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Narration et événement

Dans le document Être ensemble et temporalités politiques (Page 115-125)

Configuration

Dans notre hypothèse, l’accès au réel se limiterait à des éléments intelligibles, définis comme des histoires préfigurées, simplement parce que le réel serait lui-même de nature événementielle, comme dans l’approche de Whitehead ou de celle de la Théorie des situations. Comme dans cette dernière, les fragments perçus ne seraient que partiels. La question qui nous occupe est alors celle de l’ontogénèse, dans un monde partagé, d’une référence commune. L’option que nous allons explorer consiste à reprendre l’idée de Schapp, d’un monde d’histoires, car il va être alors possible d’agréger, d’individuer, d’universaliser, les histoires tout en restant dans ce monde d’histoires. Dans notre hypothèse en effet, les histoires perçues seraient assimilées progressivement à notre propre histoire, elle-même devenant un enchevêtrement d’histoires de toute nature. Un mécanisme d’individuation lors de l’assimilation des nouvelles histoires permettrait d’isoler les objets de notre perception et, par ailleurs, de reconfigurer éventuellement les histoires déjà passées. Un autre mécanisme, un mécanisme d’universalisation, serait également mis en branle, permettant de transformer des récits au présent continu en des propositions au présent de vérité générale, servant de lois réglant de façon simplifiée le monde au sein duquel nous nous trouvons. Chaque nouvelle histoire perçue prend sens au sein d’une histoire plus globale, ou enrichie, au travers de sa mise en rapport avec les autres histoires « en » mémoire, elles-mêmes revisitées instantanément à la lumière de cette nouvelle perception : c’est en ce sens qu’il y a surgissement ou émergence. La circularité ici est celle d’un équilibre dynamique. Nous saisissons une histoire qui, instantanément, va d’une part servir d’élément de base pour reconfigurer les histoires existantes, mais également être tamisée, à l’aide d’autres histoires existantes, pour isoler des éléments de plus en plus fins. Ces derniers, ne sont isolés que si pragmatiquement ils apportent un surcroît de réalité (sachant qu’il nous faudra préciser quel sens a un tel critère). Ce processus d’abstraction/individuation est de fait commun aux différentes approches présentées plus haut. L’avantage ici est que les opérateurs que nous allons détailler opèrent de l’ensemble des histoires sur lui-même. Mieux, in fine, nous voulons pouvoir définir des règles et des lois décrivant tout opérateur comme des histoires d’un certain type.

Si notre approche voisine l’ontogénèse de la référence exposée par Quine, d’autres philosophes nous accompagnent : Ricœur et Heidegger, car nous souhaitons également nous inscrire dans une phénoménologie herméneutique et que les différents concepts qu’ils élaborent nous paraissent correspondre à nos propres hypothèses ; mais notre approche est aussi très inspirée de Peirce pour

113 qui être, c’est être intelligible1. Le mécanisme d’universalisation que nous proposons est d’ailleurs

très proche de la formation des habitudes que Peirce conceptualise.

A partir de Ricœur

Chez Ricœur, n’est intelligible que ce qui est racontable. Une part essentielle de notre activité consiste à assimiler l’ensemble d’informations qui nous submerge en le rendant intelligible, c’est- à-dire, à l’intégrer au sein d’histoires déjà connues ou à initier de nouvelles histoires. Chaque information discordante, au sens où elle ne s’intègre pas spontanément dans nos histoires, ne peut exister pour nous que si s’opère un travail spécifique, visant à l’assimiler. « Rien n’est événement qui ne contribue à la progression d’une histoire. Un événement n’est pas seulement une occurrence, quelque chose qui arrive, mais une composante narrative »2. Les discordances peuvent

être absorbées en devenant des causes ou des effets au sein d’un récit qui les met en intrigue. Des éléments obscurs peuvent s’éclairer par surprise ou bien jouer le rôle de pivot ré-éclairant les histoires passées. Notre perception est l’élaboration d’histoires qui assimile par congruence les discordances.

