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Davidson et La forme logique des phrases d’action

Dans le document Être ensemble et temporalités politiques (Page 87-90)

Une ontologie très particulière

Pour Davidson, les conditions de vérité et de référence des phrases donnent accès au réel (correspondantisme). Si je parle d’une table qui est dans cette pièce, que Cette table est dans cette pièce soit une proposition vraie équivaut à son existence sur le plan ontique. Dès lors, le fait qu’un événement soit une référence dans le langage, qu’il soit modifiable adverbialement, localisable temporellement et spatialement, nécessite son existence, en tant que particulier dans une ontologie : « Par exemple, nous avons tendance à supposer habituellement que « Shem a frappé Shaum » consiste en deux noms et en un prédicat à deux places. Or je suggère que nous devons traiter « a frappé » comme un prédicat à trois places, et que l’on doit donner à cette phrase la forme suivante : ∃x [A frappé(Shem, Shaum, x)] »1 ; x est alors cet événement-là, daté et localisé, où

Shem a frappé Shaum.

Parmi les nombreux avantages d’une telle approche2, Davidson relève : 1/ qu’elle permet d’éviter

la polyadicité variable des verbes : elle évite au prédicat « A frappé » d’avoir à changer d’adicité lorsqu’on complète adverbialement la description de l’événement : plutôt que A frappé (Shem, Shaum) ; A frappé (Shem,Shaum,hier) ; A frappé (Shem,Shaum,hier,violemment), etc., il suffit de décrire l’événement : [A frappé (Shem,Shaum,x) & Date(x,hier)], en ajoutant autant que de besoin des conjonctions ; 2/ elle permet le traitement des relations causales entre événements, et évite le recours aux opérateurs intensionnels comme « le fait que… » ou « causa le fait que… » et donc évite les entités peu claires – selon Davidson – que sont les faits.

Cette analyse conduit Davidson à une ontologie où les événements ont une place « dans le mobilier du monde » en tant que particuliers concrets3. Les événements sont des individus non répétables,

datés, « comme l’éruption particulière d’un volcan, la (première) naissance d’un individu, les World Series de 1968, ou la parole historique : « Vous pourrez tirer quand vous serez prêts, Gridley. » »4

Il convient alors de disposer d’un critère d’individuation pour identifier les événements comme nous en avons pour les objets physiques. Il semble d’ailleurs que de tels critères peuvent être plus clairs pour certains types d’événements, comme les morts et les rencontres, que pour certains types d’objets physiques, comme les tables.5 Davidson refuse toutefois de résumer l’identité d’un

événement à une portion d’espace et de temps, comme certains l’ont proposé ; selon lui, le même

1 DAVIDSON [AE], p. 166.

2 Voir l’analyse qu’en propose Engel dans sa présentation de l’édition française de Actions et événements

(Pascal ENGEL (1993) : « Présentation », in D. DAVIDSON, Actions et événements, PUF, dorénavant [IAE], p. XVIII).

3 « Je ne pense pas qu’on puisse donner une analyse cohérente de l’action, de l’explication, de la causalité,

ou de la relation du mental au physique tant qu’on n’accepte pas de traiter les événements comme des individus. » (DAVIDSON, [AE], p. 223) ou encore : « Si nous suivons cette grammaire à la lettre, si nous sommes d’accord pour dire que ces expressions et ces phrases ont la forme logique qui semble être la leur, alors nous sommes conduits à admettre une ontologie d’événements en tant qu’entités particulières non répétables (« des individus concrets »). » (DAVIDSON, [AE], p. 245).

4 DAVIDSON, [AE], p. 280. 5 DAVIDSON, [AE], p. 187.

85 objet peut « vivre » deux événements simultanément et, d’une certaine manière, le monde est le théâtre commun de tous les événements1.

Davidson propose comme règle d’identité entre deux événements qu’ils aient les mêmes causes et les mêmes effets. Pour lui, « le réseau causal fournit pour les événements un « schème global et sans cesse disponible », qui permet d’identifier et de décrire les événements, et qui est à bien des égards analogue au système de coordonnées spatiotemporelles dont nous disposons pour les objets matériels. »2 Engel commente cette option, qui pose quelques difficultés, car il n’y a pas

unicité de la description3. La description de l’événement devient fonction de qui décrit, et de

pourquoi il le fait. La description de l’événement requiert une signification des parties prenantes de cet événement et de sa description elle-même. Mais si la description de l’événement est elle-même un événement, le risque d’une régression à l’infini se profile4. Surtout, s’ouvre selon nous déjà ce

que Davidson ne concède pas, ni Engel véritablement, mais qui permettra de faire le lien avec une compréhension endogène d’une référence qui se construit localement elle-aussi de façon endogène, ce que Quine appelle l’ontogénèse de la référence. Mais d’autres analyses critiques doivent d’abord être considérées.

