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Ergodicité et Mit-Sein

Dans le document Être ensemble et temporalités politiques (Page 129-132)

En conclusion, s’agit-il d’une ontologie ?

Chapitre 3 Ergodicité et Mit-Sein

« Imaginer, ce n’est pas seulement se représenter une chose absente, mais aussi se mettre à la place d’un autre être humain, proche ou lointain. »1

Qui philosophe ? – un philosophe ? – un homme quelconque ? – tout être pensant ? – le philosophe capable de conduire une épochè véritable ? – celui qui parle ? Comment penser la place du philosophe dans sa propre philosophie ? Pour y parvenir, une pensée systémique, au sens d’écologique, est requise. La pensée écologique est celle des systèmes, où le sujet, quelle que soit sa situation privilégiée, n’est jamais indépendant du contexte, et assume de plus sa responsabilité d’agent sur ce contexte. Penser y prend d’emblée une dimension réfléchie, les miroirs y étant multiples. Une pensée systémique ne peut se satisfaire du Cogito. Ou plutôt il lui faut d’emblée penser qu’un tel mouvement réflexif est celui de tous : chacun doit être potentiellement le « penseur » et se considérer lui-même comme l’un des éléments du monde qu’il rencontre et conçoit, imagine, selon les différentes philosophies réflexives à disposition. Pour une telle pensée du monde, nous retenons le terme de modélisation, au sens le plus simple du mot, qui sous-entend certes celui de représentation, mais qui sera commode pour mieux caractériser ce travail d’une pensée configurative2.

Nagel se pose ces questions dans The View from Nowhere3, sans finalement y répondre, hélas4.

Nagel veut réconcilier un point de vue subjectif avec un point de vue objectif, en présupposant l’existence de ce dernier. Par abstraction, à partir du point de vue subjectif, d’un « moi objectif », supposé a-centré, il imagine la convergence de tous les « moi » objectifs vers une forme

1 Paul RICŒUR (1995) : Le Juste I, Editions ESPRIT, Série philosophie, dorénavant [LJ1], p. 157.

2 Il nous faut pouvoir nous raconter une histoire qui illustre ce que l’on pressent : c’est le propre de toute

modélisation. L’on peut reprendre l’une des définitions proposées par le TLF dans la dimension épistémologique du terme : « On parle de modèle, en science, chaque fois qu'il y a renvoi d'une réalité concrète à une réalité idéale avec exploitation de leurs analogies descriptives. Analogie ne signifie nullement identité ; il existe même une différence de nature entre le modèle et le réel qu'il représente, le modèle ayant une valeur symbolique. »

3 « Ce livre parle d’un seul problème : comment combiner le point de vue d’une personne particulière à

l’intérieur du monde avec une vue objective de ce même monde susceptible d’inclure la personne et son point de vue. » (Thomas NAGEL (1986) : Le point de vue de nulle part, Editions de l’Eclat, dorénavant [PVNP], p. 7).

4 « En un sens, notre problème ne comporte aucune solution, mais reconnaître ce fait, c’est s’approcher aussi

127 d’objectivité.1 Le réalisme dont sont empreintes les analyses de Nagel, y compris son réalisme des

valeurs, est peut-être à l’origine de ses difficultés à résoudre le problème.

Nagel est l’un des philosophes analytiques qui parmi les premiers a pris position contre une philosophie de l’esprit trop enfermée dans le physicalisme. L’un de ses articles est resté comme un manifeste (Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ?2) : l’approche physicaliste à la troisième

personne sera toujours incomplète, puisque il est nécessaire d’y ajouter une approche à la première personne. Nagel garde un optimisme plus grand encore que celui de Peirce, qu’un jour nous comprendrons mieux notre cerveau et le monde et qu’il sera possible de renouveler radicalement nos points de vue (ce qu’il appelle l’éveil)3 mais d’ici là nous devons selon lui faire l’effort de se

décentrer pour gagner en impartialité4.

Ce qui est troublant dans l’approche de Nagel est sa façon d’accepter qu’une chauve-souris voit le monde différemment de lui, tout en menant un combat aussi féroce face aux philosophes idéalistes5. Ce qui est gênant c’est que cela le conduit selon nous sur de fausses pistes. Son point

de départ, il le reconnait lui-même, est biaisé : « Le problème qui consiste à réunir les conceptions subjectives et objectives du monde peut être abordé de l’un ou l’autre côté. (…) C’est la deuxième version du problème qui m’intéresse plus particulièrement, c’est l’inverse du scepticisme, car c’est le donné qui est la réalité objective – ou l’idée d’une réalité objective –, et c’est la réalité subjective qui, par contraste, devient problématique. »6 Il nous semblait que l’expérience individuelle était

première, mais acceptons l’idée que ce soit différent pour Nagel.

Néanmoins, l’insert que fait Nagel dans cet extrait : « ou l’idée d’une réalité objective » aurait pu lui offrir d’autres solutions que celles qu’il explore. Mais son anti-idéalisme l’aveugle quelque peu. De même, dans une note de bas de page, il constate que son concept clef pour avancer, le « moi objectif »7, ressemble quelque peu à l’ego transcendantal des phénoménologues8, mais il n’en fait

1 « Parce qu’une conception a-centrée du monde est une conception vers laquelle différentes personnes

peuvent converger, il existe un lien étroit entre l’objectivité et l’intersubjectivité. » (NAGEL [PVNP], p. 78).

2 ThomasNAGEL (1974): “What is it like to be a bat?”, The philosophical review, dorénavant [ABAT]. Pour Nagel

nous n’avons absolument aucun moyen de savoir quelle expérience du monde fait un être (une chauve-souris par exemple) sans être soi-même cet être. Certes, l’on peut imaginer ce que ça fait de voler, de naviguer à l’aide d’un sonar, d’être pendu la tête en bas, etc. mais ça ne nous dira jamais ce qu’il en est du point de vue d’une chauve-souris.

