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Autres ontologies événementielles majeures

Dans le document Être ensemble et temporalités politiques (Page 90-94)

Le concept de nature de Whitehead

Bien avant Davidson, Whitehead, dans son ouvrage Le concept de nature2, avait proposé une

ontologie à l’opposé de la pensée de Strawson, où tout est événement.Le concept de nature peut être lu comme une phénoménologie du temps et de l’espace, un essai de description de la nature telle qu’elle s’offre à notre perception sensible. Cette démarche fait apparaître une nature dégagée des a priori et des représentations traditionnelles. Il apparaît alors à Whitehead que l’événement est premier et que l’espace, le temps, les objets n’en sont que des abstractions : « Le fait immédiat pour la conscience sensible est l’occurrence entière de la nature. C’est la nature comme événement présent pour la conscience sensible, et dont l’essence est de passer. (…) Le fait ultime pour la conscience sensible est un événement. Cet événement total est divisé par nous en événements partiels. »3 De leurs chevauchements, de leurs emboîtements, de leurs séparations, nous

construisons ensuite une structure spatio-temporelle.4

Whitehead reproche à plusieurs siècles de pensée aristotélicienne d’avoir cherché « la substance au sens de la chose concrète. »5 Dans cette logique-là, la matière est l’élément premier, et l’espace

et le temps sont des conditions externes de son existence. Si l’on dépasse cet a priori, comme le recommande Whitehead, les événements apparaissent comme premiers : « Ce que nous discernons est le caractère d’un lieu à travers une période de temps. C’est ce que j’entends par événement. »6

Nous discernons également des caractères spécifiques d’un événement. Les objets pour leur part ne sont que des abstractions, non pas qu’ils n’appartiendraient pas à la nature, mais ils ne sont perceptibles que par un mécanisme d’abstraction au travers des liens que nous faisons entre événements.

La conscience sensible pose comme objet de discernement immédiat les durées qui sont donc des « entités naturelles définies », comme complexes d’événements partiels. Une durée n’est pas une étendue abstraite de temps, mais une « épaisseur concrète de nature ». A partir des durées et de la simultanéité, la « méthode de l’abstraction extensive » permet à l’esprit de « retrouver » le temps, l’espace, et les objets. Cette méthode consiste à construire une série d’événements emboités les uns dans les autres ; servant de « guide à la pensée pour progresser vers la simplification des relations naturelles », au fur et à mesure où l’on réduit les durées.7

1 DAVIDSON [AE], pp. 233–234.

2 WHITEHEAD [CN]. Dans Procès et réalité (WHITEHEAD [P&R]), « essai de cosmologie », il n’y a plus

« d’événements » en tant que tels mais des « occasions actuelles », et il n’est pas utile ni possible en quelques lignes d’en étudier les liens avec notre propos.

3 WHITEHEAD [CN], p. 52. 4 WHITEHEAD [CN], p. 218. 5 WHITEHEAD [CN], p. 55. 6 WHITEHEAD [CN], p. 90.

7 « (…) quand on descend la série, l’extension temporelle se contracte progressivement et les durées

successives sont incluses l’une dans l’autre comme des boîtes gigognes d’un jeu chinois. Mais l’ensemble diffère de ce jeu en particulier en ceci : le jeu comprend une boîte qui est la plus petite et forme la boîte finale

88 Un objet est un ingrédient inclus dans le caractère d’un événement. Ce caractère est constitué par ces ingrédients et les manières par lesquelles ils font ingression dans cet événement. Nos habitudes font que « lorsque l’événement est la situation d’un objet bien identifié, le langage ne nous permet pas de distinguer l’événement de l’objet »1, alors que solides et volumes ne sont que des « idéaux

de notre perception ».