Critiques et alternatives

On peut être réticent à accepter une telle ontologie événementielle. Les choses sont dites exister alors que les événements se produisent ; les choses changent via les événements, ce qui, selon certains, montre que les choses et les événements ne peuvent pas être de même nature. Les détracteurs peinent toutefois à offrir une alternative partagée.

Pianesi et Varzi5 font un survey des différentes propositions, entre celles qui traitent les

événements comme des entités plus ou moins « épaisses » (concrètes) et celles qui les traitent comme des entités plus ou moins « fines » (abstraites). Eux-mêmes se rangent pour leur part à l’idée de Verkuyl qui propose de répondre à l’interrogation initiale de Davidson en abandonnant la logique du premier ordre, de façon à traiter les modifications adverbiales comme des prédicats de prédicat6.

1 DAVIDSON, [AE], p. 236, ou encore : « où le calcul infinitésimal fut-il inventé ? » » (ibid., p. 237). 2 DAVIDSON, [AE], p. 242.

3 « (…) le même événement peut être décrit de diverses manières (un tremblement de terre peut être décrit

comme le produit de la rencontre de deux plaques de la croûte terrestre, et comme l’événement qui a causé la chute d’un pont, comme la catastrophe la plus grave depuis le choléra de 1832, etc.). » (Pascal ENGEL (1992) : « Introduction – Perspectives sur Davidson », in P. ENGEL (Ed.), Lire Davidson – Interprétation et holisme, Editions de l’Eclat, dorénavant [ILD], p. 15).

4 Maienborn soulève cette difficulté dans le cadre du paradigme néodavidsonien (voir plus loin). Si on

considère la représentation événementielle de « Carol is tired » : ∃e [tired (e) & theme (e,carol)], rien n’interdit de la réécrire : ∃ee' [be tired (e') & theme (e',e) & theme (e,carol)]. De même, « Carol was driving quickly » s’écrit : ∃e [drive (e) & agent (e,carol)) & quick (e)] mais aussi : ∃ee' [drive (e) & agent (e,carol) & quick (e') & theme (e',e)]. Pour Maienborn, toutefois, il n’y a pas là de vraie question ontologique, plutôt un abus de l’usage de l’événement en sémantique, ce qui est effectivement le cas dans le cadre de l’ontologie cognitive dont elle se réclame (Claudia MAIENBORN (2005): "On the limits of the Davidsonian approach: The case of copula sentences", Theoretical Linguistics, dorénavant [LDA]). Nous verrons également plus loin que cette régression à l’infini n’est effectivement pas forcément un souci.

5 Fabio PIANESI and Achille C. VARZI (2000): “Events and Event Talk: An Introduction”, in J. Higginbotham, F.

PIANESI, and A. C. VARZI (Eds.), Speaking of Events, Oxford University Press, dorénavant [SOE].

6 Si P est un prédicat à n-places et M un modificateur, alors M(P) est aussi un prédicat à n-places. Par exemple :

Violently(Stabbed)(Brutus,Caesar) ; With-the-knife(Stabbed)(Brutus,Caesar) ; With-the- knife(Violently(Stabbed))(Brutus, Caesar) ; etc.

86 Une autre alternative critique est celle de Chisholm1 pour qui le bon concept est celui d’état de

chose (state-of-affairs), où les propriétés (de l’état de chose) sont les entités premières. Il y a alors autant d’événements que de qualifications possibles de cet événement. Chisholm suggère ainsi d’avoir recours à des événements génériques, qui peuvent se produire à différentes reprises, et non à des événements qui seraient des particuliers concrets.