Ricœur a décrit la sophistication du rapport entre ce qui préexiste et la compréhension du nouveau avec le choc en retour de l’interprétation de l’ensemble nouvellement créé. C’est sa manière de décrire le cercle herméneutique et le monde devant le texte qu’en fait surgir une lecture et que le lecteur habite. Ma lecture, bien sûr, dépend de qui je suis, ce qui dans ce cadre se comprend comme les mondes que j’habite, les histoires déjà lues et sédimentées. Dès lors, chaque nouvelle histoire ré-éclaire les mondes de ces histoires déjà sédimentées qui me constituent. De nouvelles lignes de force s’agencent alors et restructurent cet ensemble d’histoires enchevêtrées. « Le récit a son sens plein quand il est restitué au temps de l’agir et du pâtir »3. C’est le temps de la refiguration, celui

où se ré-éclaire le monde à la lumière de l’histoire nouvelle4.

Dans notre hypothèse, il serait donc impossible de percevoir/concevoir un fait, une action, ou un événement sans lui donner un sens, c’est-à-dire sans le lier causalement, téléologiquement ou par une autre forme de lien, à d’autres faits, actions, événements... Bref, sans en faire une histoire. Certes, avec une généralisation aussi lâche du principe de mise en intrigue, la plupart de ces intrigues risquent d’être minces et de ne relever que d’une simple description, comme le souligne avons-nous vu Strawson. Mais nous pensons productif de se limiter à un seul concept, celui d’histoire, quitte à ce que certaines apparaissent dégénérées. En posant une simple description, du type : « il a vidé son verre », et en en faisant toute une histoire, on donne à cet événement une dimension téléologique, avec un personnage (implicite), un début décidé, une éventuelle péripétie, etc. et surtout, avec une fin, éventuellement implicite également. Ce faisant, « il a vidé son verre » va intégrer l’histoire personnelle de celui qui (se) raconte et l’histoire qu’il cherche à partager avec d’autres pour vivre-ensemble.

1 « Etre, c’est être connaissable, et vue sous cet angle, toute chose envisagée dans sa phénoménalité est

signe… » (Claudine TIERCELIN, C.S. Peirce et le pragmatisme, PUF, dorénavant [CSPP], p. 44).

2 RICŒUR [DTAA], p. 16. 3 RICŒUR [TR1], p. 136.

4 L’enchevêtrement des histoires semble ainsi proposer une définition du passé et du futur. Le passé sera

l’acquis, celui qui n’a plus de potentiel. Le reste sera encore à la disposition d’une réécriture, d’une re- compréhension (au sens de re-prendre ensemble, et donc de reconfiguration ou refiguration). Cette définition du passé est totalement contingente (c’est un des apports de l’herméneutique événementiale de Romano que d’en avoir proposé la théorie). La surprise – au sens d’un imprévisible – pourra faire réécrire ce qu’on croyait passé. Dès lors, le passé n’est qu’une approximation, chaque histoire passée étant implicitement dotée d’une mesure de son degré de sédimentation.

114 La réorganisation d’histoires afin d’accueillir un nouvel événement – une nouvelle histoire – va s’appuyer sur la quasi-causalité, permettant de prendre en considération les motifs/raisons et les causes, regroupant à la fois des « il mange pour se nourrir », des « il mange parce qu’il a faim », des « il mange parce qu’il est à table devant son assiette », etc. Il s’agit d’accepter l’hétérogénéité des formes de causalité et, sans les unifier, de les articuler grâce à la trame narrative, multidimensionnelle. Dans ce principe de réorganisation, l’absorption des péripéties non interprétées est un des moteurs du process. En simplifiant, il s’agit de leur trouver une place soit comme effet, soit comme cause (au sens large, donc) au sein d’une histoire. Les éléments d’information présents (histoires passées comme histoires potentielles) vont s’ordonner, mais au sens d’un ordre quasi-causal, pour donner le plus de sens possible. Ce dernier critère peut être considéré comme pragmatique : il s’agirait alors de réduire au maximum l’incertitude qui nous entoure. Face à la dimension lacunaire du pouvoir explicatif de sa connaissance, l’homme transfèrerait un principe d’imprévisibilité, qu’il expérimente, sur une question d’intelligibilité. Toutefois, d’autres moteurs peuvent nous pousser à la narration : la satisfaction rassurante de la concordance, des dimensions esthétiques ou encore éthiques. Seuls les récits offrent une épaisseur dont les dimensions ne sont pas que celles de l’espace et du temps. Nous y revenons dans les chapitres suivants.

