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Les variations imaginatives

Dans le document Être ensemble et temporalités politiques (Page 178-180)

Lorsqu’on imagine un objet selon les diverses perspectives qu’il offre (non seulement spatiale, mais également dans son usage, ou temporelle), l’essence nécessaire, ou l’eidos de la chose, serait l’invariant de ces variations imaginatives. Le reste, par définition, serait le contingent et l’accidentel2. Nous avons vu que cette recherche de l’essence par la variation eidétique est un

mécanisme analytique : il s’agit, face à un ensemble de vécus (présents, passés, plausibles), d’isoler les facteurs communs. Ceux-ci n’ont nul besoin d’être prédéfinis et peuvent émerger au cours du processus et trouver un sens (ex post, pourrait-on dire) simplement parce qu’ils apparaissent comme les invariants et, donc, sont les éléments de la structure d’essence.

Lavigne souligne « le gain théorique » qu’apporte l’idée husserlienne d’une imagination comme modalité de l’intentionnalité, car se dégage ainsi « une nouvelle forme de possibilité, celle de la « concevabilité » a priori. »3 Cette idée permet de dépasser le cadre de « l’expérience factuelle de

ma monade » comme l’indique Housset : « L’imagination, elle, est infinie, et n’a d’autres limites que l’essence de la chose même, qui se donne alors à voir indépendamment de ma subjectivité particulière, ce qui est une condition impérieuse de la possibilité d’une connaissance objective du monde. »4

Pour nous, les variations husserliennes ne suffisent pas, ou ne s’aventurent pas assez explicitement dans l’imaginaire pour être clairement définies. Notamment, elles ne permettent pas de circonscrire ces variations dans le domaine du plausible. Les variations imaginatives ricœuriennes, en revanche, offrent cette précision. En fondant le travail de variations imaginatives, Ricœur fait explicitement référence à la notion d’histoire plausible. Le processus qu’il propose permet alors

monde ne se lève que pour un ego qui se temporalise, et l’ego ne se découvre comme l’histoire qu’il est qu’à partir du monde qu’il constitue. »(HOUSSET [CQM], p. 122 et p. 123).

1 HOUSSET [CQM], p. 134.

2 Dans les Méditations cartésiennes, Husserl parlera plus de variations eidétiques que de variations

imaginatives, mais il s’agit bien de la même méthode : « En partant de l’exemple de cette perception de la table, modifions l’objet de la perception, — la table, — d’une manière entièrement libre, au gré de notre fantaisie, en sauvegardant toutefois le caractère de perception de quelque chose : n’importe quoi, mais… quelque chose. Nous commençons par modifier arbitrairement — dans l’imagination — sa forme, sa couleur, etc., en ne maintenant que le caractère de « présentation perceptive ». Autrement dit, nous transformons le fait de cette perception, en nous abstenant d’affirmer sa valeur existentielle, en une pure possibilité entre autres pures possibilités, parfaitement arbitraires, mais cependant pures possibilités de perception. Nous transférons en quelque sorte la perception réelle dans le royaume des irréalités, dans le royaume du « comme si », qui nous donne les possibilités « pures », pures de tout ce qui les attacherait à n’importe quel fait. (…) Le type général de la perception est de la sorte élucidé dans la pureté idéale. Privé ainsi de tout rapport au fait, il devient l’« eidos » de la perception, dont l’extension « idéale » embrasse toutes les perceptions idéalement possibles, en tant que purs imaginaires. » (HUSSERL [MCIP], p. 121).

3 LAVIGNE [CTM], p. 93.

4 HOUSSET [CQM], pp. 115-116. Le monde objectif ici décrit, éventuellement partagé en imagination, reste

176 une projection sur une base de connaissance intégrant et singularisant les différentes histoires plausibles que cette base de connaissance justifie comme telles.

