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Phénoménologie herméneutique et inférence inductive

Dans le document Être ensemble et temporalités politiques (Page 54-57)

Première partie : Ontogénèse d’un réel partagé

Chapitre 4. Phénoménologie herméneutique et inférence inductive

Le chapitre propose de mieux décrire le processus d’inférence inductive qu’est l’apprentissage. A la fois autre et comme les autres, notre prochaine rencontre avec le monde doit être assimilée. L’inférence inductrice est sollicitée. Celle-ci depuis Hume pose question. Les approches statistiques sont-elles fondées ? L’induction s’appuie-t-elle sur des lois causales ou permet-elle leur identification ? Si notre système interprétatif est peu modifié par l’expérience, l’induction est quasi-statique (les évolutions sont suffisamment lentes pour que l’hypothèse d’équilibre soit à chaque instant justifiée) : elle sert d’une part à affiner notre langage, au travers du recoupement d’expériences, d’autre part à élaborer des règles qui ont vocation à nous transcender. Si en revanche l’événement nous bouscule, quel statut a le nouveau ? Dans les deux cas, la phénoménologie requise pour décrire notre accès au monde est herméneutique, et l’hypothèse d’une perception déjà configurée sous forme narrative permet d’ouvrir la phénoménologie herméneutique aux concepts de l’apprentissage statistique.

L’inférence inductive est un mode de raisonnement ou de pensée qui nous fait aller de l’observé vers l’inobservé, et plus précisément de l’observation d’événements présentant une caractéristique commune vers la prédiction d’un autre événement de même caractéristique, ou vers l’établissement par généralisation d’une loi : « la plupart des A sont des B, alors le prochain A sera un B » ; « la plupart des A sont des B, alors tous les A sont des B ».

Ainsi définie, l’on comprend qu’il est difficile de fonder en raison une telle pratique, même si dans les faits nous ne cessons d’y avoir recours. Hume s’en était ému et le problème de l’induction est depuis posé dans les termes de son aporie : d’une part, il n’est pas possible de fonder logiquement l’induction, et tout argument visant à la fonder (nous procédons ainsi depuis la nuit des temps, le futur ressemble au passé) ne peut faire appel qu’à l’induction elle-même, créant ainsi un raisonnement circulaire ; d’autre part, la pratique de l’induction est partout présente.

De nombreux travaux issus d’approches très différentes (philosophiques, logiques, probabilistes, psychologiques) ont été conduits sur ce thème depuis Hume. Nous en présentons dans une première partie une brève lecture axée sur trois cheminements : les tentatives de fondements statistiques de l’induction ; le débat sur l’existence de lois de la Nature (Armstrong versus Lewis) ; et la phénoménologie de l’induction issue des études de psychologie expérimentale.

Nous détaillons les débats qui ont conduit à une théorie de l’apprentissage statistique qui intègre les relations causales (des lois) dans l’ajustement bayésien traditionnel, et qui permettent dès lors

52 de rattacher l’inférence inductive à la grande famille de la pensée scientifique (Gelman et Shalizi par exemple). La modélisation des relations causale et les modèles structurels de causalité de Menzies convergent également vers une représentation sophistiquée de l’apprentissage statistique et de l’induction. Ceux-ci sont mis à l’épreuve depuis plusieurs années en psychologie expérimentale. Nous étudions les principaux résultats de ces travaux notamment à partir de Sloman et Lagnado et de Griffiths, Kemp et Tenenbaum. Au total, les modèles structurels statistiques, les modèles de la théorie de l’apprentissage statistique, ou encore les modèles de causalité sont dorénavant construits sur l’idée que les individus disposeraient de bases de connaissances et d’outils de simulation de lois causales, et, dans la plupart des cas, qu’ils auraient recours à tests statistiques permettant d’identifier ces lois et de donner crédit à cette base de connaissance. Ces modèles d’apprentissage présentent ainsi l’intérêt d’identifier de façon endogène les lois sur lesquelles les tests sont ensuite construits.

