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Cintra : « corps conducteur » des vérités oliveiriennes

LES ACTEURS L’ACTEUR

C. Le Jour du Désespoir : un condensé de la pensée oliveirienne sur l’acteur

5. Les manifestations de la figure d’autorité de Luis Miguel Cintra

5.1.1. Cintra : « corps conducteur » des vérités oliveiriennes

Cintra a un côté Glória de Matos et un côté Leonor Silveira, il possède « l’école » et « la spontanéité187. »

Manoel de Oliveira Le rapport au texte, compris comme un instrument de base qu’il faut à la fois respecter et retravailler par la voix du comédien, ainsi que la façon de comprendre le travail de l’acteur sont deux dimensions qui unissent le travail de Manoel de Oliveira et celui du metteur en scène de théâtre Luis Miguel Cintra. La charte de conduite du Teatro da Cornucópia, dont Cintra est le

185 ) A. de Baecque, J. Parsi, Conversations avec Manoel de Oliveira, op. cit., p. 107.

186 ) Concernant le rôle de Carlos, Cintra a pu déclarer : « Carlos est un raté, pour moi c’est plus difficile de jouer un

personnage comme ça, je suis plutôt à l’aise en jouant des personnages forts, comme ceux qui je joue chez Oliveira. C’est cependant un défi rigolo et complètement différent qu’il me fait. D’ailleurs, je sens qu’il me provoque d’une manière différente à chaque film », interview de Luis Miguel Cintra, Publico, 20 novembre 1992.

187 ) Propos du réalisateur dans l’entretien filmé constant de l’ouvrage Ao correr do tempo. Duas décadas com Manoel de

directeur, prévoit que la compagnie fait « un théâtre qui part du texte, de la construction et destruction du texte, une relation de passion avec la parole188. » Cette importance de la parole est

l’élément légitimateur du travail créateur de Cintra à l’intérieur de la filmographie oliveirienne, et renvoie directement à la première facette de l’emploi de Cintra comme « figure d’autorité » dans les films d’Oliveira : la puissance du discours énoncé par la voix de l’acteur, ce qui devient déterminant pour l’attribution de ses rôles. « Il reconnaît dans ma voix et dans ma présence une capacité à rendre vraisemblable ou sérieux le discours que j’interprète189 », estime Cintra, à propos

de cette récurrence des rôles portés par la voix. Ceci représente une responsabilité encore plus grande pour l’acteur puisque, comme nous l’avons vu, Oliveira a plutôt l’habitude de bannir les gestes et les mouvements exagérés des acteurs, ce qui augmente la charge de la voix comme instrument principal du jeu d’acteur et élément déclencheur des actions et du récit.

Luis Miguel Cintra incarne donc pour Oliveira une première manifestation du concept de « l’acteur comme corps conducteur », utilisation complémentaire du concept inventé par Alain Bergala190. Le corps et la voix de Cintra, plus que tout autre interprète, vont être mis à disposition

de la transmission d’un texte, à la bonne entente et à la pleine compréhension de celui-ci. L’emploi de l’acteur dans la filmographie d’Oliveira répond au besoin de la manifestation du concept de « sous-texte » défendu par Stanislavski. La façon dont Cintra dit les mots imaginés par Oliveira (ou retravaillés par lui, dans le cas des adaptations) va le démarquer de tous les autres acteurs oliveiriens et lui donner une place centrale dans la filmographie du réalisateur. Les personnages incarnés par Cintra portent, ainsi, d’une certaine manière, le secret du titre et/ou de l’essence de quelques œuvres – secrets plus ou moins énigmatiques qui seront dévoilés, soutenus ou expliqués systématiquement par sa voix. Cintra devient alors le « pôle émanateur de paroles » (et d’images) par excellence, en même temps qu’il est aussi récepteur des paroles (et des actions) des autres. C’est cela la manifestation de la « voix créatrice » de l’acteur.

Dans Mon Cas, c’est Luis Miguel Cintra, dans le rôle d’un Inconnu – personnage beckettien sans nom et sans profil défini – qui vient sur le devant de la scène pour raconter « son » cas, ce qui déclenche chez les autres personnages une nécessité de parler à leur tour de « leurs » cas. C’est Cintra, dans le rôle de l’Aveugle, qui possède la petite boîte magique (La Cassette), l’objet des désirs de tous les autres personnages et l’élément qui donne le ton du film : récit sur les

188 ) L.M Cintra, « A Cornucópia, um projeto », Vértice II série n° 48, maio-junho de 1992. p. 98. On remarquera que d’autres points de la charte de conduite du travail théâtral de la Cornucópia sont proches de la démarche d’Oliveira, à savoir : « un théâtre qui ne se substitue pas à la vie ou qui ne se confonde pas avec elle […] qui montre ses coulisses ; un théâtre qui assume son artificialité ; un théâtre qui refuse la simple décoration, le superflu, qui fuit les maniérismes. »

189 )Voir annexe II.

