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LE MONTAGE LA MONTEUSE

4. Les plans de détail

4.2. Le détail : signification et signature

« Le bon Dieu niche dans les détails108. »

Aby Warburg Tout comme pour d’autres aspects des œuvres réalisées par Manoel de Oliveira (le cadrage, le choix de textes et des sujets adaptés), la conception du montage et, plus précisément celle des plans de détails, pourrait être objet d’une interprétation morale ou religieuse. L’assertion d’Aby Warburg sur les détails et leur relation avec Dieu rejoint ainsi celle d’Henri Agel, penseur ouvertement catholique pour qui

« les moyens du cinéma, dont cadrage, diversité de plans, mise en valeur d’un détail, confère aux êtres et aux objets des valeurs morales […] portées au plus haut niveau de signification109. »

Sans vouloir trancher la question, les conceptions du détail de Warburg et d’Agel ainsi que celle de Daniel Arasse rattachent directement le détail à la signification. Puisqu’il est partie intégrante de l’image, le détail possède aussi les qualificatifs de celle-ci, y compris celui de signifier, d’être un signe110. Ceci montre bien que le détail, accessoire à première vue, devient en

fait central dans la conception de l’image.

106 ) Cf. le propos de Renato Berta qui avoue qu’il allongeait souvent le temps de ces plans lors du tournage pour que

le réalisateur ait de la marge lors du montage. Voir annexe II.

107 ) V. Amiel, Esthétique du montage, op. cit., p. 46.

108 ) Propos repris dans plusieurs ouvrages notamment celui de E.H Gombrich, Aby Warburg, an intellectual biography,

Londres, The Warburg Institute, 1970, p. 13.

109 ) H. Agel, Le cinéma a-t-il une âme ?, Paris, Editions du Cerf, 1952, p. 6.

110 ) Cf. R. Costa de Beauregard, « Le détail au cinéma et le paradoxe de la référence impossible », Le cinéma en détails, op. cit., p. 25-26.

Même si la signification du détail n’est pas immédiatement déchiffrable, il est possible, à travers une analyse esthétique, historique et sémiologique de sa représentation, de connaître ses propriétés informatives et descriptives. Selon Gilles Menegaldo,

« à partir du moment où le détail est signalé par l’énonciateur filmique, il induit une surcharge et une bifurcation du sens, nécessite un décodage et souvent, en ce qui concerne le spectateur de cinéma, une relecture qui suppose la mise en relation de ce ‘détail’ qui n’en est plus un, avec d’autres détails du même ensemble ou d’ensembles plus vastes111. »

C’est ce que Daniel Arasse analyse comme « les modalités singulières selon lesquelles le contenu ou l’intention de l’œuvre peuvent être voilés en même temps que dévoilés dans ce ‘détail révélateur’112. » Arasse va chercher chez l’un des fondateurs de la pensée sur l’art, Leon Battista

Alberti et son ouvrage classique De Pictura (1435), la preuve des propriétés significatives du détail, d’une œuvre picturale en l’occurrence, pour vite se rendre à l’évidence que, bien que choisis par le peintre, ces détails deviennent « porteurs de valeurs intellectuelles et culturelles113. » Le cinéma,

par sa capacité d’agrandissement propre, se distingue de tous les autres moyens de représentation lorsqu’il s’agit de révéler un détail du monde représenté. Les plans de détail au cinéma sont donc le lieu idéal de la matérialisation des fonctions narratives et symboliques problématisées par Daniel Arasse.

Mais la plus grande valeur révélatrice du détail est celle qui suppose qu’il donne à voir des éléments subjectifs de l’auteur/artiste. Autrement dit, à partir du moment où le détail est le lieu privilégié de l’investissement de la sensibilité de l’artiste, il est capable d’apporter des informations sur son créateur et d’entraîner la reconnaissance de sa touche personnelle. Cette dimension du détail, Arasse l’évoque en faisant appel à la différenciation faite dans la langue italienne entre

particolare et dettaglio, le premier étant la définition de base (« une petite partie d’une figure, d’un

objet ou d’un ensemble ») alors que le second incarne « le résultat ou la trace de l’action de celui qui fait le détail114 ».

Le détail-dettaglio devient alors un élément analogue à la signature du peintre, un lieu d’identification et de reconnaissance d’un style particulier115. En défendant le détail comme lieu

propice à la reconnaissance des marques personnelles d’un artiste, Daniel Arasse analyse comment les pans de tissu placés au premier plan des peintures de Titien, à partir de 1512 (Le

Baptême du Christ), portent la marque du peintre dans le tableau ou encore comment le détail du

nombril légèrement déplacé de Saint Sébastien (Antonello de Messine, vers 1476) devient « lieu de

111 ) G. Menegaldo, « La mise en scène du détail dans La féline, de Jacques Tourneur et The Shining, de Stanley

Kubrick », Le cinéma en détails, op. cit., p. 162.

112 ) D. Arasse, Le détail, op. cit., p. 10. 113 ) Id, p. 155.

114 ) Ibid, p. 11.

115 ) Cf. les commentaires d’Arasse sur les « signatures particulières » ou « signatures dévotes », ibid, p. 312-322, qui

étaient à la fois une manière de signer son œuvre pour l’artiste et un détail de cette même œuvre puisque faisant partie du même espace que les figures représentées.

fort investissement personnel : il affirme dans le tableau la présence du peintre, son désir de peintre dans la peinture même116. »

Chez Oliveira, la dimension du détail lié à la signature de l’auteur est légèrement déplacée puisque ce n’est pas forcément « ce que le détail figure » qui devient la marque du réalisateur mais le fait que le détail « figure quelque chose » et qu’il le fasse toujours sous une certaine forme. Que ce soit le plan d’un banal bibelot de décoration ou celui d’une reproduction de la sculpture Psyché

ranimée par le baiser de l’Amour (Antonio Canova, 1793, dans Val Abraham), la reconnaissance de la

signature de l’auteur à travers les plans de détail ne se situe pas dans les propriétés artistiques ou symboliques de l’objet représenté. Elle se trouve plutôt dans la façon dont ces plans sont montrés : par leur systématisme (les statuettes dans Inquiétude, la coque du bateau dans Un film

parlé, la roue dans Le jour du désespoir, la statue du moine crucifié dans Le Couvent) ; par leur durée

spécifique qui défie toute « économie fictionnelle de type industriel117 » (jusqu'à presque une

minute pour le plan du cigare fumant de Camilo Castelo Branco dans Le Jour du désespoir ou plus de deux minutes pour celui des pieds de Michel Piccoli dans Je rentre à la maison) ; ou par l’investissement d’enjeux esthétiques et thématiques d’une œuvre (Inquiétude).

Le plan de détail chez Oliveira est ainsi bel et bien un lieu de reconnaissance du style oliveirien, une espèce de « signature stylistique », qu’il figure un élément humain ou un simple objet de décoration. En outre, dans les derniers films du réalisateur, ces plans sont placés au tout début du film (la statue du jardin de la maison dans Miroir Magique) ou à la toute fin (le bibelot posé sur la table dans le dernier plan de Belle Toujours – image 15). Ils remplacent alors la signature de la main du réalisateur sous la forme de dédicace dans une image du début (NON ou la vaine

gloire de commander, La Divine Comédie – image 15), ou au moment de l’œuvre achevée, pratique

commune chez les peintres.

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