A partir des principes de figuration, configuration, refiguration de Ricœur, nous imaginons différents mécanismes opérant sur les histoires : un mécanisme d’absorption, dont nous venons de décrire les grandes lignes et un mécanisme de possibilisation, que nous étudierons dans les chapitres suivants à partir du concept de variations imaginatives de Ricœur.

Le mécanisme d’absorption met en branle lui-même deux autres mécanismes, celui d’individuation, et celui plus général d’universalisation. Selon nous, le présent progressif de l’histoire que l’on perçoit se transforme avec la récurrence en un présent d’universalisation, structurant nos histoires au travers de lois : Je nage (je suis en train de nager) deviendra un Je nage (je sais nager) associé à une histoire suffisamment établie – par répétition et régularité – pour qu’elle devienne un référent, éventuellement commun avec ceux avec lesquels je partage le monde. Dans les travaux sémantiques, cette dimension nomologique du présent doit être soulignée, car elle retire au verbe son éventuelle télicité, en la renvoyant à une loi sur laquelle on pourra s’appuyer dans des élaborations interprétatives d’autres configurations.

Dans la métaphore statistique que nous avons en tête, l’ensemble des histoires proches vont conduire à une inférence qui correspond à extraire l’histoire moyenne ou, plus généralement, les histoires qui sont les axes principaux d’un ensemble d’histoires que l’on souhaite simplifier au travers d’une analyse factorielle. Les multiples histoires où « je nage » comportent chacune de multiples détails et péripéties, mais l’analyse statistique va souligner la redondance du fait que « je nage » et proposer ainsi une loi, comme l’un des facteurs propres de l’analyse des données faite métaphoriquement sur l’ensemble de mes histoires : « je nage » (je sais nager).

L’ontogénèse des objets se comprend de la même façon comme abstraction d’une régularité au sein de différentes histoires (c’est l’intuition qu’avait Schapp quand il disait qu’une table c’est le titre de toutes les histoires de tables).

Le concept d’histoire chez Ricœur est toutefois très peu linéaire, assez loin du structuralisme, et quasi topologique, au sens où il n’est pas simple chez lui de penser une distance entre histoires (justement parce qu’elles n’auraient pas une structure commune et prédéfinie), même si la proximité entre histoires semble avoir un sens. Dans l’ensemble de notre travail, nous postulerons néanmoins qu’un travail de simplification de nos représentations se fait par extraction d’axes principaux de notre ensemble de connaissances, et que, celles-ci étant constituées d’’histoires, une mesure existe chaque fois qui permette de donner sens à la distance entre deux histoires.

115 L’avantage de cette approche par rapport à celle de Carnap, ou de Whitehead, par exemple, est qu’il ne semble pas nécessaire de postuler préalablement l’existence des objets à individuer ou les qualités permettant de le faire (postulat qui gênait grandement Granger, par exemple), puisque ces qualités ou ces objets émergent de façon endogène comme régularité statistique. Bien sûr, nous avons conscience qu’une description analytique plus complète de ces opérateurs ferait sans doute apparaître d’autres hypothèses, ici implicites.

En compagnie de Peirce

L’élaboration des lois que nous suggérons rappelle la formation des habitudes de Peirce. Celles-ci, par leur récurrence, sont à l’origine selon Peirce des croyances, qui sont l’ingrédient essentiel à l’action comme à la pensée (« « L’essence de la croyance, c’est l’établissement d’une habitude. » (…) « une véritable croyance ou opinion est quelque chose sur la base de quoi un homme est prêt à agir » (…) Toute la fonction de la pensée est dès lors de « produire des habitudes d’action » »1).

La pensée également, car, pour Peirce, le concept lui-même est pragmatiquement une habitude (« Interprété ou traduit dans une habitude, le concept peut exercer sa véritable fonction, celle d’une règle de comportement »2).

Trois autres idées essentielles (pour nous comme pour la philosophie de Peirce) doivent être notées : d’une part, le pragmatisme de Peirce et la formation des habitudes réclament un recours à l’inférence et plus particulièrement à l’abduction. L’abduction est une des trois formes d’inférence avec la déduction et l’induction. Elle consiste, à partir d’occurrences observées, à pré-énoncer une théorie et à la valider empiriquement. L’abduction est la seule inférence créatrice de nouveau : il s’agit de « l’opération consistant à adopter une hypothèse explicative ».3 Ce qui est clef alors dans

la philosophie de Peirce, c’est qu’elle met sur le même plan l’abduction et la perception4.