190 ) Bergala développe le concept de « corps conducteur » à partir de son étude sur Jean-Luc Godard (Godard au

travail, op. cit.,). Cf. également « L’acteur comme corps conducteur », conférence présentée à la journée d’études

actorales Ontologie de l’acteur cinématographique, organisée par le GRAC (Groupe de recherche sur l’acteur de cinéma), à l’INHA, Paris, le 7 février 2009. La notion de « corps conducteur », en opposition à celle de « corps combustible », se réfère surtout aux acteurs du cinéma moderne, acteurs qui ne se limitent pas aux contraintes d’une interprétation pseudo-naturaliste et à la construction traditionnelle d’un personnage.

convoitises humaines.

C’est aussi Cintra qui, comme l’ami et confident de Camilo Castelo Branco, Freitas Fortuna, devient le destinataire des derniers vœux de l’écrivain d’être enterré dans la tombe de la famille de Freitas, pierre tombale qui apparaît justement dans le dernier plan du film. Le Jour du

Désespoir présente aussi une utilisation volontairement ambiguë de la voix de Cintra, ce qui en

augmente la puissance énonciatrice. Lors de la lecture d’une lettre de Camilo à son ami sur la pension que l’écrivain devrait recevoir du gouvernement à cause de son fils handicapé, Cintra, en tant que le récepteur de la lettre, s’adonne à une lecture en voix off du texte intégral de la missive. Ceci entraîne une confusion étant donné que Cintra n’apparaîtra en tant que personnage de l’ami de l’écrivain que plus tard, alors que sa voix aura déjà été entendue à l’écran. La voix de Cintra dépasse ainsi « l’emballage physique » de son personnage (Freitas Fortuna) puisqu’elle remplace, pour un bref moment, la voix off de Camilo, jusque-là prise en charge par Mário Barroso, interprète de l’écrivain.

Le même principe d’utilisation multiple de la voix de Cintra se vérifie dans Le Cinquième

Empire. L’apparition du personnage de Simão, le cordonnier béat, est précédée par sa voix off

lorsque le roi D. Sebastião adresse ses vœux à Dieu devant une tapisserie représentant un homme agenouillé, regard tourné vers les cieux et mains jointes en signe de prière. Il s’agit en réalité d’une peinture représentant le roi portugais Afonso Henriques, premier roi du Portugal, en train de recevoir un supposé message divin de la victoire des armées portugaises dans la bataille d’Ourique (1139). La voix de Cintra, encore une fois, dissociée au premier abord du corps de son personnage, est intentionnellement associée à celle de Dieu par la mise en scène (on l’entend avec un léger effet d’écho) et par des éléments scénaristiques (D. Sebastião croit vraiment entendre la voix de Dieu). Simão sort alors de derrière le rideau, joue avec l’ambiguïté divin/humain et finalement reprend son rôle qui fonctionnera comme une espèce de voix de la conscience du « roi caché », le seul à avoir le courage de dénoncer ses projets de conquête comme une folie des grandeurs. L’organisation spatiale des corps d’acteurs renforce cette image de voix de la conscience car Simão est souvent montré debout, parlant à l’oreille du roi assis.

Lorsqu’il se voit engagé pour jouer de petits rôles, Luis Miguel Cintra reçoit, par les choix scénaristiques d’Oliveira, une tâche importante qui le porte au-delà de la fonction d’un second rôle. Ainsi, dans La Lettre, c’est à monsieur Da Silva (nom typiquement portugais pour un autre personnage aux accents sophistiqués évoluant avec aisance dans un milieu aristocratique parisien) que revient la tâche de présenter Madame de Clèves (Chiara Mastroianni) à celui qui sera l’objet de son amour et la raison de sa perte (Pedro Abrunhosa). Ou bien dans Christophe Colomb, l’énigme, Cintra n’apparaît que dans les dix dernières minutes avant la fin pour couronner la quête de Manuel Luciano et de sa femme, en leur montrant le musée de la ville de Porto Santo, lieu de mémoire des navigations portugaises. Non par hasard, Cintra y est amené à réciter un poème, O

Monstrengo (Le Mastodonte), de Fernando Pessoa, qui raconte comment le roi D. João II, en

entreprenant l’un des premiers voyages transatlantiques, défie les mystères de la profondeur de l’océan.

