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Travaux à conduire

Dans le document Être ensemble et temporalités politiques (Page 83-87)

Il nous paraît légitime de pousser conceptuellement la modélisation de l’advenant comme modélisateur. Des hypothèses supplémentaires dans le rapport au corps propre, au corps de l’autre, et à l’autre comme compagnon d’aventure, sont sans doute à ajouter pour que la dynamique du système modélisé rende compte au mieux de l’aventure humaine. L’événement au sens événemential devrait pouvoir supporter dans ce cadre le « passage à la limite du continu » que nous suggérons.

Il paraît également envisageable de densifier l’histoire de nos histoires sur une base ontologique qui serait le fait/événement et non l’étant. La découverte humaine du monde, par absorption du non-sens de l’événement, serait susceptible alors de faire émerger verbes et substantifs par recoupement des expériences. Un opérateur de possibilisation, proche des variations imaginatives de Ricœur, permettrait aussi de rapprocher les deux concepts d’ipséité. L’identité narrative

dans lequel toute aventure prend place, de la naissance à la mort. (…) C’est toujours un seul et même monde que l’événement bouleverse » (ROMANO [ET], pp. 303-304)

1 « Il y a ainsi une réponse vraie, une conclusion finale, vers laquelle gravite constamment l’opinion de chaque

homme. Il peut s’en éloigner pour un temps, mais si on lui donne plus d’expérience et de temps pour considérer la question, il finira par s’en approcher. L’individu peut ne pas vivre assez longtemps pour atteindre la vérité ; il y a un résidu d’erreur dans les opinions de tout individu. Peu importe ; il reste qu’il existe une opinion définie vers laquelle, dans l’ensemble et à long terme, tend l’esprit de l’homme. Sur de nombreuses questions l’accord final est d’ores et déjà atteint, il le sera sur toutes, si l’on peut disposer d’assez de temps. » (PEIRCE [CSP1], p. 141). A noter que la question de l’exogénéité de « l’opinion finale », et donc du réel, se pose ici aussi, et que ce choix est purement axiomatique, voire une pure croyance qui se surajoute à l’ensemble de la pensée de Peirce.

81 trouverait alors sa place et introduirait une pré-forme d’éthique au sein de l’herméneutique événementiale.

Enfin, l’ontologie implicite à la métaphore vive pourrait s’approcher de la rupture de sens de l’événement. La question de l’émergence du nouveau est un sujet difficile. Varela concluait une de ses interventions par « la vraie nouveauté surgit de la nature même des mécanismes opérationnellement clos »1. C’est bien ce type de pensée systémique qu’il faut travailler si l’on veut

conceptualiser le nouveau sans transcendantalisme. D’une certaine façon, la capacité de reconfiguration que propose Ricœur permet de penser l’émergence endogène du nouveau. Nous verrons toutefois qu’une forme de radicalement nouveau nécessite peut-être une hypothèse ontologique spécifique.

1 Francisco VARELA (1992) : « L’auto-organisation, de l’apparence au mécanisme », Colloque de Cerizy, L’auto-

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Chapitre 2 : Ontologie événementielle et

narration

« Je crois que les sans-nom, les peuples, les enfants aiment les histoires, – ils les chantent et ils les dansent, vous savez –, parce qu’elles sont la forme langagière dans laquelle le temps est aimé pour sa puissance oublieuse. »1

L’étude de l’herméneutique événementiale de Romano a conduit à nous interroger sur les événements du quotidien aux côtés des événements qui font date dans l’histoire de chacun. Nous souhaitons pouvoir penser un monde où la différence entre les deux ne serait qu’une question de degré, et forcément a posteriori, et du point de vue de chaque advenant. Pour cela, une ontologie de l’événement est sans doute à mobiliser. La philosophie analytique a été à l’origine de trois ontologies faisant une place explicite aux événements dans « l’ameublement du monde » : l’ontologie des événements de Davidson, le concept de nature de Whitehead et la sémantique des situations de Perry et Barwise.

Davidson, dans The Logical Form of Action Sentences2 cherche à représenter formellement les

phrases d’actions sans que les verbes ne soient fonction d’un nombre variable d’arguments (ce qu’on appelle une polyadicité variable) au gré des modifications adverbiales venant le préciser (je marche, je marche seul, je marche seul dans les rues, etc.). Pour cela, il a recours au concept d’événement, susceptible de servir de référence stable, pouvant être décrit ensuite de différentes manières. En procédant ainsi, Davidson ouvre alors la porte à une ontologie événementielle, du fait de la vision correspondantiste de nombreux philosophes analytiques (cette approche, issue de Frege, attribue un statut ontique à ce à quoi fait référence une proposition) : si un événement sert de référence dans les discours, il doit donc exister en tant que tel.