Kim, qui s’est opposé sur de nombreux sujets à Davidson, refuse également aux événements le statut de particulier concret. Dire que Sally a dansé une valse, ne veut pas dire qu’il existe des valses dans le monde et que Sally a choisi l’une d’entre elles… « Danser une valse n’est qu’une manière de danser. »2 Pour Kim, un événement renvoie forcément à des modifications dans les propriétés d’une

substance3 : les événements ont pour lui trois constituants : une substance (l’objet constitutif de

l’événement), une propriété qu’il exemplifie (la propriété constitutive) et une date : e = [x, P, t]. Dans cette approche, les événements restent des particuliers, car ils héritent de la localisation dans le temps et dans l’espace de leurs éléments constitutifs, mais ce sont des particuliers complexes, structurés, constitués de « propriétés, d’objets et d’instants. »4

Enfin, il convient de citer Bennett5, au point de vue proche de celui de Kim (les événements sont

des instanciations des faits, autrement dit des instances de propriétés ou tropes6), et surtout la

critique de (Peter Frederick) Strawson, que présente d’ailleurs Davidson lui-même : on ne peut identifier d’événements sans faire référence à des objets. « Strawson dit ceci parce qu’il a en vue une thèse plus forte, à savoir que les événements dépendent conceptuellement des objets

1 Roderick CHISHOLM (1970): “Events and Propositions”, Noûs, dorénavant [E&P], ou Roderick CHISHOLM (1971):

“States of affairs again”, Noûs, dorénavant [SAA].

2 « Songeons à des expressions comme « danser une valse » ou « faire une promenade » ; quand nous disons :

« Sally a dansé une valse » ou « Sally a fait une agréable promenade le long de la rivière », nous ne voulons pas dire (…) qu’il existe dans le monde physique des choses telles que des « valses » ou des « promenades », et que Sally aurait choisi l’une d’entre elles pour valser ou se promener. Où se trouvent ces danses et ces promenades, quand personne ne danse ni ne se promène ? Avoir un esprit, danser une valse, ce n’est pas comme avoir un 4x4 ou donner un coup de pied dans un pneu. Danser une valse n’est qu’une manière de danser, et se promener, une manière de mouvoir ses membres dans un certain rapport à l’environnement physique. » (Jaegwon KIM (2006) : Philosophie de l’esprit, Les éditions d’Ithaque, dorénavant [PE], pp. 6-7).

3 « The term ‘event’ ordinarily implies a change, and most changes are changes in a substance. (…) A change

in a substance occurs when that substance acquires a property it did not previously have, or loses a property it previously had. » (Jaegwon KIM (1976): “Events as Property Exemplifications”, Proceedings of the 1975 Winnipeg Conference on Human Action, dorénavant [EPE]).

4 KIM [PE], p. 116.

5 Jonathan BENNETT (1988): Events and their Names, Oxford Press, dorénavant [E&TN], ou Jonathan BENNETT

(2002): “What Events Are”, in R. M. GALE (Ed.), The Blackwell Guide to Metaphysics, John Wiley & Sons, dorénavant [WEA].

6 Williams a introduit cette notion de trope : ce qui est premier, c’est « le particulier abstrait ou trope : cette

rougeur, cette circularité, et ainsi de suite » (Donald C. WILLIAMS (1953) : « Des éléments de l’être », in E. GARCIA et F. NEFF (Eds.), Métaphysique contemporaine : propriétés, mondes possibles et personnes, Librairie Philosophique J. Vrin, dorénavant [DEE]). « Tandis que les substances et les universaux peuvent être « construits » à partir de tropes, (…) le trope ne peut être bien « construit » à partir des tropes et des substances. » (ibid.) « Un trope est alors une entité particulière, ou bien abstraite, ou consistant en une ou plus d’une entité concrète en combinaison avec une abstraction. Ainsi un chat et la queue du chat ne sont pas des tropes, mais le sourire d’un chat est un trope » (ibid.). « Une douleur est un trope par excellence. Ainsi une douleur nocturne, vive et mystérieuse, par exemple, dénuée de la conscience d’un contexte ou d’une classification, est cependant elle-même aussi absolue et implacable que la grande pyramide. Cependant tous les autres contenus distincts sont essentiellement du même ordre : ainsi d’un amour, ou d’un chagrin, ou d’un « plaisir individuel singulier » (ibid.).

87 matériels. Selon Strawson, nous ne pourrions pas avoir l’idée d’une mort, d’une naissance ou d’un coup si nous n’avions pas l’idée d’un animal qui est né ou qui meurt, ou d’un agent qui donne le coup. »1 Davidson ne conteste pas l’implication des objets ou des substances. Il refuse en revanche

d’accorder cette primauté à la catégorie des objets sur celle des événements.

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