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Le cercle herméneutique

Dans le document Être ensemble et temporalités politiques (Page 180-182)

L’imbrication des niveaux qu’impose le cercle herméneutique ne pose pas de souci au plan logique. Gadamer le rappelle : « Il a toujours été clair qu’il y avait ici un cercle d’un point de vue logique, au sens où le tout, à partir duquel doit être compris le particulier, n’est pas donné avant celui-ci. »3

Mais il y a derrière cette absence de souci logique le rôle de la structure d’anticipation : « Heidegger a appelé cercle herméneutique cette situation de fait : nous ne comprenons que ce que nous savons déjà, n’entendons que ce que nous y mettons nous-mêmes. »4 Ricœur a décrit plus en détail la

sophistication du rapport entre ce qui préexiste et la compréhension du nouveau avec le choc en retour de l’interprétation de l’ensemble nouvellement créé : « entre la compréhension mise en jeu par le lecteur et les propositions de sens ouvertes par le texte lui-même (…) La condition la plus fondamentale du cercle herméneutique est dans la structure de précompréhension ».5 Cette

précompréhension est une anticipation qui « empêche que l’explicitation soit jamais une saisie sans présupposition d’un étant simplement prédonné ; elle devance (selon Heidegger) son objet sous le mode de l’acquis, de la vue préalable, de l’anticipation, de la pré-signification. »6

Nous retrouvons ici le va-et-vient de l’induction qui pose l’hypothèse que la confrontation au réel va valider ou modifier. Nous retrouvons également le risque d’erreur : comme le souligne Gadamer, « la compréhension est une aventure et, comme toute aventure, elle est risquée. »7 L’anticipation

est le moment de l’inférence où l’on se risque à une hypothèse8. Le moment de confrontation

empirique est celui d’une plongée dans l’intra-mondain, dans « l’indifférence quotidienne du

1 « C’est dans l’imaginaire que j’essaie mon pouvoir de faire, que je prends la mesure du « Je peux ». Je ne

m’impute à moi-même mon propre pouvoir, en tant que je suis l’agent de ma propre action, qu’en le dépeignant à moi-même sous les traits de variations imaginatives sur le thème du « je pourrais », voire du « j’aurais pu autrement, si j’avais voulu ». » (RICŒUR [DTAA], p. 250).

2 « Pas d’action sans imagination (…). Et cela de plusieurs manières : au plan du projet, au plan de la

motivation et au plan du pouvoir même de faire. D’abord le contenu noématique du projet (…) comporte une certaine schématisation du réseau des buts et des moyens (…). C’est en effet dans cette imagination anticipatrice de l’agir que j’« essaie » divers cours éventuels d’action et que je « joue », au sens précis du mot, avec les possibles pratiques. C’est en ce point que le « jeu » pragmatique rejoint le « jeu » narratif (…) ; la fonction du projet, tournée vers l’avenir, et la fonction du récit, tournée vers le passé, échangent alors leurs schèmes et leurs grilles, le projet empruntant au récit son pouvoir structurant, et le récit recevant du projet sa capacité d’anticipation. Ensuite, l’imagination se compose avec le procès même de la motivation. C’est l’imagination qui fournit le milieu, la clairière lumineuse, où peuvent se comparer, se mesurer, des motifs aussi hétérogènes que des désirs et des exigences éthiques, elles-mêmes aussi diverses que des règles professionnelles, des coutumes sociales, ou des valeurs fortement personnelles. » (RICŒUR [DTAA], p. 249).

3 Hans-Georg GADAMER (1960) : Vérité et méthode, Seuil, dorénavant [V&M], p. 209.

4 Hans-Georg GADAMER (1943-1976) : Langage et vérité, nrf, Gallimard, dorénavant [L&V], p. 64. 5 RICŒUR [DTAA], p. 53.

6 RICŒUR [DTAA], p. 51. 7 GADAMER [L&V], p. 251.

8 Comme le décrit très précisément Greisch : « L’anti-cipation (Vorgriff). Au service de l’effort pour

comprendre, l’explicitation est en quête de concepts, si possible adéquats. Mais elle ne peut pas attendre que ceux-ci tombent tout faits du ciel. Elle doit, au moins à titre d’essai, les avancer, quitte à les revoir ensuite. Pour que le travail de la compréhension puisse avoir lieu, il faut inventer de tels concepts qui nous assurent d’une prise minimale sur la chose. Le risque est évidemment que ces concepts s’avèrent inappropriés, mais si cette « avance de sens » n’est pas faite, le travail de compréhension n’aura jamais lieu. » (GREISCH [O&T], p. 198).