Dans une seconde partie, nous confrontons ces différents travaux à l’hypothèse d’ontogénèse narrative. Celle-ci peut se formulercomme : 1/ notre accès au réel se fait sous une forme narrative (en un sens large) ; 2/ notre rencontre répétée avec un réel au présent continu nous conduit à inférer des lois dans un présent de vérité générale (ou présent d’universalisation) : à force de constater chaque jour qu’il est en train de manger des pommes, j’infère : « il mange des pommes » comme une règle générale, que je pourrais ensuite réutiliser dans mon corpus de connaissances lorsque je conduirai une nouvelle inférence et/ou prendrai une décision. La métaphore statistique de l’apprentissage bayésien, qui corrige les croyances a priori par l’incorporation des nouvelles informations au fur et à mesure de leur rencontre, permet alors de mieux détailler le fonctionnement de certains process en jeu dans notre rapport au monde. La question ontologique du nouveau reste toutefois en suspens : pré-existe-t-il ? Réalise-t-il une occurrence d’un possible prédéfini ? Est-il radicalement autre ?

Dans cette partie, nous insistons également sur l’importance de ne pas séparer les deux optimisations, celle qui permet l’identification statistique des lois (les moindres carrés par exemple), et celle qui modélise (de façon métaphorique également) notre utilité : c’est la généralisation du principe du learning by doing, c’est aussi l’inséparabilité à laquelle tient le pragmatisme de Dewey lorsqu’il refuse de séparer connaissance et action. Par ailleurs, si les objets sur lesquels nous bâtissons des statistiques sont des histoires, il convient de penser une distance entre histoires et de voir les lois quasi-causales (retenues comme présent d’universalisation) comme les axes factoriels d’un système dynamique. Nous pouvons alors mieux décrire les deux opérateurs présentés dans les chapitres précédents, celui d’absorption (l’individuation et l’universalisation qui vont en particulier donner naissance au lexique de nos langues), et celui de possibilisation, proche des variations imaginatives de Ricœur.

Nous nous tournons alors dans une troisième partie vers la phénoménologie herméneutique. Nous montrons qu’en est possible une lecture acceptant l’inférence et l’apprentissage, au sens où nous les aurons redéfinis, comme clefs essentielles. A cette fin nous relisons notamment Husserl et Marion, Ricœur et Heidegger.

En conclusion, l’inférence inductive aujourd’hui considère conjointement la question statistique et celle nomologique de relations causales entre types d’événements. Elle reprend de plus en plus une logique bayésienne de mise à jour des croyances en ces relations causales adjointes aux informations passées au sein d’une base de connaissance. Elle esquive toutefois la question du nouveau : l’hypothèse de processus statistiques sous-jacents contraignant ce nouveau à être une source d’apprentissage des paramètres de la loi conditionnellement au présupposé de cette loi ne permet pas de penser le radicalement nouveau. Il faut se tourner vers la phénoménologie pour que la donation s’associe plus facilement à une ouverture véritable au nouveau. Pour faire le lien avec l’inférence inductive, nous proposons une lecture de la réduction phénoménologique comme

53 projection du nouveau sur la base de connaissance. Le projeté remplit la visée tandis que le donné est le complément orthogonal à la base de connaissance. Le cercle herméneutique décrit alors un process d’apprentissage où la phase de test d’une hypothèse est la rencontre avec le monde. Nous considérons que le passage obligé dans la quotidienneté que décrit Heidegger peut, par exemple, correspondre à ce moment empirique.

C’est toutefois chez Ricœur que nous trouvons les étais les plus solides à nos propres hypothèses, à la fois du côté des variations imaginatives qui proposent une projection sur une base de connaissance étendue grâce au travail de l’imaginaire et du narratif, à la fois également du côté de sa théorie du texte qui renforce l’idée husserlienne d’un accès au monde déjà configuré (avec Ricœur, cet accès est sous une forme quasi-causale dont la richesse n’est bien décrite que par la structure narrative), à la fois enfin par la dé-temporalisation des textes de référence que nous voulons associer à notre process de mise au présent d’universalisation.

