• Aucun résultat trouvé

De la phénoménologie à la phénoménologie herméneutique

Dans le document Être ensemble et temporalités politiques (Page 137-140)

De manière emblématique, Husserl propose une philosophie qui n’est pas accessible à tous. Dans les méditations cartésiennes, il décrit une philosophie qui nécessite une technique, donc a priori disponible pour qui veut bien apprendre, mais il la situe explicitement comme une démarche qui n’est pas celle du quotidien. Sans surprise, il lui est alors bien difficile de rendre compte de l’intersubjectivité5. Ricœur a cherché au plus près à donner cohérence à la démarche husserlienne

Encore une fois, et il serait téméraire d’espérer quelque chose de mieux, il se peut que l’hypothèse de la réalité, bien qu’elle marche plutôt bien, ne corresponde pas parfaitement à ce qui est… » (cité par TIERCELIN [LPS], p. 383).

1 « À tout moment, nous sommes en possession d’une certaine information, c’est-à-dire de cognitions qui ont

été logiquement dérivées par induction et hypothèse de cognitions antérieures moins générales, moins distinctes et dont nous avons une conscience moins vive. Celles-ci à leur tour ont été dérivées d’autres cognitions encore moins générales, moins distinctes et moins vives ; et ainsi de suite en remontant à un terme idéal (Peirce indique en note : Par « idéal », j’entends la limite que le possible ne peut atteindre), qui est tout à fait singulier et tout à fait en dehors de la conscience. Ce premier terme idéal est la chose en soi particulière. Il n’existe pas comme tel. Autrement dit, il n’y a aucune chose qui soit en soi au sens où elle ne serait pas relative à l’esprit, bien que des choses qui sont relatives à l’esprit existent sans doute indépendamment de cette relation. » (PEIRCE [CSP1], p. 68).

2 Cet à-peu-près-çà, Peirce le théorise via le concept de « vague ». 3 TIERCELIN [LPS], p. 102.

4 TIERCELIN [LPS], p. 104.

5 Edmund HUSSERL (1929) : Méditations cartésiennes, Introduction à la phénoménologie, Librairie

philosophique J. Vrin, dorénavant [MCIP]. Dans la première méditation Husserl demande à réfléchir « en philosophes qui méditent de façon radicale » (ibid., p. 43), dans la deuxième méditation, il oppose clairement

135 des méditations, en particulier de celle traitant de l’intersubjectivité1. Mais si l’appariement permet

d’avancer vers l’alter ego, il est impossible de faire disparaître l’asymétrie originelle, et, sans réciprocité, il y a l’ego et « les autres ». « Aussi réelles que soient ces « communautés », elles ne feront jamais un absolu, au sens où l’est seul, dans la réflexion, l’ego cogito. »2

Dans le rapport à l’autre, il faut parler d’un « principe supérieur d’analogie »3. Mais c’est

l’herméneutique qu’ajoute Ricœur à la phénoménologie husserlienne qui lui permet d’avancer vers l’idée d’histoire commune et du vivre-ensemble. Pour sortir de l’idéalisme husserlien il est besoin de médiations entre nous et les autres.4 Lorsque Ricœur présente sa greffe de l’herméneutique sur

la phénoménologie, il pose d’emblée l’herméneutique comme un holisme, qui relie sujet et objet, événement et histoire d’une vie5. L’enchevêtrement des niveaux, le fameux cercle herméneutique,

joue alors un rôle clef dans ce travail de la complexité.

La phénoménologie herméneutique de Heidegger propose une vision formelle de ce holisme, en ayant recours au Dasein6 et en lui faisant jouer le double rôle du modélisateur et de l’agent.