Ensuite, pour Peirce, toute pensée est signe5. Son concept de signe est tridimensionnel, avec

comme composantes : la priméité, la secondéité et la tiercéité. Comme l’indique Tiercelin, la priméité d’un signe, ce sont les « qualia de l’expérience sensible »6 (« le rouge, le vert, l’harmonie

d’un accord, la qualité d’un mal de dents, indépendamment de son caractère insistant, l’élan

1 TIERCELIN [CSPP], p. 84.

2 Christiane CHAUVIRE : Peirce et la signification, PUF, dorénavant [P&LS], p. 81. Elle poursuit ainsi :

« L’habitude (la loi, la règle) est en quelque sorte la pensée opérant dans la nature à la manière d’une cause finale et qui, en agissant de façon quasi intentionnelle, rend cette nature intelligible, l’imprègne de rationalité. » (ibid., p. 84).

3 PEIRCE [CSP1], p.425. Puis de la tester, ce qui alors est le propre de l’induction.

4 « L’inférence abductive vient se fondre dans le jugement perceptuel sans qu’il y ait une nette ligne de

démarcation entre eux ; ou en d’autres termes, nos premières prémisses, les jugements perceptuels, doivent être considérés comme un cas extrême d’inférences abductives, dont ils diffèrent en ceci qu’ils sont absolument à l’abri de toute critique (…). De son côté le jugement perceptif est le résultat d’un processus, (…). Si nous devions soumettre ce processus subconscient à l’analyse logique, on s’apercevrait qu’il se termine en ce que cette analyse représenterait comme une inférence abductive, reposant elle-même sur le résultat d’un processus similaire, et ainsi de suite ad infinitum. […mais ce processus de formation du jugement] n’a pas d’actes d’inférence séparés à faire, mais accomplit son acte en un seul processus continu. » (PEIRCE [CSP1], pp. 418-419).

5 Avec comme conséquence qu’elle s’adresse à une autre pensée et qu’elle instaure ainsi une succession

temporelle, mais avec une série de temps infinie puisque « tout ce sur quoi on réfléchit a du passé » (PEIRCE [CSP1], p. 31).

116 inhérent à toute situation que l’on envisage, comme simple qualité. »1 La secondéité, elle, est la

catégorie du particulier. C’est l’élément « tel qu’il est mais relativement à quelque chose qui s’y oppose (…) l’effort, qui ne peut exister que s’il rencontre une résistance. (…) Le choc occasionné par une surprise est aussi de cette nature. (…) l’élément cognitif que le cours de la vie m’a, par une force brutale, imposé, sans raison. »2 S’il y avait la moindre raison, ce serait de la tiercéité. Celle-ci

en effet « est synonyme de généralité et de médiation. Sans elle les deux autres catégories seraient peut-être en relation l’une avec l’autre, mais cette relation serait totalement dépourvue de sens. »3

C’est la tiercéité qui donne le caractère d’intelligibilité à toute chose.

Peirce s’oppose ainsi à toute philosophie qui postule la possibilité d’une connaissance directe. Pour lui, on ne peut pas penser hors du monde, car penser est un acte qui implique le monde. Par ailleurs, l’accès au monde n’est pas immédiat, mais inféré. Cela implique qu’il n’y a sensation que s’il y a du sens ou une recherche de sens. La présence de la tiercéité dans la perception revient à refuser une granularité trop fine, qui serait antérieure à toute rationalisation : « dès le percipuum, nous sommes au plan de la tiercéité, de l’interprétation. »4 C’est donc une hypothèse très proche de celle que

nous faisons, de poser que ce que nous percevons est déjà configuré sous forme d’histoire et que le narratif est la seule forme qui soit intelligible.