Dans Un film parlé, Cintra se voit détenteur de certaines propriétés réservées, selon les règles de l’univers oliveirien, aux personnalités et artistes : celle de jouer son propre rôle. Tout comme la pianiste Maria João Pires (La Lettre et La Divine Comédie), le chanteur Pedro Abrunhosa (La Lettre), la harpiste Ana Paula Miranda (Singularités d’une jeune fille blonde) et Manoel de Oliveira lui-même (qui « joue » le réalisateur dans L’Acte de Printemps), Cintra est « l’acteur portugais » – il est décrit ainsi dans le générique – rencontré par le professeur jouée par Leonor Silveira et sa fille, en Egypte. « Je sais bien qui vous êtes, vous êtes acteur, je vous ai déjà vu jouer plusieurs fois à Lisbonne, je suis votre admiratrice [...] vous n’êtes pas un inconnu comme moi », lui lance le personnage de Silveira, mettant ainsi une nette distanciation entre la mise en corps de son personnage (qui inclut une utilisation de la parole très peu naturaliste) et celle de Cintra. Oliveira réitère ce goût de rassembler Cintra-personnage et Cintra-acteur dans Singularités d’une jeune fille

blonde, où l’acteur apparaît pendant la soirée culturelle. Le présentateur invite les spectateurs à

applaudir « le grand Luis Miguel Cintra », avant que celui-ci ne s’adonne, encore une fois, à la lecture du poème Le Gardeur de Troupeaux, d’Alberto Caeiro, un hétéronyme de Fernando Pessoa.

Même s’il ne l’a jamais engagé pour jouer ses alter-egos – comme Mastroianni ou Piccoli –, Manoel de Oliveira s’est servi de Cintra pour jouer des personnages porteurs de nobles valeurs, un héraut de vertus, notamment religieuses et humaines, auxquelles Oliveira est attaché en tant qu’humaniste et croyant. Cintra incarne des personnages appartenant à la catégorie que Philippe Hamon appelle « personnage-embrayeur », qui sont « la marque de la présence en texte de l’auteur [...] personnages porte-parole191. » C’est le cas du Prophète (La Divine Comédie) qui sert de

contrepoids idéologique à l’athéisme et au désenchantement du très rationnel Philosophe (Mário Viegas) ; et celui de l’un des précurseurs dans la défense de la reconnaissance des droits humains, le père Antonio Vieira (Parole et Utopie). Par analogie avec l’intellectualisme et le raffinement de Manoel de Oliveira, le personnage Daniel Roper (Le Principe de l’Incertitude) peut également être vu comme un prolongement de la personnalité du réalisateur, un homme au goût épuré, descendant de noble lignage, respecté de tous et profond connaisseur des comportements féminins192. C’est

dans ces films que Cintra incarne le mieux le corps conducteur des vérités et des valeurs si chères à Manoel de Oliveira. L’exception vient ici renforcer la règle générale, puisque le seul personnage

191 ) P. Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage » (1972), repris dans Poétique du récit, Paris, Seuil, 1977, p. 122. 192 ) Ce personnage filmique garde néanmoins un peu de la connotation homosexuelle du personnage romanesque

d’Agustina Bessa-Luis. Elle écrit : « ils [les Roper] étaient sexuellement indéterminés, ils se faisaient les chevaliers servant de femmes élégantes […] on ne pouvait pas fréquenter les Roper sans bien connaître son Proust. Le jeudi après-midi, jour qu’il [Daniel Roper] consacrait aux femmes et à un brin de galanterie, donnant ainsi à ses vieilles bonnes la satisfaction de lui voir l’air hétérosexuel », extraits du roman Jóia de Familia, Guimarães editores, Lisbonne, 2001, p. 63 et 150. Le passage cité est repris de la traduction française, Le Principe de l’Incertitude 1, Paris, Éditions Métailié, 2002.

à caractère douteux interprété par Cintra est Filipe, le faussaire (Miroir Magique), qui s’inscrit, nous l’avons déjà vu, plutôt dans une logique de filmer un acteur plutôt que de faire passer, à travers le personnage, une psychologie quelconque.

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