Chez Oliveira, ce précepte de liberté vis-à-vis des codes classiques de la narration cinématographique prend une telle ampleur qu’il mérite d’être envisagé en soi et non comme un simple corollaire du jeu d’acteur. Si l’acteur n’exprime rien, le réalisateur peut plus facilement lui faire exprimer ce qu’il souhaite par sa mise en scène. Par conséquent, puisque le réalisateur est plus libre d’imprimer des marques personnelles dans sa mise en scène, ceci va forcément influencer le jeu de son acteur. Bref, il s’agit d’une relation à double sens : le jeu de l’acteur, étant limité, donne une plus grande liberté à la mise en scène, et la mise en scène, plus libre, conditionne non seulement le jeu du comédien, mais détermine aussi le casting et la propre image du comédien. Ainsi, Renato Berta a pu déclarer que :

« Le travail d’Oliveira est de coincer les comédiens qui, du coup, trouvent d’autres moyens, d’autres ressources. Le film fini, les comédiens sont surpris par ce conflit entre le naturel et le non-naturel. On dépasse le côté fausse liberté ou ce naturalisme qui consiste à courir après les gens143. »

Effectivement, un acteur, s’il veut rentrer dans le monde d’Oliveira, doit être conscient des inflexions que sa mise en scène et sa conception du montage infligent à son jeu et à son image – Cintra en est le meilleur exemple, comme nous le verrons. Le rapport d’Oliveira à l’acteur relève d’un paradoxe, puisqu’il valorise à l’extrême l’individualité de chacun de ses interprètes, mais en même temps, il leur donne une leçon d’humilité et de soumission au langage et aux codes cinématographiques en refusant de filmer avant tout leurs visages en tant que lieu de l’expression de l’acteur par excellence. D’abord, en ne filmant que des fragments de leur corps lorsqu’ils parlent ou agissent (les doigts de Diogo Dória dans Francisca, les pieds de Piccoli et d’Antoine Chappey dans Je rentre à la maison, le bas du corps de Leonor Silveira dans Party, les pieds de John Malkovich et Catherine Deneuve dans la toute fin du Couvent – image 10144). Ensuite, en les

plaçant dans un noir complet ou partiel lorsqu’ils disent leur texte (Amour de Perdition, Francisca, Le

Principe de l’Incertitude, Le Cinquième Empire, Belle Toujours) ou trop loin de la caméra pour apercevoir

leurs expressions (Amour de Perdition, Francisca). Oliveira établit ainsi un rapport de distance ou de blocage entre le spectateur et les paroles des personnages notamment dans les discussions derrière les vitres de Je rentre à la maison ou le plan large de la rencontre entre Séverine et Husson dans Belle Toujours. Finalement, en plaçant l’acteur en concurrence avec les objets du décor, soit dans les plans de détail, soit dans une mise en espace où leur corps est soumis à un objet de scène – dans la séquence du dîner de Party, Oliveira avait expressément recommandé à son chef-

143 ) R. Berta, « Propos », Manoel de Oliveira, J. Parsi (dir.), op. cit., p. 192.

144 ) Encore une fois, concernant les corps des acteurs, le cinéma d’Oliveira se rapproche de celui des Straub. C.

Tesson écrit ainsi que « paradoxalement, chez les Straub, si la bouche est un organe sollicité (le siège de la parole), il n’est pas représenté comme l’axe central du corps. Par contre, l’autre extrémité, celle où les corps se terminent (les pieds, les orteils) est celle qui définit entièrement la relation du corps au monde, son appartenance », « Les pieds sur terre », art. cit., p. 54.

opérateur de faire le point sur les statues et sur le gros poisson empaillé placés sur la table, ce qui laissent les acteurs légèrement flous145, image 9). Oliveira se rallie ainsi à cette tendance, « peut-

être marginale, mais à coup sûr significative », selon Jacques Aumont, qui traite le visage « comme un objet […] dénué de sens, dénué de valeur […] interdit à la contemplation146. »

Le montage peut également conditionner le jeu de l’acteur. Valérie Loiseleux, monteuse attitrée d’Oliveira, se souvient de la façon dont le réalisateur prenait soin d’éviter de choisir, au moment du montage, les prises où l’on voyait « des mimiques ou des expressions du visage trop marquées147 » chez les acteurs – ce fut le cas notamment de Maria de Medeiros dans La Divine Comédie. Au-delà du choix des prises, constatation banale de la façon dont le montage détermine le jeu de l’acteur, c’est le refus de l’utilisation classique du montage qui entraîne également une variation importante de l’utilisation de l’acteur. Le côté rigide des acteurs dans Benilde, Amour de

Perdition et Francisca est donc indissociable des plans très longs et frontaux qui composent ces

œuvres. De la même façon, dans Francisca encore, mais également dans Benilde et Je rentre à la

maison, le choix de cadrer l’acteur qui écoute, plutôt que celui qui parle, entraîne un renversement

de la fausse naturalité du champ-contrechamp, qui visait justement à pouvoir suivre de près une conversation, même si cela brisait toutes les lois de l’espace et du temps. Ce « retour aux sources » tant évoqué par Oliveira (qui est une limitation des « effets de montage » comme nous l’approfondirons dans la partie concernée), renverse aussi la manière de jouer de l’acteur, qui voit sa simple réaction à un texte entendu en hors-champ transformé en élément essentiel d’une séquence. L’acteur est donc contraint de ne jamais cesser de jouer et de maintenir sa posture, même lorsque ce n’est pas lui qui dit un texte. En outre, il est parfois obligé de répondre par des réactions corporelles à un texte qu’il n’entend pas forcément au moment du tournage – l’une des astuces de base du montage est de rajouter un texte pré ou post-enregistré à une image.