Enfin, pour Peirce, la conscience de soi ne peut naître que des autres. Tout est apprentissage partagé, « à tel point que le témoignage d’autrui est une marque plus forte du fait que les faits eux- mêmes. »5 Tiercelin ajoute : « Loin d’être le point de départ, le plus privé et le plus personnel, la

conscience de soi est le point d’arrivée, le résultat d’interactions publiques. »6 Il y a là une grande

proximité avec Ricœur, de même lorsque Peirce dit : « notre relation avec le monde réel n’est donc pas immédiate, mais d’emblée discursive : c’est une relation d’interprétation. Connaître le réel supposera un travail de lecture et de traduction de signes publics. Loin donc qu’il faille supposer un principe d’individuation antérieur à mon utilisation du langage, c’est le langage qui construit ce principe d’individuation. »7

Et de Heidegger

L’idée que l’individuation consiste à reconnaître les histoires propres à un objet et à en abstraire une valeur propre, une forme d’invariant, statistiquement selon la métaphore que nous souhaitons employer, est cohérente avec la représentation du monde que propose Heidegger. En particulier, l’idée de renvois entre les objets du monde sous la main8, que nous avons croisé sous une forme

voisine avec Schapp et les choses-pour, consiste à définir chaque étant particulier par ses histoires.

1 Charles Sanders PEIRCE, Œuvres II, C. TIERCELIN et P. THIBAUD (Eds.), CERF, collection Passages, dorénavant

[CSP2], p. 200. 2 PEIRCE [CSP2], pp. 198-200. 3 TIERCELIN [LPS], p. 155. 4 TIERCELIN [LPS], p. 172. 5 PEIRCE [CSP1], pp. 25. 6 TIERCELIN [CSPP], p. 23.

7 Cité par Claudine Tiercelin dans TIERCELIN [CSPP], p. 24.

8« La forêt est réserve de bois, la montagne est carrière de pierre, la rivière est force hydraulique, le vent est

vent « dans les voiles ». Avec la découverte du « monde ambiant » vient à notre encontre une « nature » ainsi découverte. (…) L’ouvrage produit ne renvoie pas seulement au pour... de son employabilité et à ce dont il est constitué : dans les conditions les plus simples de sa fabrication, il contient en même temps un renvoi à celui qui le portera et l’utilisera. L’ouvrage est taillé à sa mesure, il « est » co-présent dans la naissance de l’ouvrage. » (Martin HEIDEGGER (1926) : Etre et temps, traduction Martineau, édition numérique, dorénavant [E&T], pp. 74-75).

117 Le monde selon Heidegger n’est pas simplement une collection d’étants, qui eux-mêmes seraient définis par leur substance. D’une part, chaque étant n’est rencontré qu’au travers de son lien à d’autres étants, et, ce qui le définit, c’est cet ensemble de renvois de lui aux autres. D’autre part, ces renvois donnent du sens à chaque étant au travers d’une forme de finalité1, qui réclame la

présence potentielle d’un Dasein. D’une certaine manière pour Heidegger, l’accès au monde est déjà configuré : « nous n’entendons jamais des bruits et des complexes sonores, mais toujours la voiture qui grince ou la motocyclette. Ce qu’on entend, c’est la colonne en marche, le vent du nord, le pivert qui frappe, le feu qui crépite. En revanche, il est déjà besoin d’une attitude fort artificielle et compliquée pour « entendre » un « pur bruit ». »2 Greisch confirme ce point dans son ouvrage

sur Sein und Zeit : « Le crayon, ce n’est pas un objet oblong de couleur noire, affuté à une extrémité, ayant un certain poids, volume, etc. Non : c’est un « machin pour écrire », de même l’ordinateur, etc. L’être du crayon, de l’ordinateur, c’est ce que je découvre en les « pratiquant », en m’en servant. »3 Sémantiquement, les mots recèlent les expériences qui sont liées à leur référence,

comme une individuation commode. Dulau nous en convainc : « Le mot est plus que le substitut de la chose (…) il est révélateur d’un « monde » comme unité totale de toutes les expériences possibles. (…) La « forêt » comme telle n’est pas un espace boisé fruit du travail humain d’appropriation de la nature, elle n’est pas non plus un simple signe pour désigner un espace boisé, c’est d’un coup et d’un seul, toutes les légendes liées à un domaine qui demeure hors de la ville, qui inquiète par ses dangers potentiels, et qui charme par ses douces rêveries qu’il suscite. La « forêt » c’est ici une histoire tout entière qui survient du seul fait que le terme se donne à entendre. »4

Le monde ambiant ne s’individualise pas via les objets, mais par des complexes : « L’étant qui fait encontre dans la préoccupation, nous l’appelons l’outil. (…) Un outil, en toute rigueur cela n’existe

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