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L’ontogénèse de la référence

Dans le document Être ensemble et temporalités politiques (Page 101-114)

Existe-t-il une compréhension du monde qui soit événementielle ? Lorsque Maienborn nous parle d’ontologie cognitive, ou Ricœur d’une structure prénarrative de tout événement, ou encore

1 BORISENKOVA [NRSE]. Cox (Linda L. COX (2014): "The Convergence of Ricœur’s and von Wright’s Complex

Models of History", Études Ricœuriennes / Ricœur Studies, dorénavant [R&VW]) a étudié les proximités entre le modèle « historique » de Ricœur et celui de von Wright, auquel Ricœur emprunte le concept de quasi- causalité. Tous deux partagent l’idée d’interrelations entre les dimensions causales et téléologiques de l’explication historique, nécessitant une forme « d’explication compréhensive ». Pour l’intelligibilité en termes narratifs proposée par Ricœur, une histoire est expliquée (causalement) mais en même temps le résultat est téléologiquement compris. Compréhension et explication sont donc inextricablement liées dans le process narratif. « Le questionnement à rebours est la méthode que la refiguration utilise pour réviser et innover dans le monde de l’action préfiguré. » Cette approche permet de considérer des « quasi » événements en reprenant la quasi-causalité de von Wright où l’on intègre la conviction de l’agent dans la causalité. La faisabilité de l’acte revient à poser l’agent comme s’affirmant capable de cet acte. L’initiative de l’agent ouvre un cours d’événements mais permet la clôture du système et sa lecture causale – externe, mais également interne, i.e. par l’agent lui-même. « Les modèles herméneutique et analytiques d’explication et de compréhension convergent ainsi dans la notion de compréhension comme intelligibilité narrative. » (ibid.) Dans cette lecture de Cox, la forme inductive ricœurienne intègre bien une « modélisation » des agents concernés, ouvrant l’induction à la possibilité de corriger les biais issus des réactions des agents dans notre expérimentation du monde. De fait, pour Ricœur, cette prise en compte n’est pas séparable de l’inférence elle-même.

99 lorsque McIntyre1 affirme que, pour un observateur, une action n’est intelligible que si elle peut

être intégrée dans une narration, que faut-il envisager ?

Les travaux de psychologie avaient été délaissés par la plupart des écoles de pensées philosophiques, en particulier la philosophie analytique. Mais la psychologie est de retour, légitimée de plusieurs façons. Sans pouvoir ici détailler l’histoire de ce retour, nous pouvons indiquer au moins quatre raisons majeures. La première est une forme d’aboutissement physicaliste dans les neurosciences. La seconde est une mise en question du transcendantalisme et la multiplication de pensées immanentistes ou holistes. La troisième est la « fin de l’antipsychologisme » réclamée par Quine. Une quatrième symbolise ces trois premières : l’analyse logique est devenue analyse du discours et du langage ordinaire. Comme conséquence de ce retour de la psychologie, nous nous intéressons à la possibilité de penser « l’ontogénèse de la référence » et l’apprentissage, afin de mieux donner sens à toute ontologie.

La fin de « l’antipsychologisme » et le naturalisme

Le retour de la psychologie est celui du retour du concept de représentation. Maienborn et alii indiquent qu’un « nombre croissant d'auteurs suppose en outre que ces représentations sont de nature expérientielle ».2 Laugier de son côté constatait en 2003 : « Après qu’on a, à plusieurs

