• Aucun résultat trouvé

La nécessité d’une explicitation de l’ontogénèse

Dans le document Être ensemble et temporalités politiques (Page 175-178)

Si Husserl souligne chaque fois le travail de genèse qui s’accomplit dans la réduction, il n’étudie pas systématiquement le travail d’apprentissage progressif. Certes, ce thème apparaît, mais Husserl n’articule pas totalement la genèse issue du flux hylétique lié à une expérience transcendantale particulière et celle du flux hylétique de toute une vie.

L’habitualité

Le thème apparaît au travers de la permanence des objets et de l’ego transcendantal, et du concept d’habitualité ou d’habitus. « Naturellement toute activité, et donc aussi cette activité réflexive, produit un certain acquis qui est un « habitus ». Par le traitement théorique nous acquérons une connaissance habituelle, c’est-à-dire que tel objet qui est pour nous nous devient familier dans les propriétés que nous ne lui connaissions pas auparavant — il en va de même de la connaissance de soi-même par le traitement théorique de soi-même. » Ce qui « persiste-habituellement-comme- valide » devient « des propriétés fixes de nous-mêmes en tant que sujets égologiques, en tant que personnes, que l’attitude réflexive peut trouver en nous comme constituant notre être propre. »5

La possibilité de répéter la même expérience conduisant à la même élucidation du même sens d’un même objet fonde la certitude de permanence. Mais l’ego transcendantal hérite en parallèle de ces habitualités qui le constituent. Ici encore, il convient de penser dynamiquement. Si « toutes les perceptions sédimentées, confirmées ou niées, fondent un habitus, c’est-à-dire une façon

phénomènes se nomment précisément des événements — selon que la caractéristique de l’événementialité rassemble toutes celles auparavant reconnues au phénomène donné. » (MARION [E&D], pp. 268-269).

1 Voir Chapitre 1.

2 « Je veux dire que rien d’autre ne doit nous intéresser que précisément cette modification subjective des

modes de donnée, des modes d’apparition, des modes intrinsèques de valeur, laquelle se déroulant constamment et se nouant synthétiquement sans cesse dans le passage d’un flux, produit la conscience unitaire du pur et simple « être » du monde. » (HUSSERL [CSE], p. 166).

3 HUSSERL [MCIP], pp. 78–79.

4 Nous traiterons ailleurs le rôle du temps chez Husserl (Chapitre 6). 5 HUSSERL [CSE], pp. 124-125

173 singulière de constituer le monde »1, il faut imaginer que ces structures de l’ego transcendantal

évoluent à chaque synthèse, voire à chaque nouveau flux hylétique. Il faut penser ces habitualités comme les axes structurant notre base de connaissance. Housset, dans son commentaire de la quatrième méditation, en vient d’ailleurs à souligner que « le monde environnant n’est donc pas le corrélat noématique d’un je abstrait et sans histoire, mais le corrélat noématique d’un je qui se constitue lui-même dans ses formes noétiques persistantes, dans l’unité d’une histoire. »2

Une autocorrection en continu

Le thème de l’apprentissage apparaît également à propos des synthèses infirmatives ou confirmatives. Lavigne, dans son commentaire de la troisième méditation, décrit ce que l’on peut considérer comme un apprentissage : « Le décours phénoménal des datas hylétique nouveaux (de forme, couleur, sonorité, etc.) se constitue en conformité à une loi de variation, qu’il est possible d’anticiper sur la base des changements déjà advenus, rétentionnellement conscients. Deux cas sont dès lors possibles : ou bien les datas nouvellement apparus s’avèrent conformes au style de variation préfiguré par les précédents, et leur donation est vécue comme motivant une « synthèse confirmative », qui renforce la légitimité du sens d’appréhension annoncé ; ou bien les nouveaux datas ne sont pas conformes au style de variation anticipé, et leur apparition motive alors une « synthèse infirmative », vécue comme « désillusion », et valant comme démenti objectif du sens d’appréhension envisagé. » 3

Mais cette désillusion remplace-t-elle brutalement les représentations a priori ou bien les « corrige- t-elle » en proportion de l’importance de la nouvelle donation, ce qui serait plus conforme à la métaphore d’un apprentissage statistique ? Lavigne nous engage bien à interpréter ce processus correctif comme un apprentissage continu : « les datas inattendus — car contraires au style d’ensemble — sont (…) appréhendés comme motivant une correction de la donation de sens antérieur, c’est-à-dire engagent la visée d’objet sur la voie d’un autre style potentiel de variation, modifié certes, mais continu et lui-même cohérent. »4 Cette correction est une modification de sens

qui a lieu par la « modification de l’horizon protentionnel des diversités anticipées comme normales (c’est-à-dire cohérentes dans leur déroulement). »5 On peut trouver hardi d’associer cette forme

d’apprentissage à une démarche bayésienne, mais cette idée d’une modification continue est bien conforme à l’idée d’un apprentissage progressif avec correction de la visée normale par prise en compte de la « dernière » observation.

Nous avons noté dans la première partie que tout apprentissage réclamait un critère. Qu’en est-il du phénoménologue dont l’épochè est censée exclure toute préoccupation ontologique ? De fait, et Husserl le souligne, « dans le renversement d’attitude de l’épochè rien n’est perdu, aucun des intérêts ou des buts de la vie mondaine et donc rien non plus des buts de la connaissance. »6 Au

total, la recherche husserlienne correspond bien à une logique d’apprentissage, avec une finalité

1 HOUSSET [CQM], p. 114.

2 HOUSSET [CQM], p. 114. Il poursuit en reformulant cette idée de co-genèse historique : « Ainsi, le je n’est

concret que dans sa relation à un monde qu’il constitue, et il n’y a de monde (au sens du monde de la vie) que pour un sujet lui-même vivant, c’est-à-dire en genèse. Cette co-appartenance entre la genèse de l’ego et la genèse du monde, cette connexion entre les déterminations de l’objet et les habitus du sujet, est ce qui assure la possibilité de l’élucidation phénoménologique comme auto explicitation de l’ego. » (ibid., p. 114).

