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L’élucidation des structures essentielles

Dans le document Être ensemble et temporalités politiques (Page 172-174)

Dans son commentaire de la deuxième méditation cartésienne, Schnell prévient : « Ce qui est en jeu, c’est l’explicitation de la nécessité qui préside à cette genèse. »1 Cette genèse consiste à mettre

en lumière les structures essentielles à la fois de l’objet et de l’ego. Ces structures essentielles sont celles qui apparaissent nécessairement lorsque l’on fait varier les modes de donation de l’objet. Il faut donc identifier les corrélations entre l’objet en tant qu’objet d’expérience et ses modes de donation. Puis, l’ensemble des possibles corrélés à cet objet d’expérience sont présentifiés pour en extraire l’essence. L’essence est donc comprise ici comme ce qui nécessairement est corrélé avec l’objet qui apparaît, ce qui reste donc invariant dans le travail de variation eidétique. Il faut toutefois considérer que l’intersection des possibles qui semble définir les essences au travers de leur apparition nécessaire est à comprendre selon une mesure de plausibilité. Une table a de façon le plus plausible quatre pieds, mais certaines n’en ont que trois.

Dans notre métaphore statistique, les axes propres de la base de connaissance (axes principaux d’une analyse des données) sont compris comme les histoires au présent de vérité générale et comme les composants particuliers individués. Ces axes sont donc les histoires épurées qui résument au mieux (selon une mesure de plausibilité) notre connaissance et l’essence d’un objet est alors l’ensemble de ces histoires universalisées où l’objet intervient (la table (que l’on fabrique) en bois, la table où l’on mange, la table et ses quatre pieds (pour qu’elle tienne debout)…)2. Chaque

nouveau flux hylétique est susceptible d’entraîner une réorganisation de la base de connaissance. Cette dynamique est quasi-statique le plus souvent (les axes ne sont pas modifiés, seuls les poids de chaque histoire dans ce repère varient légèrement), mais elle entraîne parfois une réorganisation plus brutale avec modification des axes propres (soit que, à force de petits déplacements, vienne un moment de bascule, soit qu’un événement majeur réclame un travail de réagencement pour qu’il devienne interprétable, et donc assimilable dans la base de connaissance elle-même).

L’élucidation des structures essentielles consiste donc chaque fois à opérer un travail de collecte des possibles, « en comprenant le possible pur non comme un probable, ce qui maintiendrait un lien avec la vie égologique factuelle, mais comme un simple pensable », ce qui « explicite la conversion de l’intuition sensible en intuition catégoriale. »3 Les « halos » ou « horizons » et « ce

qui est impliqué en eux » sont l’ensemble des corrélations, factuelles, déjà expérimentées ou

1 Alexander SCHNELL (2008) : « Commentaire de la Deuxième méditation », in J-F. LAVIGNE (Ed.), Les méditations

cartésiennes de Husserl, Vrin Editeur, dorénavant [CSM], p. 70.

2 En sachant qu’un autre axe « table » pourrait émerger si les tables devenaient le plus souvent des tables de

travail, en formica, et à trois pieds.

3 Emmanuel HOUSSET (2008) : « Commentaire de la Quatrième méditation », in J-F. LAVIGNE (Ed.), Les

170 pensables, via l’usage d’une logique au sens où l’entend Husserl. La synthèse de cet horizon serait l’extraction des axes principaux qui résument au mieux l’information, selon un critère à définir. Cette extraction ne peut être faite qu’à la marge de l’ensemble de connaissance déjà constitué, et reste définitivement contingent. La part du « halo » non synthétisée en une « universalisation » est « laissée dans l’indétermination »1. Il ne disparaît toutefois pas et sera réutilisé à chaque nouvelle

synthèse.

L’opération d’universalisation résulte donc d’un travail de possibilisation puis de synthèse en une structure typique. Marion décrit le mécanisme d’universalisation qui permet de définir les espèces2,

mais le même mécanisme est à l’œuvre dans l’identification de toute structure typique. Chaque fois, il s’agit d’une synthèse d’identification concordante. Les notions de cohérence et de concordance qui jouent ici renvoient au « fait que cette synthèse s’opère en conformité avec une loi structurelle. (…) [car] la vie de la conscience en général obéit structurellement à une loi, grâce à laquelle seule, la vérité et l’effectivité ont pour nous un sens, et peuvent en avoir un. »3 Ces lois

pour nous sont multiples – car il s’agit ici aussi des axes propres de la base de connaissance, utilisés cette fois-ci pour possibiliser (simuler de manière pensable) – et totalement endogènes puisque ré- agencées à chaque nouvelle synthèse. Husserl avance que les lois de l’entendement sont indépendantes de qui nous sommes, dès lors que nous avons des vécus intentionnels de perception et une pensée catégoriale. D’une certaine façon la logique serait objective. Il y aurait une législation innée de l’entendement ; il ne s’agirait pas de l’expliquer mais de l’élucider phénoménologiquement. Nous pouvons accepter l’idée que le mécanisme même de l’entendement – possibilisation, synthèse – sont des règles propres à toute conscience. D’une certaine manière, nous devons même en faire l’hypothèse4. En revanche, les règles universelles qui

nous constituent (les axes de la base de connaissance dans la métaphore statistique) nous sont propres, et évoluent avec le temps.

