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Ontogénèse d’un réel

Dans le document Être ensemble et temporalités politiques (Page 143-146)

Le Dasein se modélise existant, son existence étant la modélisation elle-même, sa substance. Mais si le niveau existential est celui de l’analytique, celui-ci est inséparable de la constitution ontique du Dasein – la compréhension que le Dasein a à chaque fois, existentiellement, de son existence6.

1 HEIDEGGER [E&T], p. 111.

2 « Loin donc de penser que le mécanisme de « projection » (Dilthey parlait de Hineinversetzen, se mettre

dans la peau de l’autre) soit la condition de possibilité de la compréhension d’autrui, il faut inverser ce rapport : quelque chose comme un rapport « intropathique » à autrui n’est possible que si l’existence est déjà constituée comme être-avec. » (GREISCH [O&T], p. 164).

3 « L’« autre » a lui-même le mode d’être du Dasein. Dans l’être avec et pour les autres est donc contenu un

rapport d’être de Dasein à Dasein. (…) L’autre est un doublet du Soi-même. (...) Non seulement l’être pour autrui est un rapport d’être autonome, irréductible, mais, en tant qu’être-avec, il est déjà étant avec l’être du Dasein. Sans doute on ne peut contester que la connaissance réciproque qui croît sur le sol de l’être-avec ne dépende souvent de la mesure en laquelle le Dasein propre s’est à chaque fois lui-même compris ; mais cette mesure est tout au plus celle en laquelle il s’est rendu transparent — et n’a point dissimulé — l’être- avec essentiel avec d’autres, ce qui n’est possible que si le Dasein comme être-au-monde est à chaque fois déjà avec autrui. » (HEIDEGGER [E&T], pp. 113-114).

4 GREISCH [O&T], p. 164.

5 « Les autres sont bien plutôt ceux dont le plus souvent l’on ne se distingue pas soi-même, parmi lesquels

l’on est soi-même aussi. Cet être-Là-aussi avec eux n’a pas le caractère ontologique d’un être-sous-la-main « ensemble » à l’intérieur d’un monde. L’« avec » est ici à la mesure du Dasein, le « aussi » désigne une mêmeté d’être comme être-au-monde préoccupé de manière circon-specte. L’« avec » et le « aussi » doivent être compris existentialement, non pas catégorialement. Sur la base de ce caractère d’avec propre à l’être- au-monde, le monde est à chaque fois toujours déjà celui que je partage avec les autres. Le monde du Dasein est monde commun. L’être-à est être-avec avec les autres. L’être-en-soi intramondain de ceux-ci est être-Là- avec. » (HEIDEGGER [E&T], p. 109)

6 « L’ontique accomplit le Da-Sein en mettant en question l’ontologique. » dit Steiner (Steiner [MHGS],

141 L’inférence est un va-et-vient entre hypothèse préalable et nouvelle hypothèse suite à une confrontation empirique. Un critère de choix (une règle de décision) est nécessaire. Le Dasein modélise l’existence comme l’expérience qui lui permet de découvrir sa vérité. Cette vérité consiste en partie à identifier le réel potentiellement sous-jacent au monde que le Dasein configure. L’inférence va valider ou invalider la précompréhension de la vérité.1 Dans un tel process de

découverte2, le dévoilement est celui d’une vérité jamais définitivement ni totalement acquise :

c’est, selon nous, un process d’apprentissage.3

L’inférence fait émerger un monde et un soi4. Pour Greisch, Heidegger « transforme [la théorie du

sujet] en « herméneutique du soi ». »5 Mais nous apprenons avec les autres. Nous rencontrons les

étants dans le monde, et c’est là que chacun fait émerger son identité : une tension nous entraîne vers une unité de nous-même. Cependant, « initialement », rien ne nous distingue des autres et l’échange entre « nous » crée le On indéfini. Le Dasein doit être mis à découvert dans cette « indifférence » de sa quotidienneté, sa « médiocrité » [Martineau] ou son être-dans-la-moyenne [Vezin, plus en ligne avec le concept statistique d’ergodicité]. La disposition où le Dasein se perd dans la multiplicité des possibles, la multiplicité des rencontres, est dite inauthentique. Le retour sur le niveau authentique engendre l’historialité de chacun par le choix de son projet. Ce rappel à soi permet de se réunifier dans ce qu’« il » se construit comme soi au travers de ces échanges. Autrui partage avec moi le privilège de l’existence. Il est un coexistant. Cette coexistence permet l’inférence s’appuyant sur l’ergodicité : parce que je suis « indissociable » des autres, « l’être-en- moyenne » m’informe, même si cette existence n’est pas la mienne propre. Heidegger indique que notre façon d’inférer est commune et que dès lors le monde configuré est commun. Selon nous, il n’est pas possible de conclure que le monde est réellement commun. En revanche, Heidegger éclaircit ce qu’est pour lui une authentique relation à autrui, une authentique conscience de l’autre : « C’est de l’être-Soi-même authentique de la résolution que jaillit pour la première fois l’être-l’un-avec-l’autre authentique — et non pas des ententes équivoques (…) dans le On. »6