L’ensemble de ce système est pensé d’emblée : « aucune question métaphysique ne peut-être questionnée sans que le questionnant – comme tel – ne soit lui-même compris dans la question, c’est-à-dire pris dans cette question. (…) C’est nous qui interrogeons, ici et maintenant, pour nous. »7

Le cadre heideggérien semble bien correspondre à notre recherche. Nous souhaitons y greffer certains aspects de la philosophie ricœurienne et montrer qu’une phénoménologie herméneutique

la vie courante et la réflexion phénoménologique transcendantale (ibid., p. 66). A noter toutefois qu’il ambitionnait esquiver le solipsisme : « La réduction au moi transcendantal n’a peut-être que l’apparence d’un solipsisme ; le développement systématique et conséquent de l’analyse égologique nous conduira peut-être, bien au contraire, à une phénoménologie de l’intersubjectivité transcendantale, et – par là même – à une philosophie transcendantale en général. » (ibid., p. 61).

1 Paul RICŒUR (1986) : A l’école de la phénoménologie, Librairie Philosophique J. Vrin, dorénavant [AEDP]. 2 RICŒUR [AEDP], p. 255.

3 RICŒUR [DTAA], p. 252.

4 « Il n’est pas de compréhension de soi qui ne soit médiatisée par des signes, des symboles et des textes ; la

compréhension de soi coïncide à titre ultime avec l’interprétation appliquée à ces termes médiateurs. En passant de l’un à l’autre, l’herméneutique s’affranchit progressivement de l’idéalisme avec lequel Husserl avait tenté d’identifier la phénoménologie. » (RICŒUR [DTAA], p. 33).

5 « La première déclaration de l’herméneutique est pour dire que la problématique de l’objectivité

présuppose avant elle une relation d’inclusion qui englobe le sujet prétendument autonome et l’objet prétendument adverse. C’est une relation inclusive ou englobante que j’appelle ici appartenance. » (RICŒUR [DTAA], p. 49).

6 Le Dasein, c’est Heidegger, c’est toi, c’est moi : « Cet étant que nous sommes toujours[Vezin traduit par

« chaque fois »] nous-mêmes et qui a entre autres la possibilité essentielle du questionner, nous le saisissons terminologiquement comme Dasein. » (HEIDEGGER [E&T], p. 28).

136 peut être effectivement systémique1. Selon notre propre lecture de Heidegger2, ces ajouts

paraissent compatibles. Nous souhaitons notamment importer de Ricœur, via l’explicitation de médiations, la nécessité quasi-ontologique du dire3. De fait, le dit et l’énoncé jouent un rôle

important dans la philosophie d’Heidegger4, mais le recours à la fonction narrative dans le rapport

au réel est propre à Ricœur. Surtout, ces médiations clarifient le process d’inférence que nous voulons identifier dans le cadre heideggérien. De cette fonction narrative dérivent deux autres concepts que nous retiendrons également : les variations imaginatives5 et l’identité narrative.

Le Dasein est le concept qui permet de décentrer la question ontologique. Le Dasein est un étant, mais c’est celui qui se pose la question de l’être. C’est celui qui interprète le monde tout en en faisant partie. Le Dasein fait se rejoindre les deux niveaux : le niveau ontique, le monde ambiant, et le niveau ontologique, la conception du monde. Il est à la fois le modélisateur et l’instrument de l’apprentissage, via son existence, du cadre ontologique et de ce qu’il est lui-même. Cette existence est une aventure, une histoire, dans un monde qui est configuré / reconfiguré inlassablement. Les autres sont eux aussi des Dasein modélisateurs en totale symétrie supposée par le Dasein. Leurs propres histoires sont un levier pour l’apprentissage de ce dernier. Le Dasein n’a accès qu’à un à-

1 Ricœur a beaucoup discuté les idées de Heidegger dans ses ouvrages(notamment Temps et récit ou La

mémoire, l’histoire, l’oubli, ainsi, forcément, qu’A l’école de la phénoménologie ou Du texte à l’action qui concernent directement la phénoménologie et l’herméneutique), chaque fois de manière constructive(sauf dans La métaphore vive, où sa critique est virulente…), même s’il reste en désaccord sur de nombreux points avec l’ontologie fondamentale: En particulier, Ricœur reproche l’absence de l’idée de corps propre ou bien la dérivation de l’historialité « trop rapide » à partir de la temporalité, l’instant heideggérien qui manque le concept de « présent d’initiative », etc. D’un point de vue plus axiomatique, les lignes de fractures nous paraissent être : 1/ L’enchevêtrement de trajectoires individuelles chez Ricœur / une trajectoire commune de la communauté chez Heidegger ; 2/ Une émergence des valeurs communes, implicite chez Ricœur / des valeurs originaires chez Heidegger ; 3/ La notion de destin que Ricœur trouve naturellement trop fermée chez Heidegger par rapport à ses concepts d’identité narrative et d’initiative. Ces fractures, une partie de notre travail vise à les réduire.

