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Infatigables nomographes

Dans le document Être ensemble et temporalités politiques (Page 165-167)

Un travail incessant d’individuation ex post

Selon nous, un opérateur d’individuation, par une forme de projection de la nouvelle histoire sur les anciennes, déjà enchevêtrées, isole certains des composants de cette histoire en les reliant à d’autres. Ce process d’individuation se réalise dans le cadre d’une réécriture des histoires passées. Dans cette réorganisation, l’absorption des péripéties non interprétées est un des moteurs du process. Il s’agit de leur trouver une place au sein d’une histoire soit comme effet, soit comme cause, soit comme élément de tension attendant de prendre sa pleine signification. Les éléments d’information présents (y compris les histoires passées et les histoires potentielles) s’ordonnent de façon à donner le plus de capacité interprétative, et donc prédictive, en donnant du sens à de nouvelles histoires ou en renforçant la plausibilité d’histoires déjà écrites. Il n’est pas possible, avons-nous dit, de modéliser précisément un tel process, sauf de façon illustrative. La métaphore statistique doit le décrire comme l’identification endogène des axes principaux d’une analyse des données : les facteurs structurels qui synthétisent au mieux l’information disponible dans notre base de connaissance, et auxquels tout composant peut être relié. Comme notre base de connaissance s’enrichit sans-cesse, ces axes principaux sont constamment ré-identifiés.

Le passage de l’explicatif au prédictif est dans notre approche la forme de l’induction. L’abstraction par individuation vise, pour dire les choses simplement, à maximiser le nombre de composants susceptibles de jouer un rôle demain parce qu’ils en ont joué hier : à force de vivre, d’entendre, ou de raconter des histoires où il est question d’une table (là où l’on mange, là où l’on s’attable, ce qui se construit avec une planche et des pieds, etc.), le concept de table s’individue et s’abstrait dans le même mouvement.

Le présent d’universalisation

La reconfiguration des histoires passées est donc un lieu de tri intense, permettant l’individuation ; il s’agit plus généralement d’un lieu d’universalisation par généralisation inductive : c’est le lieu d’identification des régularités – des lois. Ces lois sont soit reçues dans l’échange interpersonnel, soit élaborées. Ces universalisations, considérées comme les axes principaux de notre base de connaissance, émergent comme des histoires suffisamment établies – par répétition, régularité –

1 En thermodynamique, une transformation quasi-statique est une transformation suffisamment progressive

pour qu’on l’approxime par une succession d'états d'équilibre.

2 « L’inférence abductive vient se fondre dans le jugement perceptuel sans qu’il y ait une nette ligne de

démarcation entre eux ; ou en d’autres termes, nos premières prémisses, les jugements perceptuels, doivent être considérés comme un cas extrême d’inférences abductives, dont ils diffèrent en ceci qu’ils sont absolument à l’abri de toute critique. » (PEIRCE [CSP1], p.432).

163 pour qu’elles deviennent des références, éventuellement partagées avec les autres, une loi. De nouveau, la mesure associée à cette émergence des axes principaux n’est pas aisément descriptible : elle témoigne d’une vraisemblance, d’une plausibilité, et d’une proximité entre histoires, fonction sans aucun doute de la force des vécus associés, ou proches, ou recoupés.

L’opérateur de possibilisation

Ces lois permettent de sortir de la succession d’instants et d’échapper au temps ainsi défini. Elles sont une forme optimisée de l’accumulation d’information, sur la base de laquelle l’inférence suivante sera fondée. Les process d’individuation et d’universalisation ne peuvent donc opérer qu’avec une orientation prédictive directe ou indirecte. Pour cela il est nécessaire qu’un autre process opère en parallèle, visant à possibiliser le futur, en imaginant des histoires plausibles sur la base des histoires configurées. Cette opération de possibilisation configure des scénarios s’appuyant sur les lois identifiées susceptibles d’être en jeu. Les variations imaginatives seraient- elles alors dépourvues d’imagination ? Les idées de Menzies de scénarios normaux couplés à des scénarios où quelqu’un prend une initiative renvoient à la même question : peut-on imaginer du nouveau ? – Oui, au sens de prise en compte d’histoires reconfigurées et qui ne furent jamais actuelles, ou de l’émergence de souvenirs enfouis ; – Non, au sens où la base de connaissance reste dans cette logique d’apprentissage totalement construite par les vécus passés.