Bien avant Davidson, Whitehead avait proposé une description de la nature sur la base de l’événement comme seule réalité, la nature étant un seul et unique événement que notre perception « découpe » en morceaux (The Concept of Nature, 19203). Plus tard, dans Process and

reality4, c’est une véritable cosmologie qu’il construisit sur ces prémisses.

1 Jean-François LYOTARD (1977) : Instructions païennes, Editions Galilée, dorénavant [IP], p. 66.

2 Donald DAVIDSON (1967) : « La forme logique des phrases d’actions », reprise dans Donald DAVIDSON (1967) :

Actions et événements, PUF, dorénavant [AE], p. 149.

3 Alfred North WHITEHEAD (1920) : Le Concept de Nature, Librairie Philosophique Vrin, dorénavant [LCN]. 4 Alfred North WHITEHEAD (1929) : Procès et réalité - Essai de cosmologie, Paris, Editions Gallimard, dorénavant

83 Enfin, Perry et Barwise1 proposèrent dans les années 1980 une théorie des situations (où les

situations englobent en particulier les événements) qui permit de fonder ce qu’on appelle la Sémantique des situations. Une situation serait un morceau du réel, son constituant élémentaire. Un événement serait une situation dans le temps.

La Sémantique des situations, comme l’ontologie davidsonienne, devaient donner lieu à de nombreux développements en sémantique dans une période où la philosophie du langage était encore au centre des débats. Sur le dernier quart du vingtième siècle néanmoins, la philosophie analytique, marquée initialement par l’antipsychologisme de Frege et le correspondantisme, allait évoluer : la philosophie du langage devenait philosophie du langage ordinaire tandis que la philosophie de l’esprit ouvrait de nouveaux débats avec les cognitivistes et les avancées de l’imagerie neuronale. Quine, notamment, grâce à qui l’empirisme logique du Cercle de Vienne avait gagné les Etats Unis, avait bouleversé dans les années 602 le monde philosophique

correspondantiste et remis la psychologie sur le devant de la scène. A défaut d’une ontologie formelle universelle, Quine proposait notamment une ontogénèse de la référence. L’endogénéité du monde à partir duquel nous pensons et agissons, telle que Quine la suggère, rend possibles des ponts entre différentes pensées, réalistes, pragmatistes3, idéalistes ; c’est du moins ce que nous

espérons.

La psychologie de l’apprentissage dans les décennies qui suivirent allait mettre en évidence une compétence particulière de l’être humain, la compétence narrative. L’entrelacement des avancées de la sémantique formelle sur l’analyse des discours et du déploiement du narrative turn que l’on observa dans différents champs des sciences humaines offre rétrospectivement de nombreux outils conceptuels. Certains, du fait des excès narrativistes d’autres, restent prudents sur cette dimension du discours dans la compréhension de qui nous sommes ; la philosophie analytique pour sa part n’en finit pas de renoncer à ses dogmes, sans pour autant offrir une ligne directrice claire en termes d’ontologie.

Nous présentons dans une première partie ces trois ontologies événementielles qui ont marqué la pensée du XXème siècle, ainsi que les débats métaphysiques et les suites sémantiques qu’elles ont provoqués. Cette partie se conclut par la réception que fit Paul Ricœur aux idées de Davidson, et associe l’idée de narration à celle d’événement. Dans une seconde partie, nous étudions la fin de l’antipsychologisme entrainée par Quine et la façon dont l’ontogénèse de la référence peut être aujourd’hui de plus en plus associée à la compétence narrative. Enfin, nous suggérons dans une troisième partie ce que pourrait être une ontologie événementielle fondée sur le narratif.

L’alternative que nous proposons s’appuie sur Peirce autant que sur Ricœur et propose une perception configurée des événements, c’est-à-dire une perception qui lui donne sens d’emblée au sein d’une histoire. Ainsi perçus, les événements viennent enrichir notre compréhension du monde en s’assimilant à d’autres histoires préexistantes. Les événements étudiés par Romano qui eux, justement, ne permettent pas une assimilation directe, sont présentés comme des histoires non

1 Jon BARWISE et John PERRY (1983) : Situations and Attitudes, Cambridge, dorénavant [SA83] ou Jon BARWISE

et John PERRY (1999) : Situations and Attitudes, Stanford [SA99], ainsi que Jon BARWISE (1981): "Scenes and Other Situations", The Journal of Philosophy, dorénavant [S&OS].

2 Williard van Orman QUINE (1960) : Le mot et la chose, Editions Flammarion, champs essais, dorénavant

[LMLC], et Williard van Orman QUINE (1969) : Relativité de l’ontologie et autre essais, Aubier-Montaigne, 1977, Editions Flammarion, dorénavant [RO].

84 saturées, en attente de relecture pour trouver leur sens. La question de savoir dans quelle mesure il s’agit là d’une ontologie est finalement débattue.

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