Dans sa comparaison entre l’ontologie davidsonienne et celle de Whitehead, Livet montre que cette dernière est « parfaitement compatible avec celle de Davidson », mais qu’elle est « plus générale, et sans doute plus simple, puisqu’elle n’implique pas de substances. »2 D’autres philosophies se

sont construites dans une vision proche de celle de Whitehead. Seibt propose un tour d’horizon de ces « philosophies du process »3, qui offrent une « vision dynamique de l’être ». La persistance n’y

est qu’une conjonction liée aux interactions entre processus. D’une façon générale, c’est une vision du monde où s’assemblent et interagissent dynamiquement différents types de process : physiques, organiques, sociaux, cognitifs. Il n’y a pas des substances mais le plus souvent des fonctions, les entités étant typées par ce qu’elles font. Ces travaux ont permis d’avancer tant sur des sujets philosophiques que linguistiques, neuropsychologiques, de physique quantique ou d’astrophysique.4

La sémantique des situations de Perry et Barwise

Dans le tableau qu’il brosse de la philosophie du langage au XXème siècle, Diego Marconi5 indique

que « dans les années quatre-vingt, deux propositions de sémantiques pour le langage naturel ont suscité quelque intérêt : la sémantique des situations de Barwise et Perry (1983)6 et la théorie de

la représentation du discours (DRT) de Kamp (1981; exposée largement in Kamp et Reyle, 19937). »

Nous reviendrons plus bas sur la DRT. En revanche, la sémantique des situations nous intéresse directement car elle s’est appuyée, au moins initialement, sur une ontologie événementielle novatrice : La théorie des situations. Assez rapidement il est vrai, explique Devlin dans l’analyse

de la série ; l’ensemble des durées ne peut comporter une durée qui soit la plus petite, ni ne peut tendre vers une durée comme vers sa limite. » (WHITEHEAD [CN], p. 100).

1 WHITEHEAD [CN], p. 119. Pour Whitehead, il ne faut pas s’étonner de la domination de la théorie orthodoxe

sur le langage : « Les événements sont nommés d’après les objets principaux situés en eux, et à la fois dans le langage et la pensée l’événement disparaît derrière l’objet, et devient le simple jeu de ces relations. (…) C’est pourquoi l’espace conçu comme relation entre les objets est privé de toute relation au temps. » (ibid., p. 178).

2 Pierre LIVET (2008) : « La notion d’événement chez Whitehead et Davidson », Noesis, dorénavant [W&D]. 3 Johanna SEIBT (2012): “Process Philosophy”, The Stanford Encyclopedia of Philosophy, Fall 2013 Edition,

dorénavant [PP].

4 Pour Seibt, Dewey, Mead, Sellars doivent être considérés comme des processistes. Mais les plus spécifiques

sont : Rescher, qui a développé dans le milieu des années 1990 une autre métaphysique systématique non- whiteheadienne, les physiciens Stenger et Prigogine, et l’ensemble des auteurs du four-dimensionnalism. Tous ces travaux ont une dimension « holistique » ou « systémique » liant l’histoire du monde à l’émergence locale des événements.

5 Diego MARCONI (1995) : La philosophie du langage au XXème siècle, Editions de l'éclat, dorénavant [PL], p.

122.

6 BARWISE et PERRY [SA83].

7 Hans KAMP and Uwe REYLE (1993): From discourse to logic: Introduction to model theoretic semantics of

natural language, formal logic and discourse representation theory, Springer Science & Business Media, dorénavant [FDTL].

89 rétrospective qu’il propose, l’ambition ontologique a été abandonnée pour se concentrer sur la sémantique du langage naturel1.

La théorie des situations se veut un « réalisme écologique ». Le constituant élémentaire est un morceau de réalité, que nous ne percevons lui-même que partiellement. Ces morceaux de réalité sont des situations : « Les événements et les « épisodes » sont des situations dans le temps, les scènes sont des situations perçues visuellement, les changements sont des séquences de situations, et les faits sont des situations enrichies (ou polluées) par le langage »2. A partir de ces situations

réelles, nous construisons des situations abstraites, décomposables en individus, objets, propriétés, lieux, temps, etc. Ces derniers constituent alors les primitives de notre discours, en référence avec les situations concernées, qui définissent ainsi le contexte.

