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L’individualisme méthodologique complexe

Dans le document Être ensemble et temporalités politiques (Page 132-135)

Comme nous l’avons vu dans l’Introduction, Dupuy propose un paradigme issu d’une vision élargie de l’économie et du concept d’équilibre de marché. Il s’agit de penser l’auto-organisation et l’émergence du nouveau dans un système existant. Les systèmes autonomes, à l’équilibre, présentent des comportements propres que l’examen de leurs éléments constitutifs ne pouvait laisser prévoir. Des points fixes émergent de manière endogène que Dupuy, à la suite d’Hayek, associe à une forme d’autotranscendance. Les modèles spéculaires, où sont modélisées les anticipations des anticipations des autres, sont propices à une telle émergence de régularités que chaque agent, individuellement, considère comme une donnée qui lui est transcendante.

Avec Hayek, Dupuy souligne l’opacité du monde, due à sa complexité. Le libéralisme de Hayek l’associe à une forme de progrès qui redonne l’autonomie aux acteurs. Les individus possèdent collectivement un savoir considérable, mais cette information ne peut être rassemblée en un point. La régulation du système ne peut pas être centralisée, elle est « distribuée dans le système tout entier, irréductiblement. » Des ordres sociaux émergent spontanément et sont des formes non manipulables par les individus : ils sont « produits de leurs actions, mais non de leurs desseins. »1

Dupuy ne partage pas totalement l’optimisme d’Hayek. Il voit dans cette autonomie une illusion. Son propre objectif est de développer une pensée de la complexité qui « doit pouvoir rétablir le monde humain dans sa dignité et son autosuffisance, sans pour autant confondre celle-ci avec la maîtrise. »2

Dupuy donne en exemple la théorie de la foule de Freud, où la foule fait émerger un leader qui peut ensuite disparaître avec la panique. La pensée de Smith est un autre exemple revisité par Dupuy. La main invisible est la traduction d’une autotranscendance, « cette main de Dieu qui n’intervient

1 « Ces connaissances prennent la forme de règles, d’institutions, de conventions qui résultent de l’habitude,

de la tradition, de la culture. Elles sont non explicites, non conscientes, incorporées dans l’esprit et non produites par lui, et nous permettent de nous repérer dans un monde de faits particuliers trop complexe pour être maîtrisé par la raison constructive. » (DUPUY [ISS], p. 215).

2 DUPUY [ISS], p. 216. D’autres économistes partagent les idées de Dupuy, notamment la famille des

économistes de la régulation ou de celle des conventions. Parmi ceux qui le formulent le mieux, l’on peut citer Chanteau : « La distinction entre individualisme méthodologique et holisme méthodologique a eu une portée heuristique incontestable, notamment pour l’analyse macroéconomique. (…) Cet article (…) défend la thèse selon laquelle la compréhension de l’action individuelle est indispensable à une théorie institutionnaliste – et réciproquement – dans la mesure où rationalité des acteurs et efficacité des institutions se construisent de façon dialectique et diachronique. L’article montre d’abord que cette approche qualifiée de holindividualiste peut constituer une proposition commune aux développements de la théorie de la régulation, de l’économie des conventions ou de l’économie cognitive. (…) un paradigme CSP (constructionnisme ; subjectivisme ; phénoménologie) qui n’évacue ni la réalité de la nature ni celle de la culture. On peut en tirer les propositions méthodologiques suivantes : — (C) la rationalité de chaque individu se construit (ce n’est pas une « dotation initiale ») dans ses interactions socialisées avec la nature et la culture ; — (S) la rationalité n’est pas une opération cognitive objective, c’est-à-dire indépendante de la personne : les objets ou les problèmes traités n’acquièrent une valeur qu’en fonction des projets de l’individu ; ces valeurs ne sont que rarement cardinales, même en économie, car rarement unidimensionnelles (elles mettent en jeu l’intérêt, l’identité, l’éthique…) ; — (P) la rationalité n’opère pas sur la réalité mais sur des représentations de la réalité (savoirs scientifiques ou non), représentations soumises à un principe de plausibilité qui se valide à la fois aux niveaux symboliques et matériels. » (Jean-Pierre CHANTEAU (2003) : « La dimension socio-cognitive des institutions et de la rationalité: éléments pour une approche holindividualiste », L'Année de la régulation, Presses de Sciences, dorénavant [UAHI]).