La discussion précédente sur le nouveau permet toutefois de suggérer un réel pouvoir créatif, poétique de fait, aux variations imaginatives. Par ailleurs, la complexité des possibles reconfigurations laissera toujours un sentiment de découverte, puisque, d’une certaine façon, ces constamment nouveaux axes de notre corpus de connaissances, ces lois qui, dorénavant tout autant que transitoirement, le gouvernent et le visibilisent, sont bien une émergence.

La causalité nomique et anomique

Il nous faut nous arrêter un instant sur notre usage du terme de loi. Davidson, ou Goodman, considèrent que les lois auxquelles nous faisons ici références ne sont pas des lois « strictes »1.

Même si Davidson considère qu’on peut appeler ces « lois moins que strictes » des « lois »2, la vraie

question pour lui est de ne pas « confondre des connexions causales singulières avec des lois causales » et « le fait d’expliquer un événement et le fait de simplement énoncer une relation causale. »3 Pour notre part, nous ne sommes pas certains que cette différence ait un réel statut

1 « La majeure partie, sinon l’ensemble de la connaissance pratique que nous (les ingénieurs, les chimistes,

les généticiens, les biologistes) avons qui nous permet d’expliquer et de prédire les événements usuels n’implique pas la présence de lois strictes. Les meilleures descriptions que nous sommes capables de donner de la plupart des événements ne sont pas des descriptions qui tombent sous, ou qui pourraient jamais tomber sous, des lois strictes. » (Donald D. DAVIDSON (1992) : « La mesure du mental », in P. ENGEL (Ed.), Lire Davidson, Editions de l’Eclat, dorénavant [LMDM], p. 38). « avoir une connaissance complète de la physique de l’homme (…) ne conduit pas nécessairement à une connaissance de la psychologie (…). Et pourtant ne pourrait-il pas exister des corrélations établies inductivement entre des événements physiques et des événements psychologiques ? En fait, ne savons-nous pas déjà qu’il y en a ? Nous le savons, si ce que nous entendons par une loi est une généralisation statistique. Un enfant qui se brûle évite la flamme (la psychologie nous fournit des exemples plus compliqués). Mais, à la différence de ce qui se passe en physique, on ne peut pas préciser ces généralisations indéfiniment, ni les transformer en des lois strictes d’une science close à l’intérieur de son domaine d’application. » (GOODMAN [FFP], pp. 331–332).

2 « Ces lois moins que strictes sont pour nous d’une importance indéniable ; ce sont les régularités familières

qui lient le mental au physique, ou le physique au mental. Il n’y a rien à objecter si l’on appelle ces régularités des « lois ». » (DAVIDSON [LMDM], p. 38).

164 dans nos opérations cognitives. Certes, « (…) pour savoir si un énoncé causal singulier est vrai, il n’est pas nécessaire de savoir qu’il existe une loi s’appliquant aux événements concernés et il est loin d’être évident que l’induction, et elle seule, puisse nous apprendre qu’une loi causale satisfaisant certaines conditions existe. Ou encore, en d’autres termes, un seul cas souvent suffit, comme le reconnaissait Hume, pour nous convaincre qu’il existe une loi, ce qui revient à dire que nous sommes convaincus qu’il existe une relation causale, sans avoir des preuves inductives directes. »1 Mais comme y consent Davidson, « on ne peut pas (selon moi), donner de critère non

circulaire pour savoir quand on a affaire à un énoncé nomique, ce qui ne veut pas dire qu’on ne puisse pas trancher dans tel ou tel cas particulier. L’anomicité d’un énoncé est une affaire de degré (…). »2

Comme le rappelle Engel, dans sa présentation de l’ouvrage de Davidson, « Mill comparait les lois des sciences morales avec celles de la théorie des marées : on peut parfaitement expliquer et prédire les marées à partir des lois de l’attraction du soleil et de la lune, mais une foule de circonstances accidentelles, comme la configuration du fond des océans ou la direction du vent, peuvent modifier nos prédictions. Les lois non strictes que l’on peut formuler dans ces domaines sont donc des lois ceteris paribus, qui valent moyennant la mention des circonstances particulières relativement auxquelles elles sont vraies. Une fois ces conditions précisées, ces lois pourront figurer dans des explications scientifiques respectables. »3 Il nous semble alors que la météorologie,

comme la science des marées, sont à mettre sur le même plan que des sciences moins « dures », plus par le niveau de complexité des systèmes modélisés que par une question de nature des lois, strictes ou non strictes. Goodman d’ailleurs concédait : « Je suppose qu’en pratique la météorologie et la géologie, par exemple, sont bien moins précises que nombre de travaux sur la perception. »4

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