Comme l’explique Stojanovic3, les chercheurs en sémantique des situations font plutôt aujourd’hui

l’hypothèse que les situations ont une structure interne. Mais, pour les fondateurs, ce n’est que via une perspective externe qu’une telle structure peut être mise en évidence, en s’accordant (getting attuned) avec les similarités et uniformités trans-situationnelles. Ces uniformités que sont les individus, propriétés, objets, etc. peuvent être vues comme des contraintes entre événements et permettent à l’observateur de regrouper et classer les situations4.

Les informations structurées (des n-uplets qui sont dans une relation R) sont des infons dont l’un des termes a pour valeur 1 ou 0 selon que la situation s supporte ou non ce n-uplet d’informations ; on note, pour une situation, s, et un infon σ, s σ pour indiquer que l’infon σ est rendu factuel par la situation s5. Un infon est donc finalement un état de choses (state of affairs).

Sur le plan épistémique, les assertions n’ont pas le vrai ou le faux comme références, mais des situations. Il s’agit donc d’une notion de vérité contingente à l’existence d’au moins une situation réelle qui supporte l’assertion ; la fausseté nécessite de son côté qu’il existe une situation abstraite décrivant l’assertion mais aucune situation réelle ne la supportant. La définition de la vérité est récursive dans cette théorie : elle met en relation les assertions et les ensembles de situations possibles dans lesquelles ces assertions sont vraies. Les situations qui exemplifient une proposition sont alors définies comme les situations minimales6 où la proposition est vraie.

1 « Initially, situation semantics was conceived as essentially synthetic, with a mathematical ontology built up

on set theory. (…) From the mid 1980s onward, therefore, situation semantics was an analysis of semantic issues of natural language based on situation theory. » (Keith DEVLIN (2006): “Situation theory and situation semantics”, in D. M. GABBAY and J. WOODS (Eds.), Handbook of the History of Logic volume 7, Elsevier, dorénavant [STSS]).

2 Jon BARWISE and John PERRY (1980): The situation underground, Stanford University Press, dorénavant [TSU]). 3 Isidora STOJANOVIC (2011): “Situation Semantics”, in A. NEWEN and R. VAN RIEL (Eds.), Identity, Language, &

Mind, an introduction to the Philosophy of John Perry, dorénavant [SS]).

4 Perry et Barwise identifient trois familles d’uniformités : les nécessaires (se laver implique se mouiller), les

nomiques (s’il y a de la fumée, il y a du feu) et les conventionnelles (« le feu » signifie le feu en français). Pour eux, le langage relève effectivement de cette dernière famille de « contraintes » dans le processus d’abstraction.

5 Le même signe que « a pour modèle » en logique.

6 Plus précisément, une situation s exemplifie une proposition p si et seulement si chaque fois qu’il y a une

partie de s dans laquelle p n’est pas vraie, alors s est une situation minimale dans laquelle p est vraie. Autrement dit, s ne contient rien qui ne contribue pas à la vérité de p, ce qui permet de traiter deux grands cas, celui où p est vrai dans toutes les sous-parties de s, et, à l’inverse, celui où s est une situation minimale pour p. Pour définir correctement de tels concepts, il faut avoir recours à la méréologie : une relation de « partie » ≤p et l’opération de somme méréologique définis conjointement par : s ≤p s′ si et seulement si s +

90 La dimension parcellaire est en soi un élément distinctif de cette ontologie. Grâce à elle, explique Kratzer1, qui défend une vision possibiliste de la sémantique des situations, cette dernière est une

extension de la sémantique des mondes possibles. L’idée est d’évaluer les expressions sur des mondes partiels et non des mondes complets. Selon Kratzer, cette dimension parcellaire a permis d’apporter de nombreuses réponses originales à la sémantique des langages naturels2.