130 pas dans le fonctionnement du système, mais qui l’a au départ conçu de telle sorte que soit assurée la compatibilité entre un fonctionnement purement causal et une exigence téléologique. »1 Le

modèle d’équilibre de marché témoigne en effet de ce mécanisme d’autotranscendance : « L’ensemble des prix, qui est pour le théoricien le point fixe d’un opérateur de totalisation, apparaît aux agents comme un donné transcendant. »2

Les modèles à anticipations rationnelles élargissent ce cadre en faisant émerger à l’équilibre et le système de prix et les anticipations des agents. Cette théorie conceptualise, aux côtés d’une fonction d’utilité, un ensemble d’informations3, propre à chaque agent, sur la base duquel l’agent

va calculer l’espérance de son utilité4. Les ensembles d’informations peuvent être enrichis pour

intégrer des lois posées a priori. En particulier, sont intégrées les rationalités des autres agents et le fonctionnement même du marché : cette rationalité-là n’est plus alors un solipsisme. L’équilibre peut faire émerger des liens entre les variables qui ne sont pas forcément ceux posés par les agents dans leurs représentations initiales5. Le paradigme systémique peut alors donner une impression

d’indétermination (les équilibres à tâches solaires6), voire de chaos (sensibilité aux conditions

initiales). Surtout, les équilibres avec anticipations rationnelles sont associés à une idéologie individualiste aux conséquences politiques et sociales qui ont marqué le siècle passé. Ils ont toutefois favorisé la réflexion sur tous les thèmes liés à la spécularité. Depuis Forecasting the forecasts of others7 de Townsend et la formalisation du concept de common knowledge grâce à

Aumann8, la thématique n’a cessé de s’enrichir.

Le common knowledge, c’est l’hypothèse que « je sais, tu sais, je sais que tu sais, je sais que tu sais que je sais, etc. ». Ce concept est très puissant : la connaissance d’un fait par tous est différente de la connaissance commune du même fait et la révélation publique d’une information que tout le

1 DUPUY [ISS], p. 183. 2 DUPUY [ISS], p. 243.

3 Le temps dans les modèles d’économie mathématique est scandé par les moments où « l’information » est

découverte : publication de comptes d’entreprises, d’indices statistiques, déclaration d’hommes publiques, etc. Le calendrier lui-même pouvant être endogénéisé… Ainsi, le hasard qui bruite ces modèles est finalement la condition même d’émergence des lois à l’équilibre. Certaines de ses occurrences vont certes in fine avoir écrit l’histoire, mais, in fine, au vu de la loi qui aura émergé, ces réalisations d’occurrence ne seront plus des hasards, ne seront plus du « bruit ».

4 Que ces fonctions d’utilités, comme le principe de maximisation de l’espérance de l’utilité, soient

critiquables, n’est pas le sujet qui nous importe ici.

5 Par exemple, avec Bruneau, nous avions mis en évidence ces paradoxes dans un article sur le marché

pétrolier : selon qu’était présupposée la causalité du prix du pétrole brut sur celui des produits pétroliers (comme l’essence) ou l’inverse, les causalités (au sens statistique du terme) constatées à l’équilibre étaient différentes (et pas forcément celles présupposées !). De même, il est traditionnel d’observer des causalités des taux à long terme sur les taux à court terme alors que la formation de ceux-là se fait à partir de ceux-ci. Etc. (Catherine BRUNEAU et Jean-Paul NICOLAÏ (1991) : « Comportements, croyances et lois causales : l’exemple du marché à terme du brut », Annales d’économie et de statistique, désormais [CCLC]).

6 Voir par exemple Costas AZARIADIS et Roger GUESNERIE (1986): “Sunspots and cycles”, Review of Economic

Studies, dorénavant [SS&C]. Il s’agit de modèles avec anticipations rationnelles où les croyances des agents sont complètements « arbitraires » (les tâches solaires qui déterminent le futur) mais qui se révèlent justifiées à l’équilibre.

7 Robert M. TOWNSEND (1983): “Forecasting the forecasts of others”, The Journal of Political Economy,

dorénavant [FFO].

131 monde connaît déjà (en la faisant connaissance commune) peut se traduire par un changement radical de l’organisation du monde.1

Dans les travaux de Guesnerie sur les équilibres rationalisables2, n’est considéré comme pertinent

qu’un équilibre de marché où il est possible de raconter une histoire qui permette d’atteindre cet équilibre : c’est ce que Guesnerie nomme l’éductif, qui vise à ne retenir d’anticipable que ce qui est racontable. De fait Guesnerie traque l’autotranscendance de Dupuy. Là où une imprévisibilité liée à la complexité du système fait naître du « nouveau » par surprise, Guesnerie veut aller, non pour prévoir, mais pour raconter.