Certes, c’était déjà l’intuition de Husserl qui imaginait faire le tour de la maison pour en voir son envers. L’exemple du géomètre qu’Husserl retient dans le paragraphe 70 des Idées directrices montre bien les contraintes implicites de possibilités (ici mécaniques) des variations imaginatives, mais ne les thématise pas. Husserl cherche l'invariant à travers les variations, quand pour Ricœur l'invariant interrogatif permet au contraire de multiplier les variations. De plus, Ricœur lie essentiellement l’action et la narration1. Ce process de variations imaginatives correspond donc plus

explicitement à notre opérateur de possibilisation. Cet opérateur serait à l’œuvre constamment, re- pondérant à chaque nouveau flux de vécu la plausibilité des différentes histoires potentielles (les histoires non encore racontées de Ricœur), considérées comme des trajectoires individuées articulées autour de lois générales définissant l’univers du possible.

Ricœur plus qu’Husserl voit dans ces variations imaginatives une ouverture au-delà du solipsisme idéaliste. En autorisant une dimension poétique aux narrations de ces variations imaginatives, il laisse en effet la porte s’entrouvrir sur le neuf et sur l’être2. Il apporte, ou éclaircit, deux autres

composantes associées aux variations imaginatives, au-delà de la recherche des structures

1 « Le monde de la fiction est un laboratoire de formes dans lequel nous essayons des configurations possibles

de l’action pour en éprouver la consistance et la plausibilité. Cette expérimentation avec les paradigmes relève de ce que nous appelions plus haut l’imagination productive. À ce stade, la référence est comme tenue en suspens ; l’action imitée est une action seulement imitée, c’est-à-dire feinte, forgée. Fiction, c’est fingere et fingere c’est faire. Le monde de la fiction, en cette phase de suspens, n’est que le monde du texte, une projection du texte comme monde. Mais le suspens de la référence ne peut être qu’un moment intermédiaire entre la précompréhension du monde de l’action et la transfiguration de la réalité quotidienne opérée par la fiction elle-même. Le monde du texte, parce qu’il est monde, entre nécessairement en collision avec le monde réel, pour le « refaire », soit qu’il le confirme, soit qu’il le dénie. » (RICŒUR [DTAA], p. 20).

2 « J’ai parlé des « variations imaginatives » sur mon ego, pour dire cette ouverture de possibilités nouvelles

qui est l’œuvre même en moi de la « chose » du texte ; on peut recourir à une autre analogie que Gadamer lui-même aime développer, l’analogie du « jeu » ; de même que le jeu libère, dans la vision de la réalité, des possibilités nouvelles tenues prisonnières par l’esprit de « sérieux », le jeu ouvre aussi dans la subjectivité des possibilités de métamorphoses qu’une vision purement morale de la subjectivité ne permet pas de voir. Variations imaginatives, jeu, métamorphose – toutes ces expressions cherchent à cerner un phénomène fondamental, à savoir que c’est dans l’imagination que d’abord se forme en moi l’être nouveau. Je dis bien l’imagination et non la volonté. Car le pouvoir de se laisser saisir par de nouvelles possibilités précède le pouvoir de se décider et de choisir. L’imagination est cette dimension de la subjectivité qui répond au texte comme Poème. Quand la distanciation de l’imagination répond à la distanciation que la chose du texte creuse au cœur de la réalité, une poétique de l’existence répond à la poétique du discours. » (RICŒUR [DTAA], p. 148). Ou encore : « Ce qui est aboli, c’est la référence au langage ordinaire, appliquée aux objets qui répondent à un de nos intérêts de premier degré pour le contrôle ou la manipulation. Suspendus cet intérêt et la sphère de signifiance qu’il commande, le discours poétique laisse-être notre appartenance profonde au monde de la vie, laisse-se-dire le lien ontologique de notre être aux autres êtres et à l’être. Ce qui ainsi se laisse dire est ce que j’appelle la référence de second degré, qui est en réalité référence primordiale. » (RICŒUR [DTAA], p. 246).

177 d’essences : d’une part, l’agir y est d’emblée l’objet et la finalité1 ; d’autre part, ces variations

imaginatives me constituent, en tant que phénoménologue herméneute2.

Dans le document Être ensemble et temporalités politiques (Page 178-180)