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Le modèle du texte

Dans le document Être ensemble et temporalités politiques (Page 182-188)

Pour finir, écoutons Ricœur lorsqu’il décrit la forme d’inférence qui nous lie aux histoires : « Suivre une histoire, c’est avancer au milieu de contingences et de péripéties sous la conduite d’une attente qui trouve son accomplissement dans la conclusion. »1 Cette forme de conclusion n’est pas le fruit

d’une logique déductive, mais bien d’une confrontation de nature inductive de l’information nouvelle à notre arrière-plan de connaissance : « Cette conclusion n’est pas logiquement impliquée par quelques prémisses antérieures. Elle donne à l’histoire un « point final », lequel à son tour, fournit le point de vue d’où l’histoire peut être aperçue comme formant un tout. Comprendre l’histoire, c’est comprendre comment et pourquoi les épisodes successifs ont conduit à cette conclusion, laquelle, loin d’être prévisible, doit être finalement acceptable, comme congruente avec les épisodes rassemblés. »2

Le mécanisme de mise en intrigue décrit par Ricœur se révèle plus complexe qu’une induction basique. Elle est plus en ligne avec le process abductif de réagencement que nous supposons être à l’œuvre dans l’absorption des histoires nouvelles perçues, de façon continue : « La mise en intrigue consiste principalement dans la sélection et dans l’arrangement des événements et des actions racontées, qui font de la fable une histoire « complète et entière » ayant commencement, milieu et fin. »3 D’ailleurs, dit-il, « les événements eux-mêmes reçoivent une intelligibilité dérivée

de leur contribution à la progression de l’intrigue. »4

Nous pouvons également trouver la forme de généralisation inductive que nous appelons présent d’universalisation, lorsque, toujours dans son souci de rapprocher la théorie de l’action de celle du texte, Ricœur insiste sur l’émancipation possible de l’action à l’égard du contexte situationnel lorsque l’action est suffisamment importante pour développer « des significations qui peuvent être actualisées ou remplies dans des situations autres que celle dans laquelle l’action s’est produite. (…) la signification d’un événement important excède, dépasse, transcende les conditions sociales de sa production et peut être ré-effectuée dans de nouveaux contextes sociaux. Son importance consiste dans sa pertinence durable et, dans quelques cas, dans sa pertinence omnitemporelle. »5

Il ne faut certes pas faire dire à Ricœur ce qu’il ne veut pas dire ici, faisant plus référence à l’histoire des hommes qu’à l’histoire qu’on raconte, mais le mécanisme d’inscription qui détemporalise en omnitemporalisant ressemble bien à notre hypothèse de faire s’inscrire un présent continu en présent d’universalisation : « une œuvre ne reflète pas seulement son temps, mais elle ouvre un monde qu’elle porte en elle-même. »6

Ricœur pointe la richesse de l’outillage mobilisé dans le processus de projection/réduction. Le donné peut désormais jouer un rôle effectif : il peut tenir place comme une pièce qui eut été manquante si l’on avait pu l’anticiper en son essence. La réécriture des histoires – la phase de refiguration – réorganise la base de connaissance en intégrant au mieux ce nouveau.

en général la question de la formation possible d’un « enchaînement » du Dasein, celui-ci étant pris au sens des vécus « également » sous-la-main du sujet. » (HEIDEGGER [E&T], p. 293).

1 RICŒUR [TR1], p. 130. 2 RICŒUR [TR1], p. 130. 3 RICŒUR [DTAA], p. 16. 4 RICŒUR [TR1], p. 364. 5 RICŒUR [DTAA], p. 219. 6 RICŒUR [DTAA], p. 220.

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Conclusion

L’inférence inductive aujourd’hui considère conjointement la question statistique et celle nomologique de relations causales entre types d’événements. Elle reprend de plus en plus une logique bayésienne de mise à jour des croyances en ces relations causales adjointes aux informations passées au sein d’une base de connaissance.

Elle esquive toutefois la question du nouveau, l’hypothèse de processus statistiques sous-jacents contraignant ce nouveau à être une source d’apprentissage des paramètres de la loi conditionnellement au présupposé de cette loi.

Il faut se tourner vers la phénoménologie pour que la donation s’associe plus facilement à une ouverture véritable au nouveau. Pour faire le lien avec l’inférence inductive, nous proposons une lecture de la réduction phénoménologique comme projection du nouveau sur la base de connaissance. Le projeté remplit la visée tandis que le donné est le complément orthogonal à la base de connaissance.