Enfin, dans cette ontologie, il n’y a pas de couche fondationnelle : il est possible de « descendre » à n’importe quel niveau de granularité sur une sous-partie tout en restant à un autre niveau ailleurs. Devlin souligne que cette propriété est très utile dans les applications en ingénierie. Mechkour observe d’ailleurs que des développements informatiques récents valorisent la sémantique des situations, notamment lorsqu’il s’agit de modéliser des systèmes « conscients » du contexte3.

Comme Stojanovic le concède, si les travaux pionniers de Barwise et Perry ont eu beaucoup d’influence, le programme lui-même n’est plus aussi largement poursuivi et les chercheurs en sémantique des situations, comme Kratzer, sont dorénavant proches des points de vue « mainstream ». Les « pairs » avaient en fait d’emblée assez mal accueilli ces idées. Dès 1983, Higginbotham répondait dans le Journal of Philosophy4 à la publication de Barwise dans cette même

revue5 : il était nul besoin des situations, la sémantique davidsonienne suffisait. Plus précisément,

Higginbotham montre qu'une analyse « en termes d'événements individuels », peut rendre compte des exemples de Barwise et éviter sa thèse ontologique « plus indéterminée que douteuse. »6

Trente ans plus tard toutefois, Kraftzer refuse d’assimiler les situations aux événements

s′ = s′. En fait, il est même utile de définir une méréotopologie, comme celle de Varzi (Achille C. VARZI (1996): "Parts, Wholes, and Part-Whole Relations: The Prospects of Mereotopology", Data and Knowledge Engineering, dorénavant [PWR]).

1 Angelika KRATZER (2014): “Situations in Natural Language Semantics”, in E. N. ZALTA (ed.), The Stanford

Encyclopedia of Philosophy, édition été 2014 dorénavant [SNLS].

2 « attitude ascriptions, questions, tense, aspect, nominalizations, implicit arguments, point of view,

counterfactual conditionals, and discourse relations…(…) austinian topic situations, domain restrictions, donkey sentences, exhaustive interpretations, and Davidsonian event predication (…), viewpoint aspect, gerunds, and implicit arguments. » (KRATZER [SNLS])

3 Saïd MECHKOUR (2007): “Overview of Situation Theory and its application in modeling context”, Seminar

paper, University of Fribourg, dorénavant [OST].

4 James HIGGINBOTHAM (1983) : "The Logic of Perceptual Reports: An Extensional Alternative to Situation

Semantics", The Journal of Philosophy, dorénavant [LPR], traduit dans : James Higginbotham (1983) : « Les comptes rendus de perception: une alternative extensionnelle à la sémantique des situations », Communications, dorénavant [CRP].

5 BARWISE [S&OS].

6 Dans une critique de Situations and Attitudes, Lindström(Sten LINDSTRÖM (1991): "Review of Situations and

Attitudes by Jon Barwise and John Perry", Noûs, dorénavant [RSA]) portait un jugement plus nuancé, mais aussi réservé sur la question ontologique. Dans ces premiers travaux, la théorie des situations restait actualiste et n’apportait pas de véritable alternative aux « mondes possibles » de Lewis, ce que Lindström regrettait. Surtout, ce qui manquait était une théorie sérieuse pour les propriétés et les relations utilisées dans l’ouvrage, et Lindström s’interrogeait : « (i) Which properties and relations are there? (ii) Which predicates of natural language correspond to genuine properties and relations in the world? (iii) When do two situation schemata determine the same property (or type) of situations? (iv) What is the intuitive difference between those properties and relations that are represented by urelements of the underlying set theory and those that are modeled by set-theoretic complexes like situation types and schemata? ». Il soulignait également la difficulté posée par l’hypothèse requise pour éviter qu’une séquence de situations abstraites ne soit pas circulaire. Si on la maintient – elle a d’ailleurs été abandonnée par Perry et Barwise – elle pose d’autres difficultés. Si on ne la maintient pas, on n’est pas à l’abri de contradictions…

91 davidsoniens. Elle le montre au travers d’un exemple où la formulation davidsonienne reste ambiguë alors que la sémantique de situation minimale est précise.1

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