1 « Ce sens objectif, c’est-à-dire le cogitatum en tant que cogitatum, ne se présente jamais comme

définitivement donné ; il ne s’éclaire qu’à mesure que s’explicite l’horizon et les horizons nouveaux (et cependant prétracés) qui se découvrent sans cesse. Certes, ce « tracé » lui-même est toujours imparfait, mais il a, en dépit de son indétermination, une certaine structure de détermination. Ainsi le cube — vu d’un côté — ne « dit » rien sur la détermination concrète de ses côtés non visibles ; néanmoins il est d’avance « saisi » comme cube, puis en particulier comme coloré, rugueux, etc., chacune de ces déterminations laissant toujours d’autres particularités dans l’indétermination. Ce « laisser dans l’indétermination » des particularités, — antérieurement aux déterminations effectives plus précises qui, peut-être, n’auront jamais lieu, — est un moment contenu dans la conscience perceptive elle-même ; il est précisément ce qui constitue « l’horizon ». » (HUSSERL [MCIP], pp. 83-84).

2 L’intuition fonctionne pour un acte d’intention individuelle où « nous visons telle maison, telle teinte de

rouge, tel petit pan de mur jaune et non pas tel autre », en remplissant une visée singulière. Mais nous pouvons « viser aussi la maison comme l’essence de toute maison possible ou impossible dans l’empirie, la couleur universelle du rouge qu’aucune teinte, parmi les rougeoiements du monde, ne pourra ni épuiser, ni approcher, puisque ce rouge essentiel n’y brille jamais, bien que tous les rouges particuliers brillent à partir de lui. Ainsi, sur l’intuition sensible, prend appui « un acte d’appréhension et de visée faisant surgir l’espèce ». » (MARION [R&D], p. 24).

3 LAVIGNE [CTM], p. 95. Lavigne décrit d’ailleurs plus précisément ce travail d’universalisation synthétique :

« La structure de ces systèmes de possibilités intentionnelles, qui est une structure typique, est la règle sur laquelle s’appuie implicitement le je transcendantal vivant, pour opérer de manière non-réflexive la synthèse des apparitions multiples (…) de l’objet visé. La conscience produit ainsi l’apparition changeante, mais cohérente et intelligible parce que réglée, d’un corrélat idéal, qui a la forme d’une unité dans la multiplicité. » (ibid., p. 75).

171 Le travail que Husserl veut mener à bien ne s’arrête d’ailleurs pas là. Il vise à reconstituer les éléments sources de ces halos1. D’une certaine manière, nous doutons de la possibilité d’y parvenir.

L’ego transcendantal a-t-il accès « à ses axes principaux » ou peut-il également aller plus loin et rétro-concevoir – au sens d’une reverse engineering (à partir d’un objet et de ses fonctions, remonter sur ses éléments constitutifs et leur articulation) – les histoires sédimentées ? Certes le souvenir et l’imagination nous donnent accès partiellement aux éléments particuliers qui nous constituent. Un travail psychanalytique peut même identifier certains éléments clefs enfouis. Mais nous ne pouvons pas remonter des axes propres à l’ensemble des éléments singuliers constitutifs et à leurs poids respectifs dans chaque axe. Cette équivoque est constitutive dans la métaphore statistique : plusieurs modèles probabilistes sont dits observationnellement équivalents lorsqu’il est impossible de décider lequel est le meilleur, car ils rendent compte des observations tous aussi bien. Cette équivoque est aussi celle de toute séquence de vécus que plusieurs histoires différentes peuvent raconter sans qu’on ne puisse choisir la vraie.2

Finalement, l’élucidation des structures essentielles d’un objet intentionnel et, corrélativement, du Je correspondant, « c’est-à-dire à l’ego cogito dont elle est le cogitatum », est possible tant qu’il s’agit ainsi d’identifier les axes propres de notre base de connaissance. Le regard réflexif « pénètre la vie anonyme de la pensée, « découvre » les phases synthétiques déterminées des divers modes de conscience, et les modes plus reculés encore de la structure du moi, qui font saisir le sens de ce qui est intuitivement ou non intuitivement « signifié » par — ou présent pour — le moi. »3

Dans le document Être ensemble et temporalités politiques (Page 172-174)