Le cercle herméneutique décrit alors un process d’apprentissage où la phase de test d’une hypothèse est la rencontre avec le monde. Nous considérons que le passage obligé dans la quotidienneté que décrit Heidegger peut correspondre à ce moment empirique.

C’est toutefois chez Ricœur que nous trouvons les étais les plus solides à nos propres hypothèses, à la fois du côté des variations imaginatives qui proposent une projection sur une base de connaissance étendue grâce au travail de l’imaginaire et du narratif, à la fois également du côté de sa théorie du texte qui renforce l’idée husserlienne d’un accès au monde déjà configuré (avec Ricœur, cet accès est sous une forme quasi-causale dont la richesse n’est bien décrite que par la structure narrative), à la fois enfin par la dé-temporalisation des textes de référence que nous voulons associer à notre process de mise au présent d’universalisation.

En retour, les théories de l’apprentissage statistique pourraient trouver dans cette phénoménologie herméneutique quelque inspiration. D’une part, si la construction d’une mesure et d’une distance narrative est certes trop complexe, il y aurait sans doute une réflexion à conduire sur ce thème. D’autre part, les modèles d’anticipation dans les modélisations d’apprentissage pourraient s’inspirer des variations imaginatives. Enfin, la question ontologique du nouveau devrait être mieux posée.

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Chapitre 5 : L’équivoque

« L’identité narrative n’est pas une identité stable et sans faille ; de même qu’il est possible de composer plusieurs intrigues au sujet des mêmes incidents (lesquels, du même coup ne méritent plus d’être appelés les mêmes événements), de même il est toujours possible de tramer sur sa propre vie des intrigues différentes, voire opposées. » 1

Ricœur, de la mimèsis à la lieutenance, d’Histoire et vérité à La mémoire, l’histoire, l’oubli, n’a cessé de travailler des concepts narrativistes et la difficulté de l’accès à la vérité.

Ricœur sait la fragilité essentielle de l’identité narrative, comme celle de l’ensemble des approches narrativistes. Il veut lier le principe essentiel de l’histoire qu’est sa plausibilité – pour celui qui (se) la raconte – au vivre ensemble. Il ne veut pas non plus abandonner la prétention à approcher la réalité historique : « Le credo de l’objectivité [de la science historique] n’est pas autre chose que la conviction double que les faits relatés par des histoires différentes peuvent se raccorder et que les résultats de ces histoires peuvent se compléter »2.

Mais si notre seul accès au réel sont ces histoires qu’on nous raconte ou que nous nous racontons, si ces mondes que nous habitons ne sont que ceux qui s’ouvrent devant ces histoires, alors nous resterons toujours avec un sentiment « d’à-peu-près ». Cette approximation ne condamne pas le réel et ne nous condamne pas à une forme d’idéalisme, mais elle contraint l’ensemble des catégories de notre entendement et nécessite de repenser le probable avec le plausible.

Ce glissement vers la catégorie du plausible a une conséquence majeure, celle de replacer d’emblée la question de l’accès au monde, de l’apprentissage, dans un monde partagé. Les règles et les lois, les vérités, le présent d’universalisation présenté aux chapitres précédents, structurent notre agir et notre apprentissage, et ils sont eux-mêmes en cours d’identification. Plusieurs « histoires concurrentes », dirait Ricœur, sont disponibles pour nous aider à rendre intelligible le monde et l’apprentissage consiste justement à renforcer la plausibilité de certaines et à en oublier d’autres. De plus, au-delà de l’impossibilité d’accéder avec certitude à un (éventuel) réel, nous savons/sentons toujours possible la réécriture du passé suite à la prise en compte d’une nouvelle information, d’une nouvelle aventure, d’un nouvel événement.

1R

ICŒUR [TR3], p. 446.

183 Merleau-Ponty suggérait que le propre de l’homme était dans son génie de l’équivoque1, sa

capacité à conférer un sens à sa propre existence en relisant – détournant – ce que la nature lui donne. Pourtant le terme a le plus souvent une connotation péjorative2.

