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L’équivoque au quotidien

Dans le document Être ensemble et temporalités politiques (Page 196-200)

Peut-on, muni de cette catégorie du plausible, redéployer au niveau du quotidien, de chaque individu, les liens entre discours et vérité de l’épistémologie de la science historique ? Cette question se pose d’emblée dans le schéma ontogénétique de l’apprentissage que nous proposons. Les variations imaginatives et leur résolution dans l’action et dans l’identité narrative doivent être le lieu de cette articulation entre discours et vérité.

Variations imaginatives et usage de la fiction

Nous avons déjà introduit le concept husserlien de variations imaginatives, tel que repris par Ricœur : « C’est dans l’imaginaire que j’essaie mon pouvoir de faire, que je prends la mesure du « Je peux ». Je ne m’impute à moi-même mon propre pouvoir, en tant que je suis l’agent de ma propre action, qu’en le dépeignant à moi-même sous les traits de variations imaginatives sur le thème du « je pourrais », voire du « j’aurais pu autrement, si j’avais voulu ». »2.

Les variations imaginatives sont un lieu d’ouverture de possibilités nouvelles à partir des récits qui nous constituent. C’est un jeu avec les plausibles, passés et futurs, l’élaboration de fragments cohérents de scénarios. C’est le jeu de l’imagination. Pour Ricœur, elles offrent bien, via la fiction et la poésie, une référence qui va au-delà de la référence prédicative. Dans les chapitres précédents nous avons fait de ce jeu incessant entre récit et référence la base d’une ontogénèse3.

Ricœur propose une description précise de ces variations en articulant le récit et le projet (en un sens proche du vocabulaire heideggérien) grâce à la fonction imaginative. Pour lui, et nous avons

1 Signalons qu’il existe d’autres axes de réflexion autour de ces catégories de l’actuel et du virtuel. En physique

quantique, par exemple, « La virtualité est réversible, l’actualisation est irréversible » (Gilles COHEN-TANNOUDJI (1994) : « Le temps des composants élémentaires », in E. KLEIN et M. SPIRO (Eds.) Le temps et sa flèche, Paris, Flammarion, Champs Science, dorénavant [LTCE], p. 115). A noter toutefois qu’au niveau quantique, l’irréversibilité n’est pas un concept évident, puisqu’on a montré qu’il était possible de faire décroitre l’entropie et non, comme au niveau macroscopique, de ne la voir que comme une grandeur nécessairement croissante… Cette idée provient de l’impossibilité dans l’univers quantique d’identifier l’actuel sans le recours à une expérience qui rend cet actuel contingent. Les physiciens ont même bâti une méthode de mesure qui exprime cette différence entre virtuel et actuel : l’intégrale des chemins, qui est une méthode de mesure qui s’appuie sur l’ensemble des voies quantiquement indiscernables que peut emprunter un processus. Ces différents virtuels sont alors bien accessibles : il s’agit de ce qui peut avoir lieu. A noter que nous parlons ici au présent lorsque Granger avait recours au passé pour parler du « possible » (« qui eussent pu être substitués à l’actuel »). C’est le would be et le contrefactuel qui règnent dans la représentation finalement déterministe (au sens d’un virtuel fini) du monde qu’ils sous-tendent. Aristote est également « au passé » : « Ce qui « aurait pu avoir lieu » – le vraisemblable selon Aristote – recouvre à la fois les potentialités du passé « réel » et les possibles « irréels » de la pure fiction. Cette affinité profonde entre le vraisemblable de pure fiction et les potentialités non effectuées du passé historique explique peut-être pourquoi la libération de la fiction à l’égard des contraintes historiques (…) ne constitue(nt) pas (…) le dernier mot concernant la liberté de la fiction. Libre de la contrainte extérieure de la preuve documentaire, la fiction n’est-elle pas intérieurement liée par le service du quasi-passé, qui est un autre nom de la contrainte du vraisemblable ? » (RICŒUR [TR3], p. 347).

2 RICŒUR [DTAA], p. 250.

3 « Fiction et poésie visent l’être, non plus sous la modalité de l’être-donné, mais sous la modalité du pouvoir-

être. Par là-même, la réalité quotidienne est métamorphosée à la faveur de ce qu’on pourrait appeler les variations imaginatives que la littérature opère sur le réel. » (RICŒUR [DTAA], p. 128).