Ces travaux nous convainquent qu’il est possible de penser un cadre où chacun est à la fois modélisateur et agent. En théorie des jeux (non coopératifs), l’équilibre de Nash est un équilibre où chacun joue en modélisant la réponse de l’autre comme une fonction de sa propre action. En économie, la théorie de la concurrence imparfaite a commencé ainsi, avec les travaux de Cournot sur le duopole. Chaque entreprise décide de son niveau de production en sachant que le prix sera déterminé par les offres de chacun et en maximisant son critère où est explicitée la fonction de réponse du marché. Ce niveau de complexité ne nous satisfait pas totalement, puisque c’est nous qui modélisons les comportements des joueurs et la possibilité d’un équilibre. L’équilibre de Stackelberg3 décrit un jeu avec un niveau de complexité plus intéressant : l’un des joueurs en effet

1 Dans la classe, tous les élèves ont un chapeau rouge, et chacun peut voir la couleur du chapeau des autres.

En revanche, il ne connait pas la couleur de son propre chapeau. Les élèves ne peuvent parler entre eux. Le maître prend alors la parole et dit : « celui qui a un chapeau rouge peut se lever et partir en vacances. Je reposerai la question tous les matins. Pour information, il y a au moins un chapeau rouge dans la classe. » A noter que cette information, tous les élèves l’ont. Le maître ne fait que la rendre « connaissance commune ». S’il y a 10 élèves dans la classe, il ne se passe rien pendant 9 jours. Le dixième jour, tous se lèvent et sortent. On peut avoir l’intuition de la démonstration avec deux élèves, X et Y. X se dit le deuxième jour : « Y n’est pas sorti le premier jour alors qu’il sait qu’il y a au moins chapeau rouge. C’est qu’il ne pouvait pas être sûr que c’était le sien, donc, que j’en ai un. » Avec trois élèves, il faut une dimension spéculaire supplémentaire, mais le mode de raisonnement reste le même. AUMANN [ATD] a montré par exemple que si on a deux agents disposant de la même distribution de probabilité a priori, « ceux-ci aboutissent à la même évaluation a posteriori de la probabilité d’un événement donné, dès lors qu’ils se communiquent leurs évaluations respectives, les rendant par-là même connaissance commune. Ces informations continuent à se fonder sur l’information particulière dont chacun dispose et qui reste inaccessible à l’autre, mais leur affichage public (l’affichage public de ce qu’ils font de ces informations, i.e. leurs évaluations a posteriori), les entraîne dans un processus de révision mutuelle qui converge finalement vers la même valeur. Or le résultat n’est pas atteint si chaque agent connaît simplement l’évaluation a posteriori de l’autre. On perçoit ici la différence entre un savoir partagé et un savoir public. Seul le savoir public permettrait en principe d’atteindre l’idéal problématique d’une communauté dans laquelle, comme l’écrit Aumann, il serait impossible de « s’accorder sur ses désaccords », sans que ceux-ci disparaissent. » (DUPUY [ISS], p. 78).

2 Voir par exemple Roger GUESNERIE (2002): “Anchoring economic predictions in common knowledge”,

Econometrica, dorénavant [APCK], et son prolongement avec Evans (George W. EVANS and Roger GUESNERIE (2005): “Coordination on saddle-path solutions: the eductive viewpoint—linear multivariate models”. Journal of Economic Theory, dorénavant [TEV]). Ou son article s’intéressant à la rationalité de l’hypothèse d’anticipations rationnelles (Roger GUESNERIE (1992) : « Est-il rationnel d’avoir des anticipations rationnelles ? », L'Actualité économique, dorénavant [RdAR]).

3 Les travaux de von Stackelberg datent de 1934. On en trouve une analyse assez peu connue dans Michel

HOLLARD (2000) : « La théorie de Stackelberg : équilibre et politique économique », Cahiers d'économie politique, dorénavant [LTDS].

132 est supposé modéliser le comportement d’optimisation des autres1. Autrement dit, l’un des joueurs

est le modélisateur.

Certes, mais l’asymétrie est alors patente, ne retombe-t-on pas dans le solipsisme ? Pas forcément selon nous. En effet, qu’est-ce qu’un équilibre avec anticipations rationnelles ? La limite de situations où chaque joueur a recours à l’ensemble de l’information disponible, y compris les règles de fonctionnement du marché (le jeu est dit connaissance commune). Le concept d’équilibre avec anticipations rationnelles est donc, d’une certaine façon, le paradigme que nous cherchons. Le travail de Guesnerie vise justement à s’intéresser à la réalisabilité processuelle d’un tel équilibre. Il n’y a pas ici d’impossibilité logique. Simplement parce que nous avons le temps avec nous : chacun peut mettre en œuvre un niveau de rationalité fini, puis réfléchir à l’affiner encore, notamment du fait de ce qu’il apprend en retour, etc. tout en sachant chaque fois que les autres vont également chercher à améliorer leurs représentations du jeu. Sommes-nous sûr d’arriver ainsi à un « équilibre », ou à une quelconque stabilité ? Sans doute pas.2 Mais ce n’est pas réellement notre

question. Ce que nous souhaitons, c’est penser un système où chacun se pense le modélisateur et où chacun se représente avec les autres au sein de ce système.

Dans le document Être ensemble et temporalités politiques (Page 132-135)