2 Proche en de nombreux points de celle de Greisch dans [O&T]. En revanche, en ayant recours au terme

modélisation, notre lecture d’Etre et temps fait de l’ontologie fondamentale une pensée « calculante » malgré elle – Heidegger oppose la pensée calculante, « inauthentique », et la pensée méditante, « authentique ». Nous ne sommes pas particulièrement convaincus par ce découpage. Surtout, la modélisation à laquelle nous faisons référence reste une illustration, qui ne pourra jamais être un cadre formel du fait de l’imperfection irréductible des médiations.

3 « L’expérience peut être dite. Elle doit être dite. La porter au langage, ce n’est pas la changer en autre chose,

mais, en l’articulant et en la développant, la faire devenir elle-même. » (RICŒUR [DTAA], p. 62).

4 « Le parler « fait voir » (…) à partir de cela même dont il est parlé » (HEIDEGGER [E&T], p. 45) ou « Le parler

est l’articulation de la compréhensivité. » (ibid., p. 139). Steiner souligne que le questionnement du Da-Sein se fait par « le moyen unique et nécessaire du langage. Ainsi, d’une manière que seul le dernier Heidegger élaborera, Da-Sein et Sprache se déterminent mutuellement. » (George STEINER (1978) : Martin Heidegger, Flammarion-Champs, dorénavant [MHGS], pp. 109-110) ; citons également le concept d’énoncer : « une mise en évidence communicativement déterminante. (…) Le plus souvent, l’anti-cipation toujours déjà impliquée elle aussi dans l’énoncer ne s’impose pas, parce que la langue abrite à chaque fois déjà en soi une conceptualité élaborée. » (HEIDEGGER [E&T], pp. 135-136). Greisch souligne qu’il n’y a donc aucune priorité de la pure intuition par rapport au langage, mais l’inverse : « Nous n’exprimons pas en mots ce que nous voyons, mais inversement, nous voyons ce qu’on dit de la chose. » » (GREISH [O&T], p. 54).

5 « Variations imaginatives, jeu, métamorphose – toutes ces expressions cherchent à cerner un phénomène

fondamental, à savoir que c’est dans l’imagination que d’abord se forme en moi l’être nouveau. Je dis bien l’imagination et non la volonté. Car le pouvoir de se laisser saisir par de nouvelles possibilités précède le pouvoir de se décider et de choisir. » (RICŒUR [DTAA], p. 148).

137 peu-près-ça du réel – éventuellement1 préexistant. Le jeu spéculaire entre les Dasein n’offre pas

mieux. La seule vérité est celle du process de dévoilement et non celle d’un étant. Ce système est complexe et susceptible de faire émerger et le monde et le soi du Dasein, comme valeurs propres (au sens mathématique) de sa dynamique.

Les moteurs qui mettent en branle le process d’inférence seraient liés à une recherche d’unité. Le process d’inférence conduit en premier lieu le Dasein dans une ouverture au monde et donc au On. Face à ce mouvement d’absorption par le monde, le besoin d’identité suscite en retour un appel à l’authentique. La confrontation avec l’empirique – ce que le Dasein expérimente dans le monde – propose une grande diversité de réagencements possibles de l’avenir, du présent et de l’étant-été. La résolution est d’être ce Dasein qu’il « est sur un mode authentique ». La résolution est devançante, car elle nécessite de choisir un des avenirs plausibles, sans pour autant qu’il ne se dessine dans le détail des événements futurs, mais qui définisse qui nous avons décidé d’être à l’avenir.2

Nous allons à présent mieux détailler en quoi cette pensée est systémique.

Dans le document Être ensemble et temporalités politiques (Page 137-140)