(Philippe) Mongin propose de trouver un critère pour classer entre elles des interprétations concurrentes3, de façon à réduire le champ des plausibles et ne pas donner raison au relativiste

contre le positiviste : « Depuis Nietzsche, on représente souvent les interprétations – comme les valeurs – en guerre les unes contre les autres ; ce qu’on oublie de dire est que le combat, s’il a lieu, prendra la forme spéciale d’un enveloppement. » L’enveloppement, nous le rapprochons de l’encompassing que nous avons décrit dans l’Introduction. Pour Mongin, « une interprétation l’emporte sur une autre si elle reprend une partie de son contenu, exclut le reste et fait comprendre pourquoi elle procède à la division ; en revanche, si l’autre rend manifeste qu’elle ne se laisse pas morceler ainsi, elle lui résiste avec succès. »4 Pour Mongin, le temps passant, les nouvelles

interprétations approfondissant les anciennes font qu’une grande interprétation est possible, comportant avec le temps des éléments maximaux au sein de ce classement partiel, et donc susceptible d’être radicalement renouvelée…5

1 « Il est impossible de superposer chez l’homme une première couche de comportements que l’on

appellerait « naturels » et un monde culturel ou spirituel fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme, comme on voudra dire, en ce sens qu’il n’est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l’être simplement biologique, et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites vitales, par une sorte d’échappement et par un génie de l’équivoque qui pourraient servir à définir l’homme. » (Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Gallimard, tel, dorénavant [PDLP], p. 230).

2Comme par exemple dans cette citation de Bataille : « Nous attendons de la culture qu’elle nous détermine

comme des fins, mais la philosophie, la science ou la morale sont équivoques. Nous sommes sûrs de l’espoir qui les suscita, non des valeurs qu’elles ont créées. (…) Il y a une équivoque de la culture. La culture n’est pas en fait toujours maintenue dans les limites de l’affirmation de l’homme comme fin. » (Georges BATAILLE : « L’équivoque de la culture », revue Comprendre, dorénavant [EDLC]).

3 « Il semble évident qu’on ne puisse comparer des significations et, par leur intermédiaire, des

interprétations que suivant un ordre partiel. Si elles se classent transitivement, c’est déjà beaucoup ; au mieux, il y aura des hiérarchies locales, comme des chefferies, entre lesquelles le rationaliste ne tentera pas d’invraisemblables rapprochements. Avec ce propos modeste en tête, il peut envisager le critère suivant, qui s’accorde avec notre définition liminaire des interprétations. Une seule contrainte, véritablement, leur est imposée, qui est la cohérence dans les attributions sémantiques multiples. Il y a moyen de remplir cette contrainte à des degrés d’excellence divers, que traduira l’extension plus ou moins grande des objets pris en compte : une interprétation du capitalisme seul vaudra moins qu’une autre qui embrasse en outre le précapitalisme, à supposer que toutes deux soient cohérentes. Séduisant, le critère est encore superficiel, car les concepts qui définissent la couverture ne sont pas tous de nature extensionnelle ; bien au contraire, certains tirent leur extension de choix significatifs antérieurs. (…) Le critère de la capacité intégrative, que nous allons examiner maintenant, nous apparaît comme plus solide. Certaines significations entrent avec d’autres dans un rapport qui autorise à distinguer, dans leur contenu, une partie commune et une partie spécifique. (…) une interprétation peut se rapporter à une autre en distinguant ce qu’elle a de commun avec elle, ce qu’elle exclut en elle et ce qu’elle lui ajoute. Mais à la différence du rapport entre les significations, qui est une propriété sémantique objective et qui se constate de l’extérieur, celui des interprétations entre dans le projet subjectif de l’interprète : la capacité à s’intégrer une partie de l’autre est alors désirée, elle est aussi consciente, et elle est même une des motivations les plus vigoureuses du travail interprétatif. » (Philippe MONGIN (2012) : « Waterloo ou la pluralité des interprétations », Littérature, dorénavant [W&PI]).

4 MONGIN [W&PI].

5 « Une grande interprétation, suivant l’une ou l’autre idée, ne devraitpas rester telle à jamais. Quand l’ordre

184 Mongin doit néanmoins céder au final devant l’équivoque : s’il parvient en effet à se dresser contre le relativiste pour justifier d’une sélectivité, il ne peut prétendre à l’existence d’une interprétation définitivement juste et unique1.