1 L’explicitation quotidienne circon-specte « se fonde à chaque fois dans une pré-acquisition. En tant

qu’appropriation compréhensive, elle se meut dans l’être compréhensif pour une totalité de tournure déjà comprise. L’appropriation de l’étant compris, mais encore enveloppé, accomplit toujours le dévoilement sous la direction d’une visée qui fixe ce par rapport à quoi le compris doit être explicité. L’explicitation se fonde toujours dans une pré-vision, qui « prépare » à une explicitabilité déterminée ce qui a été pré-acquis. Et ce qui est tenu dans une pré-acquisition et avisé avec « pré-voyance » devient concevable par l’explicitation. » (HEIDEGGER [E&T], p. 131)

2 Greisch insiste sur la dimension cognitive du process, et, à partir des Prolégomènes, détaille la façon dont

Heidegger l’imagine (GREISCH [O&T], p. 127).

3 Il est important d’accepter l’idée que le process d’apprentissage peut être conceptualisé « dans l’instant »

et ne nécessite pas d’ajouter une dimension temporelle. Toutefois, l’idée d’apprentissage sépare notre point de vue ricœurien de celui de l’ontologie fondamentale. Certes, Heidegger partage l’idée que la compréhension ne pourra jamais être qu’un « à-peu-près-ça » propre à chaque fois au Dasein et la seule certitude de vérité sera le geste lui-même de dévoilement et non « l’objet » dévoilé. Mais pour nous cette compréhension est une cible, une ontogénèse.

4 « La réalité-humaine fonde, « institue » le monde, uniquement en tant qu’elle-même « se fonde » au milieu

de l’existant. » (HEIDEGGER [Q1&2], p. 147).

5 GREISCH [O&T], p. 91.

6 « La résolution à soi-même place pour la première fois le Dasein dans la possibilité de laisser « être » les

autres dans leur pouvoir-être le plus propre et d’ouvrir conjointement celui-ci dans la sollicitude qui devance et libère. Le Dasein résolu peut devenir « conscience » d’autrui. C’est de l’être-Soi-même authentique de la résolution que jaillit pour la première fois l’être-l’un-avec-l’autre authentique — et non pas des ententes équivoques et jalouses ou des fraternisations verbeuses dans le On et dans ce que l’on veut entreprendre. »

142 L’inférence est la présentification d’une histoire possible1 à partir d’une instance libre qui, dans sa

rencontre avec le monde au cours d’une nouvelle histoire, s’instancie2. De l’ensemble des

plausibles, certains le deviennent alors plus que d’autres, chacun étant analysé via la résolution devançante qui, en exprimant le désir d’être soi, donne corps à une identité narrative. Là, la totale ouverture offre au Dasein la possibilité de savoir ce qu’il convient de faire à ce moment-là. Le monde est donc redessiné chaque fois : il est contingent au dessein de chaque instant de chaque Dasein.3 Le travail de reconfiguration d’un monde nouveau se fait, chaque fois, par

l’absorption/découverte de la nouvelle histoire, qui trouve ainsi son sens, mais qui redéfinit également le Dasein lui-même, et son avenir et ce qu’il fut. Tout était « déjà là » mais est reconfiguré avec le monde.4

A chaque instant se propose une nouvelle approximation du réel. Nous ne pouvons tout en comprendre, nous n’avons accès qu’à l’à-peu-près ça5 : au mieux, le réel, s’il existe, doit ressembler

(HEIDEGGER [E&T], p. 232). Dans le rapport aux autres, toutefois, il manque la dimension dialogique. Gadamer a développé cette dimension dans sa propre herméneutique justement pour répondre aux manques qu’il observait chez Heidegger. Greisch reprend, dans l’esprit de Ricœur, la critique de Löwith « qui accuse Heidegger d’accorder une priorité de fait au monde ambiant sur le monde partagé et surtout de méconnaître totalement le primat de la relation dialogique du moi et du toi sur toute autre forme de relation sociale. Heidegger réussit à penser autrui comme un autre soi-même, mais il ne le reconnaît pas comme un « toi- même » au sens dialogique de ce terme. » (GREISCH [O&T], p. 169). Il manque aussi le vivre-ensemble et son institutionnalisation : « (…) Heidegger, contrairement à Hannah Arendt par exemple, ne semble pas s’intéresser à l’espace public démocratique en tant qu’espace de la libre confrontation d’opinions reconnues dans leur diversité. » (GREISCH [O&T], p. 167).

1 L’accès au monde est celui de composants événementiels : ce qui « se passe » autour du Dasein. Celui-ci fait

face à une diversité d’éléments qu’il doit rassembler (legein) mais plus encore trier et mettre en ordre. Cette mise en ordre est « tactique » en vue de « produire » le destin, qui lui aussi est totalement contingent à l’instant. La préoccupation forme (forge) ainsi une histoire. Ensuite, le Dasein « veut advenir à lui-même ». Pour cela, il doit donner un sens – rendre intelligible – cette histoire, en trouvant les « enchaînements » avec les vécus « sous-la-main ». Chaque fois, le Dasein repasse par une phase d’inauthenticité qui est la condition de son ouverture au monde, de sa rencontre avec lui, et de la mise en œuvre du mécanisme d’inférence (voir HEIDEGGER [E&T], p. 293).