1 Alasdair MCINTYRE (1981): After Virtue: A Study in Moral Theory, University of Notre Dame Press, dorénavant

[AV]. « It is not just that poems and sagas narrate what happens to men and women, but that in their narrative form poems and sagas capture a form that was already present in the lives which they relate. » (ibid., p. 124). « To adopt a stance on the virtues will be to adopt a stance on the narrative character of human life. » (ibid., p. 144). « in some important sense the community too is a dramatic character which enacts the narrative of its history. » (ibid., p. 145). « a concept of a self whose unity resides in the unity of a narrative which links birth to life to death as narrative beginning to middle to end. » (ibid., p. 205). « In each case the act of utterance become intelligible by finding its place in a narrative. » (ibid., p. 210). « I am presenting both conversations in particular then and human actions in general as enacted narratives. Narrative is not the work of poets, dramatists and novelists reflecting upon events which had no narrative order before one was imposed by the singer or the writer; narrative form is neither disguise nor decoration. Barbara Hardy has written that 'we dream in narrative, day-dream in narrative, remember, anticipate, hope, despair, believe, doubt, plan, revise, criticize, construct, gossip, learn, hate and love by narrative' in arguing the same point. » (ibid., p. 211). « all attempts to elucidate the notion of personal identity independently of and in isolation from the notions of narrative, intelligibility and accountability are bound to fail. » (ibid., p. 218). « The unity of a human life is the unity of a narrative quest. » (ibid., p. 219). « What is better or worse for X depends upon the character of that intelligible narrative which provides X's life with its unity. » (ibid., p. 225). « to think of a human life as a narrative unity is to think in a way alien to the dominant individualist and bureaucratic modes of modern culture. » (ibid., p. 225). Etc. Comme ces différents extraits le montrent, les idées de McIntyre et celles de Ricœur sont très proches. Celui-là néanmoins ne s’inscrit pas dans le cadre d’une phénoménologie herméneutique et par la suite nous nous appuyons essentiellement sur Ricœur.

2 « … dans la recherche sur la compréhension du langage, il est aujourd'hui communément admis que la

compréhension d'une phrase ou d'un texte équivaut à se représenter l'état de choses que la phrase ou le texte décrit plutôt que la phrase ou le texte lui-même (…). Un nombre croissant d'auteurs suppose en outre que ces représentations sont de nature expérientielle, comme ils sont fondés sur la perception et l'action. La compréhension passe sans doute par une simulation mentale de ce vécu ou re-vécu de l’expérience (simulate experiencing or re-experiencing the described states of affairs), ce qui conduit à ce que les représentations de signification utilisées dans la compréhension du langage sont en principe du même type que ceux utilisées dans la cognition non-linguistique comme la perception, la visualisation mentale ou la planification d'action. Selon ce point de vue représentatif, il y a une plate-forme de représentation commune à la fois pour la cognition linguistique et non-linguistique. » (Barbara KAUP, Jana LÜDTKE, Claudia MAIENBORN (2010): “The drawer is still closed: Simulating past and future actions when processing sentences that describe a state”, Brain & Language, dorénavant [SPFA]).

100 reprises, annoncé au siècle dernier la fin de l’ère de la représentation, il semble que le concept de représentation revienne en force aujourd’hui, comme cela a été régulièrement dans la philosophie classique, et certainement grâce à sa plasticité (…) ».1 Dans son introduction d’un ouvrage de Quine,

elle donne l’origine de ce mouvement : « « L’épistémologie naturalisée » est sans doute le texte le plus influent de Quine, et a été la référence de la philosophie analytique dans sa version naturaliste — il a été utilisé non seulement comme manifeste philosophique des sciences cognitives, mais aussi comme signal d’un renoncement à l’antipsychologisme des pères fondateurs de la philosophie analytique. »2

Ambroise et Laugier3 décrivent cette dérive vers un certain psychologisme. A partir d’Austin qui,

sans abandonner l’ancrage au réel du correspondantisme, avait ouvert la voie à la prise en compte des dimensions non-langagières dans la communication et l’implication du langage lui-même dans le réel4, Searle et Grice ont repris autrement ces idées. Grice en particulier, vise à « offrir une

explication fondationnelle de la signification non naturelle en termes d’intentions du locuteur. » Les intentions et les réponses peuvent être implicites au sens où le récepteur doit inférer du contexte et de la phrase ce qui est dit. La communication linguistique est conçue comme une pratique coopérative et permet ce type d’inférence. Sperber et Wilson aboutissent alors à des explications naturalistes et psychologiques d’une telle compétence : « les êtres humains seraient des systèmes complexes capables de traiter l’information d’une manière pertinente. (…) Le processus d’inférence vise à obtenir une efficacité cognitive (…). Ce qui est le plus efficace (ou le moins coûteux) est ce qui est le plus pertinent. »5 Pour Ambroise et Laugier « ce type de théorie est

désormais devenu une sorte de nouvelle orthodoxie dans la philosophie analytique du langage. »6

Le mouvement vient en fait de plus loin. Le « second » Wittgenstein (celui des Recherches) ne croit pas qu’il y ait des règles exogènes donnant la signification de ce qui est dit, indépendamment de ce qu’il nomme « l’occasion ». Le concept de vérité dans ce cadre devient alors contingent aux locuteurs, comme l’indique Travis dans sa lecture de Wittgenstein : « L’idée est qu’une description est vraie lorsque les choses sont comme on attend légitimement qu’elles soient, étant donné cette description. Ce qu’il est légitime d’attendre peut, à son tour, dépendre du type d’outils qu’elle doit

1 Sandra LAUGIER (2003) : « La perception est-elle une représentation ? », in J. BOUVERESSE et J.-J. ROSAT (Eds.),

Philosophies de la perception: Phénoménologie, grammaire et sciences cognitives, Odile Jacob, dorénavant [PEER].