194 repris cette idée, ces variations imaginatives sont un ingrédient de la logique de l’action : « Pas d’action sans imagination (…). Et cela de plusieurs manières : au plan du projet, au plan de la motivation et au plan du pouvoir même de faire. D’abord le contenu noématique du projet (…) comporte une certaine schématisation du réseau des buts et des moyens (…). C’est en effet dans cette imagination anticipatrice de l’agir que j’« essaie » divers cours éventuels d’action et que je « joue », au sens précis du mot, avec les possibles pratiques. C’est en ce point que le « jeu » pragmatique rejoint le « jeu » narratif (…) ; la fonction du projet, tournée vers l’avenir, et la fonction du récit, tournée vers le passé, échangent alors leurs schèmes et leurs grilles, le projet empruntant au récit son pouvoir structurant, et le récit recevant du projet sa capacité d’anticipation. Ensuite, l’imagination se compose avec le procès même de la motivation. C’est l’imagination qui fournit le milieu, la clairière lumineuse, où peuvent se comparer, se mesurer, des motifs aussi hétérogènes que des désirs et des exigences éthiques, elles-mêmes aussi diverses que des règles professionnelles, des coutumes sociales, ou des valeurs fortement personnelles. »1

Cet extrait de Du texte à l’action aborde également la dimension « éthique » que nous ne traitons pas dans ce chapitre, malgré sa très grande proximité de la question de l’équivoque. Nous la retrouverons dans la seconde partie de notre travail. Concentrons-nous ici sur l’aspect référentiel/ontologique de l’imagination productive. Celle-ci, à suivre Ricœur, permet dans un premier temps seulement la mimèsis, c’est d’ailleurs une manière de lire dans le terme « fiction » les termes « feinte », « forgée ». Mais, nous dit-il, l’étymologie de « fiction », c’est d’abord fingere, « faire » et Ricœur insiste sur le rôle de la refiguration (mimèsis 3) qui ouvre un monde qui, pour reprendre l’expression de Ricœur », entre « en collision avec le monde réel, pour le « refaire », soit qu’il le confirme, soit qu’il le dénie. »2

Ainsi, sans même aller jusqu’à l’ontogénèse que nous proposons, l’imagination joue un rôle dans le réel, au travers de l’action – forcément – mais aussi au travers du monde qui s’ouvre à chaque fois et qui est celui dans lequel, finalement, nous vivons.

De fait, la poésie et la fiction vont même au-delà – et Ricœur le souligne dans La métaphore vive – où il est bien explicitement question d’ontologie et de création du « nouveau »3. Et lorsqu’il est

question d’ontologie avec Ricœur, il est question du lien entre notre être aux autres êtres et à l’être : « ce qui est aboli, c’est la référence au langage ordinaire, appliquée aux objets qui répondent à un de nos intérêts de premier degré pour le contrôle ou la manipulation. Suspendus cet intérêt et la sphère de signifiance qu’il commande, le discours poétique laisse-être notre appartenance profonde au monde de la vie, laisse-se-dire le lien ontologique de notre être aux autres êtres et à l’être. Ce qui ainsi se laisse dire est ce que j’appelle la référence de second degré, qui est en réalité référence primordiale. »4

1 RICŒUR [DTAA], p. 249. 2 RICŒUR [DTAA], p. 20.

3 « La véhémence ontologique » de la métaphore (PaRICŒUR (1975) : La métaphore vive, Seuil, Point Essai,

dorénavant [LMV], p. 379, ou, plus explicitement p. 301 : « L’énigme du discours métaphorique c’est, semble- t-il, qu’il « invente » au double sens du mot : ce qu’il crée, il le découvre ; et ce qu’il trouve, il l’invente ». Mais aussi : « Le trait commun au modèle et à la fiction est leur force heuristique, c’est-à-dire leur capacité d’ouvrir et de déployer de nouvelles dimensions de réalité, à la faveur de la suspension de créance dans une description antérieure. » (RICŒUR [DTAA], p. 228).

4 RICŒUR [DTAA], p. 246. Cette idée, en moins ambitieuse, est également présente dès le début de [TR2], p.15 :

« Ouvrir sur le dehors la notion de mise en intrigue et celle du temps qui lui est appropriée, c’est (enfin) suivre le mouvement de transcendance par lequel toute œuvre de fiction, qu’elle soit verbale ou plastique, narrative ou lyrique, projette hors d’elle-même un monde qu’on peut appeler monde de l’œuvre. Ainsi, l’épopée, le