178 Dasein », qu’Heidegger nomme médiocrité (être-dans-la-moyenne dans la traduction Vézin). »1

Entre ces deux moments toutefois se trouve également un moment de formulation de l’énoncé (de l’hypothèse) : le process d’apprentissage est d’abord découverte de cette hypothèse, formulation d’énoncé (intelligible) et donc à-portée-de-la-main intramondain, intégré au réseau de renvois – moment « empirique » qui décrit l’opérateur d’absorption des nouvelles histoires à la base de connaissance, et « corrige » l’hypothèse2.

Ainsi, s’il y a bien besoin d’un étant préalable, celui-ci, au travers de la compréhension moyenne de l’être, initie sa propre conceptualisation. Le monde, dans notre herméneutique, est une instance possible du modèle que le Dasein présuppose lorsqu’il s’y retrouve jeté3. Le monde devient alors

une instanciation au sens où le Dasein doit investir le monde qui se découvre de ses projections4.

Une telle instanciation vient donc corriger / enrichir le modèle initial. L’intelligibilité relève d’un process qui engage le Dasein dans son rapport au monde. C’est ce processus où chaque nouvelle histoire – rencontre avec le monde – doit pouvoir prendre place comme cause, conséquence, motif… bref, comme élément narratif.

Au bout du compte, le monde se trouve dans la projection des possibles d’un Dasein. La compréhension, telle qu’elle apparaît pour Heidegger, est bien une forme d’inférence. L’existence est ce mécanisme de projection vers l’avenir, pour mieux attendre, ouvert à ce qui vient, de voir ce qui revient : « Comprendre signifie se-projeter vers ce qui est à chaque fois la possibilité de l’être- au-monde, autrement dit exister en tant que cette possibilité. »5

1 HEIDEGGER [E&T], p. 55.

2 « L’énoncé ex-primé contient en son « ce-sur-quoi » l’être-découvert de l’étant, qui est préservé dans l’ex-

primé. L’ex-primé devient pour ainsi dire un à-portée-de-la-main intramondain, qui peut être repris et répété. » (HEIDEGGER [E&T], p. 180)

3 « De sens, le Dasein n’en « a » que pour autant que l’ouverture de l’être-au-monde est « remplissable » par

l’étant découvrable en elle. » (HEIDEGGER [E&T], p. 132).

4 « L’explicitation se fonde toujours dans une pré-vision, qui « prépare » à une explicitabilité déterminée ce

qui a été pré-acquis. Et ce qui est tenu dans une pré-acquisition et avisé avec « pré-voyance » devient concevable par l’explicitation. » (HEIDEGGER [E&T]., p. 131).

5 HEIDEGGER [E&T], p. 292. Le paragraphe suivant est clef dans notre lecture d’Etre et temps. Il souligne d’abord

combien l’accès au monde est celui de composants processifs de nature unitaire mais narratifs : ce qui « se passe » autour du Dasein. Celui-ci fait face à une diversité d’éléments qu’il doit rassembler (legein) mais ici plus encore trier et mettre en ordre. Heidegger nous dit ensuite que cette mise en ordre est « tactique » en vue de « produire » le destin. Notons que cette situation est totalement liée à « l’instant » et donc que « le » destin est totalement contingent à l’instant. Ce travail de la préoccupation forme (forge) une « histoire ». En troisième lieu, le Dasein « veut advenir à lui-même » (et passer ainsi de l’authentique à l’inauthentique). Pour cela, il doit donner un sens – rendre intelligible – cette histoire, en trouvant les « enchaînements » avec les vécus « sous-la-main ». Heidegger saute ici le degré de complexité où futurs plausibles et révolus interprétés font émerger cet enchaînement, au sens d’une causalité élargie que seule la narrativité permet de synthétiser. C’est là la base de l’identité narrative. Elle aussi, donc, chaque fois, contingente à l’instant. Ce qu’indique Heidegger, peut-être au-delà de sa propre pensée est que, chaque fois, le Dasein repasse par une phase d’inauthenticité qui est la condition de son ouverture au monde, de sa rencontre avec lui, et de la mise en œuvre du mécanisme d’inférence : « Le Dasein quotidien est dispersé dans la multiplicité de ce qui « se passe » chaque jour. Les occasions, les circonstances auxquelles la préoccupation s’attend d’entrée de jeu « tactiquement » produisent le « destin ». C’est seulement à partir de la préoccupation que le Dasein existant inauthentiquement se forme une histoire. Et comme il doit alors, assiégé qu’il est par ses « affaires » se reprendre hors de la dispersion et de l’incohérence de ce qui « se passe » dans le moment même s’il veut advenir à lui-même, c’est seulement de l’horizon de compréhension de l’historialité inauthentique que naît

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