Selon nous, le combat de Mongin est essentiel pour la pensée mais ne doit jamais oublier que ce qui serait équivoque, ce serait ici le réel lui-même, qui multiplierait ses facettes. Ce serait aussi l’affirmation de soi en tant que telle, comme toute prédication. Enfin, ce pourrait être le double jeu de l’histoire qu’on raconte et qui nous construit en retour : cette endogénéité, pour reprendre nos propres mots, de qui nous sommes et de ce réel qui nous entoure.23

La question abordée dans ce chapitre a son pendant éthique que nous retrouverons dans la seconde partie de notre travail. Ici nous resterons le plus possible dans le domaine ontologique.

Dans le premier temps de ce chapitre, nous reprenons la question épistémologique ouverte par Ricœur sur le couple histoire et vérité, d’abord celle concernant la science historique puis celle de l’herméneutique et la théorie du texte que Ricœur en tire. La question catégoriale du plausible s’impose alors avant de pouvoir revenir sur la référence « primordiale » qu’accompagne le récit mais aussi, en corolaire, la question grandissante de l’équivoque. Nous déclinons alors à nos histoires de tous les jours, y compris celle de l’identité narrative, des outils épistémologiques recensés initialement pour le récit historique.

Toutefois, là où la mémoire apportait au récit historique le fragile mais essentiel « petit miracle de la reconnaissance », il manque une clef pour assurer la prise de l’ensemble. Le second temps du chapitre détaille alors les aspects ontologiques du rapport à soi et aux autres d’une histoire qu’on raconte, et particulièrement lorsqu’il s’agit d’un récit de soi – de la part narrative de notre identité.

multiplie et le nombre d’interprétations et celui de leurs échanges, un élémentmaximal, au sens positif ou négatif, peut se voir déclassé. » (MONGIN [W&PI]).

1 « L’interprétation ouvre un processus en droit indéfini, ce qui ne vaut pas pour d’autres activités limitrophes

comme, encore une fois, l’explication. En faisant cette concession au relativisme, nous ne le validons pas pour autant, car nous maintenons qu’il existe des hiérarchies, au moins locales et temporaires, sous le désordre apparent de la pluralité interprétative. » (MONGIN [W&PI]).

2 Un autre piège est tendu en effet, celui d’une vision solipsiste et purement réflexive de la vie vue comme

une histoire dont on est le héros. Hannah Arendt, dont la pensée sur ce point est très proche de Ricœur, met de nombreux garde-fou : « Hannah Arendt ne veut pas dire que le déploiement de la vie constitue en tant que tel une histoire, ni même que la révélation du « qui » soit par elle-même une histoire. C’est conjointement seulement que la révélation du « qui » et le réseau des relations humaines engendrent un processus d’où peut émerger l’unique histoire de n’importe quel autre venu. (…) L’histoire d’une vie est une sorte de compromis issu de la rencontre entre les événements initiés par l’homme en tant qu’agent de l’action et le jeu de circonstances induit par le réseau de relations humaines. Le résultat est une histoire dont chacun est le héros sans en être l’auteur. (…) Hannah Arendt ne cesse de le répéter : l’histoire racontée est seulement le « résultat de l’action » ; mais, quant au héros de l’histoire, « nous ne pouvons jamais le désigner sans équivoque, comme l’auteur des résultats éventuels de cette histoire. » » (Paul RICŒUR (1984-1991) : Lecture 1, Seuil, Points, 1999, dorénavant [LEC1], p. 60).

3 « Car ces pratiques ne font peut-être qu’exploiter à découvert et à leurs fins propres une équivoque

inhérente à ce mot même de Hannah Arendt comme, partant, à la notion d’identité narrative : si notre identité ne se révèle qu’à travers l’histoire de notre vie, ne faut-il pas en effet vivre sa vie comme une histoire singulière, ou encore comme une aventure romanesque, pour devenir soi-même, pour forger qui nous sommes ? Ce qui est en jeu dans cette équivoque, c’est bien déjà un usage du récit en raison de sa capacité à modeler une conduite. » (Hedwig MARZOLF (2014) : « Écrire sa vie. L’équivoque de la philosophie du conter de Hannah Arendt », Raison publique, dorénavant [ESV])

185 Sans s’aventurer sur les chemins d’une éthique, que nous reprendrons dans les chapitres suivants, nous retrouvons la vérité au travers de l’authenticité, de la sincérité à soi, du souci de soi.

Nous revenons en conclusion sur l’équivoque pour en apporter des lectures positives. Nous rapprochons notamment l’équivoque de la métaphore et son appartenance essentielle à un monde de poièsis, c’est-à-dire un monde ouvert au nouveau.

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