195 Mais voilà, la difficulté de l’équivoque n’en est qu’un enjeu plus grand !

Les variations imaginatives ouvrent également un autre chantier, peu développé par Ricœur, celui du vertige qu’entraîne la multiplication des possibles, celui de l’angoisse, telle que Kierkegaard la décrit, l’insoutenable liberté de soi. Et pourtant cette multiplication des possibles est aussi une source de jubilation chez ce dernier, et, d’une certaine façon, c’est bien cette ambivalence hystérique face à l’infini des possibles qui caractérise la nature humaine : « Il n’y a rien de plus parfumé, de plus pétillant, de plus enivrant que l’infini des possibles »1. La fonction du récit ou de

la scénarisation qui opère dans les variations imaginatives vise justement à canaliser cette angoisse sans renoncer à l’ouverture, à l’inédit. Dans l’inscription narrative de l’ensemble des plausibles, nul doute que se trouve là une forme de réduction mesurée du vertige. L’on retrouve le rôle que jouait chez Granger le « possible » de réduction du virtuel déjà organisé autour du probable, et, dans une moindre mesure, l’ordre forcément partiel que Mongin veut imposer au « désordre apparent de la pluralité interprétative ».

Le travail de Heidegger vise à articuler cette angoisse au repositionnement de soi dans une historialité au travers de la temporalisation. Cette articulation, nous l’associons à l’émergence de l’identité narrative. Là encore toutefois, la cristallisation en une identité narrative des variations imaginatives laisse encore entière la question de l’équivoque.

La flèche du temps

Cette équivoque est de fait encore plus troublante si on poursuit l’analyse un peu plus loin. Si « la vérité en histoire reste en suspens, plausible, probable, contestable, bref toujours en cours de ré- écriture »2 nous faisons face à chaque date à une forme de symétrie entre futur et passé. Là où

Ricœur articule récit au passé et projet futur, il n’y a en effet qu’une histoire qui englobe les deux. La flèche du temps n’est plus si sensée et l’incertain est aussi vertigineux face à l’avenir que face au passé.

L’hypothèse de plusieurs futurs possibles, conjointement avec l’idée de liberté, est facilement acceptée, sauf par ceux qui souffrent physiquement, affectivement, ou socialement de l’inéluctable et qui ne peuvent se raconter d’autre histoire que celle du déterminisme. D’une certaine manière, le futur est mécaniquement aussi pluriel que mon imagination le permet, mais cette imagination n’est féconde que parce que grosse de ma connaissance. Le fantasme d’un connaître qui terrasserait l’incertain est ici incongru. C’est bien l’inverse qui est à l’œuvre, chaque nouveau savoir nous offrant des possibles et donc des futurs. Il y a autant de futurs que d’histoires virtuelles, l’état de notre savoir projettera cet univers sur un espace des futurs par l’opérateur de possibilisation. C’est l’usage de cet opérateur, qui, comme toute projection, nous semble réduire le nombre de futurs par notre connaissance. Mais auparavant, notre élaboration du virtuel se fera via cette même connaissance. Et, au total, notre savoir ne nous renseignera pas plus qu’il ne nous ouvre des horizons, au contraire.

Le travail de refiguration est un travail constant de soi. Il n’est pas indépendant de celui des variations imaginatives et de notre rapport au passé sédimenté. Mais cette sédimentation gadamérienne à laquelle Ricœur souvent a recours, est tout sauf à l’abri d’un glissement de terrain,

drame, le roman projettent sur le mode de fiction des manières d’habiter le monde qui sont en attente d’une reprise par la lecture, capable à son tour de fournir un espace de confrontation entre le monde du texte et le monde du lecteur »

1 Soren KIERKEGAARD.

2 Paul RICŒUR (1998) : « La marque du passé », Revue de métaphysique et de morale, dorénavant [LMDP],

196 car si « le récit a son sens plein quand il est restitué au temps de l’agir et du pâtir dans mimèsis III »1, ce temps est celui de la refiguration, celui où se ré-éclaire le monde à la lumière de l’histoire

nouvelle2.

Un événement peut éclairer le futur et rééclairer le passé, chacun éclairant le présent. Le présent est le lieu où l’on écrit/réécrit sans cesse l’histoire qui raconte notre compréhension du monde. En admettant que le présent est ce temps de l’opération narrative démultipliée pour possibiliser nos futurs (les « variations imaginatives »), il est lui aussi pluriel (il l’est d’ailleurs déjà via ma spéculation sur le présent des autres). Surtout, le présent ne sera « reconnu » que conditionnellement à l’histoire passée qui m’y a amené. Or, le passé est pluriel et aussi « incertain » que le futur, puisque je le reconstruis, chaque fois. De fait, il y a bien sûr plusieurs passés plausibles, parfois contradictoires, et c’est bien de cette équivoque dont il est question3.