2 Sandra LAUGIER (1977) : « Introduction », in W. QUINE (1969), Relativité de l’ontologie et autre essais, Editions

Flammarion, dorénavant [IRO], pp. X–XI.

3 Bruno AMBROISE et Sandra LAUGIER (2011) : « Introduction générale », in B. AMBROISE et S. LAUGIER (Eds.)

Philosophie du langage 2 – sens, usage et contexte, Librairie Philosophique J. Vrin, dorénavant [PL2].

4 John L. AUSTIN (1955): How to Do Things with Words, The William James Lectures Delivered at Harvard

University in 1955, Quand dire c’est faire. Seuil, Point essais, dorénavant [QDCF].

5 AMBROISE et LAUGIER [PL2], pp. 29–30.

6 « Sperber et Wilson offrent une conception radicalement intentionnaliste de l’efficacité du langage et,

suivant le chemin tracé par Searle et Grice, ils s’écartent résolument des aperçus austiniens. Avec eux, la signification se trouve ramenée à un usage du langage complètement déterminé par les intentions du locuteur, de telle sorte que les phénomènes linguistiques en viennent à dépendre de la psychologie. (…) Or, ce type de théorie est désormais devenu une sorte de nouvelle orthodoxie dans la philosophie analytique du langage, parfois matinée d’un contextualisme modéré qui n’entend surtout pas aller à l’encontre de l’idée que l’esprit vient déterminer en dernière instance le langage. » Pour Ambroise et Laugier, il s’agit d’une rechute « dans l’illusion scolastique dénoncée par Austin (…). En ce sens, la pragmatique contemporaine est une sorte de revanche masquée de la sémantique (…). » (AMBROISE et LAUGIER [PL2], p. 31.)

101 ou prétend être. »1 Les circonstances particulières du discours d’un locuteur font alors référence à

« comment il le dit, quand et où »2. Il serait naturel d’ajouter « à qui » et, surtout, « pourquoi », car

la question pourquoi ? est la seule qui puisse résumer dans sa réponse l’ensemble des circonstances pertinentes (grâce à la puissance d’une réponse narrative, comme nous le verrons). Reste à savoir à qui l’on pose l’ensemble de ces questions… Wittgenstein abordait en fait déjà la question de l’ontogénèse de la référence (dès les premières pages des Recherches3), même si la « psychologie »

reste un sujet évité : « Les enfants n’apprennent pas que les livres existent, que les fauteuils existent, etc., etc., — ils apprennent à aller chercher des livres, à s’asseoir dans un fauteuil, etc., etc. Plus tard bien sûr apparaissent les questions liées à l’existence des choses. »4 C’est Quine, qui

par un autre chemin, va théoriser cette ontogénèse de la référence, cette fois en assumant pleinement des considérations de nature psychologique.

Le schème conceptuel sans l’idéalisme

Dans Relativité de l’ontologie et autre essais, Quine multiplie les appels à la psychologie suite à « l’échec » de l’empirisme logique.5 Avec sa thèse de « l’indétermination de la traduction radicale »,

Quine avait déjà chamboulé le questionnement sur la signification ; mais il en déduit également une indétermination de la référence – « l’inscrutabilité de la référence ». Pour lui, nous dit Laugier, il y a en fait une triple relativité de l’ontologie : « d’abord, on ne peut demander ce qui existe, seulement demander ce qu’une théorie affirme exister (…) ; ensuite, on ne peut demander ce qu’une théorie affirme exister que relativement à une théorie d’arrière-plan ; et enfin, on ne peut demander ce qu’une théorie dit exister que relativement à la traduction, forcément indéterminée, de la théorie « objet » dans la théorie d’arrière-plan. »6