2 Le monde est une instance possible du modèle que le Dasein présuppose lorsqu’il s’y retrouve « jeté ». Le

monde devient alors une instanciation au sens où le Dasein doit investir le monde qui se découvre de ses projections : « De sens, le Dasein n’en « a » que pour autant que l’ouverture de l’être-au-monde est « remplissable » par l’étant découvrable en elle. » (HEIDEGGER [E&T], p. 132) : voilà l’instanciation. Une telle instanciation vient alors corriger / enrichir le modèle initial par une réévaluation des plausibles. Alors, le temps, le monde, le soi (ré-)émergent conjointement.

3 « Le monde est (…) défini comme dans Sein und Zeit, comme la totalité du dessein d’un Dasein. » (DASTUR

[HPV], p. 33).

4 Steiner explicite ce mouvement de reconfiguration du révolu ; « Les événements passés sont altérés et un

sens leur est donné par ce qui arrive maintenant et se passera demain ; ce qui est encore à être rend le passé signifiant ou vide ; seul ce qui vient à maturité donne logique et mouvement à ce qui vint auparavant. (…) Heidegger nous rappelle les cercles du présent, du passé et du futur, qui mutuellement s’engendrent et se réinterprètent. » (STEINER [MHGS], p. 145).

5 Heidegger parle de « mésinterprétation », cette erreur d’interprétation inévitable – essentielle : « le

phénomène [de l’être-au-monde], la plupart du temps, est toujours déjà aussi radicalement mésinterprété, ou interprété de manière ontologiquement insuffisante. Et pourtant cette modalité même : « voir d’une certaine façon et quand même mésinterpréter le plus souvent » ne se fonde elle-même en rien d’autre qu’en cette constitution d’être même du Dasein conformément à laquelle il se comprend de prime abord lui-même — donc aussi son être-au-monde — à partir de l’étant et de l’être de l’étant qu’il n’est pas lui-même, mais qui lui fait encontre « à l’intérieur » de son monde. » (HEIDEGGER [E&T], p. 66)

143 à la représentation qui émerge de notre apprentissage. Nous n’en saurons jamais plus1. Seule

l’histoire commune qui s’ancre sur un temps construit du monde est accessible. Il faut donc travailler à la convergence des à-peu-près ça de chacun. L’apprentissage dans chaque modèle que réalise chaque Dasein engendre un ensemble de temps afférents à chaque histoire. Le croisement de ces histoires fait émerger le plus commun des temps partagés (qui d’ailleurs laisse intacts des pans entiers de temps « privés » non « ancrés » pour chacun). Il faudra, dans une logique du vivre- ensemble, étudier les conditions d’émergence de ce plus commun des temps partageables, nécessitant celles des institutions et des mécanismes d’institutionnalisation.

Pour finir, il reste à exhiber les moteurs qui permettent le process de l’inférence. Trois semblent à l’œuvre dans Etre et temps : 1/ L’avoir-à-être (l’« essence » de l’homme est d’exister – d’avoir-à- être) ; 2/ L’unité (le mouvement de recherche de l’unité est le Souci) ; 3/ La finitude. Dastur montre la circularité herméneutique du raisonnement à propos de cette dernière. C’est parce que la mort est l’un des possibles que nous sommes temporels et que donc il nous faut projeter et comprendre, qu’alors le possible de la mort apparaît et que le besoin de préciser avec plus de maîtrise les possibles s’impose.2 Sur le plan ontologique, le Dasein est comprenant ; sur le plan ontique, il est

comprenant et affecté. L’affection la plus générique qui soit est l’angoisse. Elle révèle l’entièreté structurée de l’être du Dasein qui est le Souci. L’angoisse nous remet face à nous-même, par l’ouverture vers les possibles, comme ce que nous ne pouvons être qu’à partir de nous-mêmes, seuls.

Sans doute l’essence qui est d’exister a pour conséquence minimale une logique de survie et, pour cela, de réduction de l’imprévisible, en lien avec le besoin de « maîtrise des possibles » entraîné par le moteur de la finitude. Ce critère de réduction de l’imprévisible, on l’a vu, peut engendrer une stratégie communautaire visant à apprendre plus. Le critère d’unité, le Souci, peut également être élargi à une recherche éthique et esthétique, en référence à des fondamentaux étrangers à Etre et temps, mais qu’il faudra explorer ailleurs. La finitude, enfin, est centrale dans les contraintes pesant sur les variations imaginatives. Quelle est alors la part de l’idéologie dans l’ensemble de ces contraintes ?

Dans le document Être ensemble et temporalités politiques (Page 143-146)