Il y a donc des futurs, « incertains, mais plausibles », et des passés, tout aussi « incertains et plausibles ». Ce que disent Ricœur et Heidegger, c’est que le chemin que nous suivons tous est celui de l’identification de ce passé, comme une quête, à la lumière des futurs potentiels, pour mieux donner à l’ensemble son unité. Chaque péripétie fera opérer un temps d’identification, pour savoir où nous en sommes, qui combinera les variations imaginatives et la re-constitution historique – c’est le processus d’inférence et d’apprentissage que nous avons décrit dans les chapitres précédents.

« D’une part, il faut résister à la séduction d’attentes purement utopiques : elles ne peuvent que désespérer l’action ; car, faute d’ancrage dans l’expérience en cours, elles sont incapables de formuler un chemin praticable dirigé vers les idéaux qu’elles situent « ailleurs ». Les attentes doivent être déterminées, donc finies et relativement modestes, si elles doivent pouvoir susciter un engagement responsable. Oui, il faut empêcher l’horizon d’attente de fuir. (…) Il faut d’autre part résister au rétrécissement de l’espace d’expérience. Pour cela, il faut lutter contre la tendance à ne considérer le passé que sous l’angle de l’achevé, de l’inchangeable, du révolu. Il faut rouvrir le passé, raviver en lui des potentialités inaccomplies, empêchées, voire massacrées. Bref, à l’encontre de l’adage qui veut que l’avenir soit ouvert et contingent, et le passé, univoquement clos et nécessaire,

1 RICŒUR [TR1], p. 136

2 « (…) le caractère rétrospectif de l’histoire ne saurait constituer pour elle un enfermement dans la

détermination. Ce serait le cas si l’on s’en tenait à l’opinion selon laquelle le passé ne peut plus être changé et pour cette raison paraît déterminé. Selon cette opinion, seul le futur peut être tenu pour incertain, ouvert et en ce sens indéterminé. Si, en effet, les faits sont ineffaçables, si l’on ne peut plus défaire ce qui a été fait, ni faire que ce qui est arrivé ne le soit pas, en revanche, le sens de ce qui est arrivé n’est pas fixé une fois pour toutes : outre que des événements du passé peuvent être racontés et interprétés autrement, la charge morale liée au rapport de dette à l’égard du passé peut être alourdie ou allégée. (…) C’est sur cette base qu’il peut être parlé d’un choc en retour du futur sur le passé à l’intérieur même du point de vue rétrospectif de l’histoire. » (RICŒUR [MHO], pp. 496-497).

3 Au présent, je n’identifie dans quel présent je suis qu’en « choisissant » un passé qui apporte cohérence à

l’histoire du moment que je vis (au présent continu). En ce sens, il y a plusieurs présents, tout autant que de passés cohérents avec mon histoire « courante ». Celle-ci sera bien différente si, par exemple, alors que je cherche un mot, un nom, une date, je suis certain ou non de l’avoir déjà connu. Dans le cas où je ne peux me souvenir si je l’ai connu ou non, restera à savoir si je dois ou non le rechercher « dans » ma mémoire. Il y a alors bien au moins deux présents, même si, dans certains cas, je m’élève logiquement au-dessus de cette alternative pour me raconter l’histoire des deux présents. Cela ne fait qu’en rajouter un troisième. La question serait alors de savoir si le présent doit être consciemment vécu pour exister au plan ontologique. Si c’est le cas, on peut conclure qu’il n’y a finalement qu’un seul présent. Comme l’idée de « conscience » (en ce sens) relève plus du flou ou du continuum que du binaire, nous pensons qu’il est plus raisonnable de ne considérer ce présent unique que comme un continuum.

197 il faut rendre nos attentes plus déterminées et nos expériences plus indéterminées. Or ce sont là les deux faces d’une même tâche ; car seules des attentes déterminées peuvent avoir sur le passé l’effet rétroactif de le révéler comme tradition vivante. »1

Nous sommes ainsi confrontés à une forme de symétrie entre passés et futurs, avec le même opérateur de réduction par possibilisation mais extension préalable2. Si les réalisations passées de

certaines occurrences nous permettent de croire que nous nous rapprochons d’une réalité extérieure, nous ne pouvons jamais exclure vivre un renversement de situation qui ré-éclairerait tout notre passé (comme nous l’avons vu au Chapitre 1). Et cela, à nouveau, que cette réalité extérieure soit exogène ou non.

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