Nous sommes prisonniers de notre schème conceptuel7, et ce schème conceptuel est issu de

l’apprentissage du langage qui naturalise l’ontologie. Il n’y aurait donc aucun besoin de recourir au transcendantalisme de Kant pour une telle compréhension de la construction conceptuelle. McDowell suit d’ailleurs la même inspiration, s’appuyant sur une lecture de l’intuition chez Kant. « Dans l’expérience, on saisit, par exemple par la vision, que les choses sont d’une certaine façon, ce qui peut également être l’objet, par exemple, d’un jugement. »8 Toutefois, si les expériences

sont déjà dotées d’un contenu conceptuel, « c’est pour mieux accueillir l’état dans lequel les choses

1 Charles TRAVIS (2003) : Les liaisons ordinaires — Wittgenstein sur la pensée et le monde, Leçons au Collège

de France — juin 2002, Librairie philosophique J. Vrin, dorénavant [LOO], p. 43.

2 Charles TRAVIS [LOO], p. 51.

3 Ludwig WITTGENSTEIN (1953): Recherches philosophiques, Tel Gallimard, dorénavant [RP]. 4 Ludwig WITTGENSTEIN (1949-1951): On Certainty, Basil Blackwell, dorénavant [OC], §476.

5 « L’impossibilité de ce type de réduction épistémologique [où chaque phrase serait égalée à une phrase

libellée en termes observationnels et logico-mathématiques] a dissipé en fumée le dernier avantage qu’une reconstruction rationnelle faisait mine d’avoir sur la psychologie. » (QUINE [RO], p. 96), ou encore : « L’épistémologie, ou quelque chose de ressemblant, s’est simplement conquis droit de cité à titre de chapitre de psychologie et donc de sciences naturelles. Elle étudie un phénomène naturel, à savoir un sujet humain physique. Ce sujet humain est accordé à une certaine entrée que l’on contrôle expérimentalement — à certains patrons d’irradiations qui ont des fréquences convenables par exemple — et en la consommation des temps, ce sujet fournit comme sortie une description du monde extérieur tridimensionnel ainsi que l’histoire de celle-ci. » (ibid., pp. 96-97).

6 LAUGIER [IRO], p. XXXII.

7 Il n’y a donc « pas de point de vue possible, de l’extérieur, sur notre point de vue. (…) Tous les objets sont

théoriques. » (LAUGIER [IRO], p. XII).

102 se trouvent » et cet état est indépendant de notre pensée1. Ce kantisme sans transcendantalisme

propose une vision systémique, où nous sommes parties-prenantes de la dynamique, mais refuse l’idéalisme. Il s’agit de « reconnaître le contrôle rationnel que la réalité indépendante exerce sur notre pensée », sans tomber dans le mythe du donné : « un contenu conceptuel est d’emblée fourni aux impressions sensorielles »2. Même si la pensée de McDowell est plus systémique encore que

celle de Quine, les positions sont proches : comme pour Quine, il n’y a pas de point de vue possible de l’extérieur, ou d’à côté3.

Cette distance vis-à-vis de la possibilité d’accéder au réel est traitée selon les philosophes analytiques de façon diverses. Davidson propose par exemple le cohérentisme, où seule la cohérence entre nos croyances assure la possibilité de vérité, mais maintient que ce cohérentisme conserve la logique de la vérité-correspondance4. Nelson Goodman, dans La structure de

l’apparence, propose une neutralité, voire une réserve, au sujet de ce réel. Il s’interroge d’ailleurs : le monde physique est-il celui « du sens commun et d’une science dépassée », ou celui « très ardu et continuellement révisé de la théorie physique la plus récente ? »5 Une clef dans tous

ces développements, au-delà du psychologisme, puisque certains cherchent à s’en soustraire, est la dimension intersubjective des questions de langage et de vérité. Il est question d’apprendre, et d’apprendre ensemble.