3 NAGEL [PVNP], p. 101.

4 NAGEL pense que l’intersubjectivité de l’expérience tend vers l’universel, que nous ne pouvons comprendre

aujourd’hui, mais qu’il affirme.

5 Il y consacre un chapitre entier (pp. 109-132), mais l’ensemble du livre est, selon nous, une polémique contre

le physicalisme et contre l’idéalisme.

6 Il poursuit : cette version « s’accorde bien avec un parti pris pour la science physique considérée comme un

paradigme de la compréhension. Mais si nous admettons, sous l’influence du réalisme, qu’il y a des choses qu’on ne peut pas comprendre de cette façon, il faut alors rechercher d’autres manières de les comprendre. L’une d’elles consiste à enrichir la notion d’objectivité. Mais tenir absolument à ce que dans chaque cas l’analyse correcte d’un phénomène soit la plus objective et la plus détachée possible, risque fort de nous conduire à des conclusions réductrices. J’ai soutenu que la séduction qu’exerce la réalité objective est fondée sur une erreur. Il ne s’agit pas du donné. La réalité n’est pas simplement la réalité objective. Parfois, dans la philosophie de l’esprit, mais également ailleurs, on ne trouve pas la vérité en s’éloignant aussi loin que possible de son point de vue personnel. » (NAGEL [PVNP], pp. 35-36).

7 « Comment abstraire le moi objectif de la personne T.N. ? » (NAGEL [PVNP], p. 76).

8 « Le moi objectif est la dernière étape du sujet qui se détache, avant qu’il ne se réduise à un point dépourvu

128 rien, au contraire. Il tourne la question de départ d’une façon qui le condamne à n’obtenir qu’un monde sans point de vue, existant, unique, inaccessible, mais qu’on peut approcher, sans trop de biais, si on fait un effort… « Comment est-il tout simplement possible que je sois une personne particulière ? (…) comment il est seulement possible que je sois quelque chose d’aussi spécifique qu’une personne dans le monde ».1 Selon nous, sauf à avoir subi un lavage de cerveau idéologique,

cette question n’est pas naturelle, au sens où elle présuppose le monde physique extérieur et découvre presque par surprise le « je ». Pour le moins, elle n’est empiriquement attestée par aucune étude de psychologie appliquées. Travailler ensuite de manière détaillée à répondre à une telle question sans jamais la remettre en cause nous semble dommage.

Si nous souhaitons garder l’idée principale – très généreuse au demeurant – qu’une « conception a-centrée du monde doit inclure tous les innombrables sujets de conscience en les plaçant à peu près sur un pied d’égalité », nous ne pensons pas que « lorsque nous concevons le monde comme a-centré, nous le concevons tel qu’il est. »2 Aussi haute soit l’idée scientifique, par essence, une

conception reste une conception, et elle émane du point de vue de quelqu’un. Ce n’est pas du solipsisme selon nous, ni de l’idéalisme, c’est de la rigueur. Le souci, c’est que les résultats en sont radicalement modifiés.3

Ainsi, malgré son ouvrage dédié à la question, il nous faut donc chercher ailleurs que chez Nagel des pistes pour résoudre la question du philosophe dans une philosophie écologique. Dans le chapitre précédent, nous avons vu que Quine et McDowell offraient une pensée de nature systémique, interdisant tout point de vue extérieur (Quine) ou tout point de vue de côté (McDowell). L’enaction, que nous avons discutée dans l’Introduction, repose également sur l’ambition de rapprocher comme Nagel les deux points de vue de la première et de la troisième personne. Dans la cybernétique de deuxième ordre, qui, avec les travaux de von Foerster, vont influencer Bateson comme Varela, l’observateur s’inclut lui-même dans le système observé. Notre préoccupation est bien de même nature, puisque nous posons la question du modélisateur dans le système qu’il modélise.

Dans ces différentes philosophies nous n’avons toutefois pas trouvé de conceptualisation satisfaisante de notre question. Souvent, sans même prendre le temps d’aboutir à une absence de résultat comme Nagel, il est annoncé l’impossibilité logique de résoudre cette question. Il nous faut pourtant la travailler si nous souhaitons avancer et proposer un cadre pour une philosophie politique et morale. Dans la première partie de ce chapitre nous étudions une piste, offerte par l’individualisme méthodologique complexe de Dupuy, les travaux de Guesnerie et l’appui des analyses de Peirce et d’une hypothèse statistique, l’ergodicité. Cette partie vise à définir les contraintes qui pèsent sur une pensée qui se veut systémique. Nous montrons dans une seconde partie comment la phénoménologie herméneutique, pourvu qu’elle accepte d’emprunter à la fois à Ricœur et à Heidegger, peut être une philosophique systémique.

pas « l’idéalisme transcendantal » auquel est liée sa phénoménologie. » (NAGEL [PVNP], note de bas de page pp. 76-77).

1 NAGEL [PVNP], p. 68. 2 NAGEL |PVNP], p. 70.

3 Ricœur avait cherché à reprendre le concept de point de vue impersonnel. Toutefois « L’impartialité comme

capacité de transcender le point de vue individuel reste à fonder dans d’autres capacités humaines » (Paul RICŒUR (2001) : Le Juste 2, Editions ESPRIT, Série philosophie, dorénavant [LJ2], p. 80). D’ailleurs, pour Ricœur, elle est de l’ordre de la croyance : « Je crois que je suis capable d’impartialité au prix du conflit entre les deux points de vue dont je suis également capable. » Elle relève de l’attestation plus que du « vrai » (RICŒUR [LJ2], p. 81).

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Ce qu’impose une pensée systémique

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