D’un autre côté, les libertés de la mise en scène quant à l’éclairage des corps des acteurs atteint son sommet dans les films les plus récents, avec la mise en place progressive de décors de moins en moins éclairés, depuis Amour de Perdition jusqu’au dialogue en contre-jour total de Belle

Toujours, en passant par Francisca, Le Jour du Désespoir, Le Couvent, Parole et Utopie, Le Principe de L’Incertitude et Le Cinquième Empire.

Pour les comédiens ayant plus l’expérience de l’univers oliveirien, notamment les Portugais, la mise en scène d’Oliveira est l’occasion de jouer dans un registre qu’ils connaissent bien et où, malgré la rigidité des consignes sur l’interprétation, l’acteur est libre d’apporter sa touche personnelle au personnage. Dans le cas des vedettes internationales enrôlées par le réalisateur, la dimension qui oblige l’acteur à apporter son « moi » dans le film ne paraît pas non plus une entrave. Au contraire, cette condition devient justement la raison d’être du récit, comme lors de la

145 ) Voir propos de Renato Berta, annexe II. 146 ) J. Aumont, Du visage au cinéma, op. cit., p. 150. 147 ) Entretien de Valérie Loiseleux. Voir annexe II.

participation de Catherine Deneuve et John Malkovich qui jouent avec leur propre image dans Le

Couvent ou Un film parlé. Le cas de Michel Piccoli et Marcello Mastroianni est plus particulier étant

donné que ces acteurs jouent des personnages faisant explicitement référence au réalisateur, dans un jeu où « l’acteur et le réalisateur semblent solidaires sans être confondus et sans que celui-là serve de porte-parole ou de simple substitut à celui-ci148. » Mastroianni endosse même le nom, le

métier, l’allure et la biographie d’Oliveira dans Voyage au début du monde, mais le réalisateur est lui aussi présent, même discrètement, à l’image, ce qui empêche tout risque d’amalgame complet.

La mise en scène d’Oliveira contraint certains acteurs, notamment les peu expérimentés, à une espèce de « moulage », lorsqu’elle « façonne un comédien à son image, un être foncièrement paradoxal […] possesseur d’un véritable don d’impropriété149. » Même s’ils ne sont qu’une

minorité, Leonor Silveira, Ricardo Trêpa, Leonor Baldaque, Julia Buisel et Duarte de Almeida sont des acteurs créés « dans » et « par » la filmographie d’Oliveira. Il s’agit là d’une exception puisque ce sont les relations personnelles qui déterminent le choix de ces acteurs et non pas la reconnaissance de leurs compétences d’interprètes. Par exemple, Trêpa et Baldaque sont, respectivement, le petit-fils d’Oliveira et la petite-fille d’Agustina Bessa-Luis ; Julia Buisel est la scripte attitrée d’Oliveira ; et Duarte de Almeida, aka João Bénard da Costa, critique, théoricien et ancien président de la Cinémathèque Portugaise. On peut également noter que sa muse inspiratrice, Leonor Silveira, est ensuite devenue fonctionnaire de l’ICA (Instituto de Cinema e

Audiovisual), l’équivalent portugais du CNC. Ces figures semblent, néanmoins, être complètement

à l’aise dans cette mise en scène qui, à la fois, leur donne vie et se sert d’eux pour exister. Ce poids du cinéma d’Oliveira sur les esprits les plus néophytes est par exemple ce qui a fait dire à Chiara Mastroianni qu’elle a eu l’impression de « ne jamais avoir joué dans le cinéma » jusqu’à sa rencontre avec le réalisateur et, pendant le tournage de La Lettre, d’éprouver le sentiment d’être sa marionnette150. Le meilleur exemple de l’action du réalisateur sur le jeu d’un acteur peu

expérimenté nous est donné par Leonor Silveira :

« il faut d’emblée comprendre que c’est un univers qui ne ressemble à aucun autre. Et en tant que jeune actrice, j’ai justement une personnalité assez vierge pour être modelée par cet univers. Mais pour quelqu’un qui a tourné avec des réalisateurs différents, c’est parfois ingrat […] puisque ce qu’il demande sur un plateau n’est pas explicable151. »

Leonor Silveira décrivait ainsi ce mélange entre la liberté créatrice qui peut être expérimentée par quelques-uns des comédiens d’Oliveira (ceux avec qui il noue des rapports de

148 ) M. Lavin, « À l’épreuve de l’étranger, Oliveira en français », Sigila n° 21, Entrelacs-Entrelaços, printemps-été 2008,

p. 99.

149 ) M. Lavin, La parole et le lieu, op. cit., p. 151. La notion de « don d’impropriété « est empruntée par Lavin à P.

Lacoue-Labarthe, L’imitation des modernes, op. cit, p. 27.

150 ) Entretien à M. Ciment et N. Herpe, « On ne saura pas ce qui dit la lettre », Positif n° 463, septembre 1999, p. 25- 29. Pendant la promotion du même film à Cannes, Chiara Mastroianni avait déjà précisé que « les indications de jeu qu’il [Oliveira] donne sont uniquement d’ordre physique et gestuel, et d’une précision fascinante », « Inquiétude - entretien avec Chiara Mastroianni », Cahiers du Cinéma, n° 535, mai 1999. p. 73.

confiance ou symbiose, selon Silveira152) et la rigidité des instructions de jeu et de placement des

acteurs qui feront l’objet des prochaines analyses.

3.3. Le paradoxe du jeu oliveirien : comment l’acteur peut créer au milieu de

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