Chapitre 5. L’équivoque

Dans les chapitres précédents, nous avons exposé l’hypothèse d’ontogénèse d’un réel dont l’accès ne se fait qu’au travers d’histoires. Une réserve apparaît immédiatement, celle que l’on adresse généralement aux approches narrativistes, dont les pratiques sont parfois sujet à caution. Cette réserve tient à la possibilité infinie de réécrire une histoire sur la base des mêmes faits. Afin de traiter ce point, nous revenons avec Ricœur à la question d’une épistémologie de la science historique, car le rapport histoire/vérité y est le même.

Nous nous tournons ensuite vers la notion de plausible pour montrer qu’il ne peut s’agir seulement d’une catégorie du discours mais bien d’une catégorie logique, voire d’une catégorie du réel sous l’hypothèse d’une ontologie événementielle. Pour cela nous étudions les idées de probables, de possibles et de virtuel chez Granger.

Le fait que dans notre hypothèse, et en accord avec Ricœur, nous ne cessions de réécrire l’histoire, nous confronte à la question de la flèche du temps. Celle-ci pose question, d’une façon duale à celle que pose l’idée de nouveau.

Muni de la notion de plausible, nous déclinons néanmoins à l’histoire individuelle les réflexions sur la science historique proposée par Ricœur. Nous montrons alors comment la multiplicité des histoires est au cœur même de notre mode d’être, et nous étudions ce que le pacte de vérité de l’historien devient dans notre quête d’authenticité, y compris au sens heideggérien du terme. L’authentique et la sincérité sont alors des concepts qui sont requis dans leur version amorale (indépendamment de toute morale) pour progresser vers l’idée de conscience de soi et de reconnaissance de son identité narrative. La reconnaissance dans l’échange permet de résoudre un peu plus l’équivoque : l’exposition au dire-vrai des autres est certes source d’une déstabilisation temporaire, mais elle affermit la quête de soi. Pour nous, l’appel à l’authenticité heideggérienne n’a de sens que dans le cadre élargi de la communauté. Les enjeux de chacun ne prennent sens que par la considération de ceux des autres. C’est bien dans ce jeu ou ce travail que permet l’équivoque avec la fonction référentielle que peut se constituer le monde et le sujet, par une réappropriation du dire-vrai comme acte à part entière, comme décision d’être et d’être soi. Cette perspective est confortée par l’analyse de Foucault de la parrêsia et sa véridiction. Le rapport aux autres et à la vérité prennent néanmoins une autre tournure, plus éthique, et dorénavant esthétique.

En conclusion, la question de l’éthique constitutive d’un soi pérenne comme celle de l’esthétique de l’existence réclament des approfondissements et une compréhension plus large du vivre- ensemble, que nous travaillons dans la Seconde partie. Nous concluons sur l’équivoque et son rôle de pivot dans un monde où le nouveau est peut-être apporté ontologiquement par la métaphore et le jeu avec les mots, ce que nous étudions également dans les chapitres qui suivent.

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Seconde sous-partie : La dimension temporelle de l’accès au réel

Le temps a été omniprésent dans les chapitres précédents, mais nous avons repoussé à chaque fois cependant la clarification de son analyse. Puisque le temps se loge dans notre proposition d’ontogénèse à la fois dans l’unité principielle de notre accès au monde (l’événement configuré), et à la fois dans la dimension temporelle de l’apprentissage, il convient d’en dire plus sur sa place dans un monde partagé. Cette seconde sous-partie vise à compléter notre étude ontologique en cherchant les différents modes d’être du temps, car nous pensons qu’il est l’une des façons de penser le partage du réel au sein d’une communauté. Nous étudions pour cela les différentes approches de Ricœur, Heidegger, Husserl et Bergson, puis nous cherchons comment le temps pourrait être, selon l’expression de Ricœur, un singulier collectif. Le temps contenu dans les récits serait le premier mode d’être du temps, (imparfaitement) partageable. Un second mode d’être du temps nous est proposé par le second Heidegger et la pensée orientale du temps. Nous en proposons une phénoménologie dont le paradigme serait la métaphore, par la mise en regard paradoxale de deux mondes possibles et sa violence ontologique, ou les koans des moines bouddhistes, par l’injonction paradoxale à changer de niveau de conscience.

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