L’ontogénèse et l’individuation

L’apprentissage du langage permet de mieux comprendre combien la question de l’individuation des objets est propre à une culture. Quine décrit cet apprentissage au travers d’« histoires de rencontres sporadiques, une portion dispersée de ce qui se produit » où n’est pas encore maîtrisé le « schème conceptuel adulte avec ses objets physiques mobiles et durables, identiques de moment en moment et de place en place » : « Nous, qui sommes adultes, nous en sommes venus à regarder la mère de l’enfant comme un corps autonome qui, selon une orbite fermée irrégulière, revient visiter l’enfant de temps en temps, et nous regardons le rouge d’une manière toute différente, à savoir comme éparpillé. L’eau, pour nous, est plutôt comme le rouge, mais pas tout à fait ; les choses sont rouges, seul le matériau est de l’eau. Mais la mère, le rouge et l’eau sont, pour l’enfant, tous d’un même type ; chacun d’eux est tout juste une histoire de rencontres sporadiques, une portion dispersée de ce qui se produit. Son premier apprentissage de ces trois mots se ramène uniformément au fait d’apprendre ce qui, dans ce qui se passe autour de lui, compte comme la mère, ou comme le rouge, ou comme de l’eau. Il n’est pas question pour l’enfant de dire dans le premier cas « tiens, maman à nouveau », dans le second cas, « tiens, une autre chose rouge », et dans le troisième cas « tiens, encore plus d’eau ». Les trois cas sont pareils : « tiens, plus de maman, plus de rouge, plus d’eau. » L’enfant peut apprendre les mots « maman », « rouge » et « eau » bien

1 McDowell [E&M], p. 58.

2 MCDOWELL [E&M], p. 60 et p. 67.

3 « Nous sommes toujours déjà engagés avec le monde dans une activité conceptuelle qui prend place au sein

d’un tel système dynamique. Pour qu’on puisse élaborer une compréhension viable de cette condition, alors il faut partir du sein du système. Et cela ne peut en aucun cas consister à décrire les ajustements du système au monde à partir d’une position marginale [from sideways on], c’est-à-dire, en circonscrivant le système à l’intérieur d’une limite, et en plaçant le monde à l’extérieur de cette limite. » (MCDOWELL [E&M], p. 68).

4 Donald D. DAVIDSON (1989) : « Une théorie correspondantiste de la vérité », in B. AMBROISE et S. LAUGIER (Eds.),

Philosophie du Langage 1, Signification, vérité et réalité, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, dorénavant [PL1].

5 « Nous ne tenterons pas davantage de nous ajuster à la fois à la légende la plus tenace et à la conjecture la

plus récente, que nous ne pourrons les réconcilier l’une avec l’autre. » (Nelson GOODMAN (1977) : La structure de l’apparence, Librairie Philosophique J. Vrin, dorénavant [LSA], p. 331).

103 avant de maîtriser les « finesses » de notre schème conceptuel adulte avec ses objets physiques mobiles et durables, identiques de moment en moment et de place en place. En principe, il peut faire la même chose avec le mot « pomme », le traitant comme terme de masse bénigne désignant de la matière indivise et sporadique de pommes. Mais il ne pourra jamais maîtriser pleinement le mot « pomme » dans son usage divisible, s’il n’a pas maîtrisé le schème des objets physiques durables et récurrents. »1

Selon Quine, des phrases entières peuvent être apprises en lien avec des stimulations sensorielles.2

La vraie question est triple : c’est celle de l’individuation, de la singularisation et de l’abstraction. Pour Quine, l’interprétation radicale est impossible, mais, dans une communauté donnée, le travail d’individuation est plutôt simple, car il s’appuie selon lui sur « une norme innée de similarité »3

renforcée par la communauté langagière.4 Certes, il faut décider continuellement si nous

interprétons « des rencontres particulières comme étant des rencontres répétées avec le même objet physique, ou comme des rencontres avec deux objets physiques distincts. » Notre critère de décision viserait à minimiser « le nombre des objets distincts, la brusquerie des changements de qualité et de position dans un intervalle de temps donné, et, de façon générale, le caractère irrégulier des lois de la nature. »5 Quine offre ainsi ce que Laugier nomme « une reprise physicaliste

et naturaliste de la construction carnapienne »6.

Carnap dans La construction logique du monde7 avait pour sa part proposé un mécanisme formel

d’individuation/abstraction. Il s’agissait, à partir d’un flux de données phénoménales8, de

reconstruire « le monde » – les objets en particulier9. Les objets ont un statut de fonction, et vont

1 QUINE [LMLC], p. 143. Quine reprend l’expression dans [RO], p. 19 : « Pour l’enfant au contraire, la mère,

rouge, et eau sont tous du même type : chacun d’eux n’est qu’un récit de rencontres sporadiques, qu’une portion éparpillée de ce qui se produit. »

2 « L’interjection « aïe » était une phrase d’un seul mot. Quant au mot « rouge » et « carré » employé

Dans le document Être ensemble et temporalités politiques (Page 101-114)