3 LAVIGNE [CTM], p. 85. 4 LAVIGNE [CTM], p. 85. 5 HUSSERL [CSE], p. 184. 6 HUSSERL [CSE], p. 200.

174 mais éventuellement sans fin, « en liaison avec un processus historique infini d’approximations. »1

Il s’agit d’atteindre « la pré-donnée » de « ce monde qui possède et acquiert toujours sous de nouvelles figures dans notre vie de conscience son sens et sa valeur d’être, et de la façon dont il les possède et les acquiert. »2 Les horizons ne s’éclaircissent pas, ils se renouvellent sans cesse3.

Ontogénèse narrative

Husserl ne se raconte pas d’histoires, mais le lien entre l’action et la règle inférée va bien entrer dans la base de connaissance et s’universaliser sur le même mode que d’autres typiques. L’exemple le plus clair qu’il fournit est à propos des sensations de mouvement du corps (les kinesthèses), où il reconnait « que joue ici de façon cachée un enchaînement intentionnel du type « si–alors » ». Les ostensions associées peuvent alors être « protentionnellement pré-indiquées dans le déroulement de la perception ». Les kinesthèses intègrent alors « le système de la possibilisation ».4 La

généralisation à l’ensemble des actions d’un acteur quelconque (autre que le Je) peut être faite car la reconnaissance du « si–alors » n’a aucune raison de se limiter à nos propres kinesthèses. Sur un autre plan, la démarche phénoménologique décrit un accès au monde des objets qui n’est pas simple mais qui est d’emblée un complexe de corrélations : « Je ne saisis pas simplement des stimuli, je les saisis comme objet. Je ne vois pas la couleur bleue, qui n’est qu’une impression, mais je vois le bleu du ciel, le bleu de l’océan, etc. »5 Ces complexes de corrélations, pour être intelligibles

– avoir un sens phénoménologique – réclament une pré-structuration sous forme de liaisons causales, sous forme d’histoires, éventuellement frustres. Comme le remarque Marion, « l’objet donné exige toujours plus qu’un monde ; ou plus exactement le monde qu’il implique l’enserre précisément comme tel, comme son horizon précisément approprié ; horizon interne bien sûr (obtenu par les inductions de la variation imaginaire), mais encore horizon externe (qui ouvre sur tous les objets co–donnés avec lui). L’objet ne se donne correctement qu’en donnant avec lui la possibilité de toutes ses variations et de toutes ses relations. »6 Ce que Housset interprète plus

directement encore dans le sens de notre hypothèse : « Non seulement un objet (…) n’est jamais vu seul, mais en outre il n’est jamais vu sans une histoire. »7

1 « Mais la vraie nature se trouve à l’infini — non pas comme une ligne droite va à l’infini, mais plutôt elle est,

en tant que pôle infiniment éloigné, une infinité de théories et elle n’est pensable que comme confirmation, c’est-à-dire en liaison avec un processus historique infini d’approximations. » (HUSSERL [CSE], p. 49).

2 HUSSERL [CSE], p. 168.

3 « C’est par le progrès réel de la perception — opposée aux simples « éclaircissements » par des

« représentations » anticipantes — que s’effectue la détermination plus précise, en confirmant ou en infirmant les « anticipations », mais toujours impliquant de nouveaux « horizons », et ouvrant des perspectives nouvelles. » (HUSSERL [MCIP], pp. 84-85).

4 HUSSERL [CSE], pp. 183–184.

5 Philippe HUNEMAN et Estelle KULICHE : Introduction à la phénoménologie, Armand Colin, dorénavant [IALP],

p. 25.

6 MARION [FDLP], p. 22. Ou comme le dit Husserl : « Dans toute perception de choses est impliqué un

« horizon » entier de modes d’apparition et de synthèses de validation non-actuelles et cependant co- fonctionnantes. » (HUSSERL [CSE], p. 180).

7 HOUSSET [CQM], p. 126. Housset dans son commentaire de la quatrième méditation va d’ailleurs plus loin, et

ouvre vers l’idée d’identité narrative : « La forme du flux est bien l’a priori universel de toute genèse égologique, conditions de possibilité des autres formes de motivation par lesquelles l’ego, déjà temporel, se constitue lui-même dans l’unité d’une histoire. Dans cette histoire, je suis à la fois ma temporalité immanente dans son unité et sa modification continue, et le je identique comme acte ; il est impossible en cela de séparer l’ego temporalisé et l’ego temporalisant. L’ego n’a pas une histoire, il est cette histoire. » D’ailleurs « Un

175 Finalement, « on peut donc dire que l’idéalisme transcendantal est l’Idée d’une tâche infinie, qui se donne à la conscience comme l’exigence d’une histoire. »1 Nous ne savons pas jusqu’où la lecture

de Housset est fidèle à Husserl. Nous pensons pour notre part qu’Husserl n’a pas assez formalisé ce que nous nommons ontogénèse – apprentissage du monde que l’on constitue soi-même. Pour que la narration puisse prendre sa place comme essence d’une telle ontogénèse, il était nécessaire que l’herméneutique vienne « se greffer » à la phénoménologie.

Dans le document Être ensemble et temporalités politiques (Page 175-178)