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Le Dasein modélisateur

Dans le document Être ensemble et temporalités politiques (Page 140-143)

L’herméneutique fait de l’interprète un modélisateur au sens où le monde qui se déploie est configuré par lui. Le Dasein est un « configurateur de monde ». Ce monde interprété de l’intérieur est le monde du Dasein dans lequel il « est » au sens de l’être-au-monde qu’Heidegger nous propose comme un mode d’habiter le monde. Mais ce monde est, pourrait-on dire, le fruit-même de cet habiter. Heidegger refuse l’idée d’un sujet au sens du Cogito sur cet argument de la cooriginarité du monde et du soi3. Le monde n’est pas subjectif, il est un caractère du Dasein lui-

même4. La représentation modélisateur/modélisation est utile ici pour suivre Heidegger.

Pour simplifier, imaginons qu’il existe d’emblée un temps comme succession de maintenants, que le Dasein poserait comme temps du monde, et qui offriraient une succession de dates. Ce temps daté n’est pas posé a priori dans le modèle par le Dasein (c’est la databilité qui lui permettra d’inférer ce temps) mais cela clarifie la lecture à l’équilibre que nous en faisons, i.e. une fois qu’ont émergé ses différentes composantes endogènes. A chaque maintenant, le Dasein existe. Une

1 « La question de savoir si en général un monde est et si son être peut être prouvé est, en tant que question

que le Dasein comme être-au-monde pose lui-même — et qui d’autre pourrait-il la poser ? — dépourvue de sens. » (HEIDEGGER [E&T], p. 166).

2 Les variations imaginatives Ricœuriennes permettent de modéliser le choix qui s’opère dans le moment de

la résolution. Le projet de soi est en effet une existence non pas virtuelle mais plausible. De même, la spécularité est mieux décrite chez Ricœur dans notre rapport à l’autre : « Déjà, mes propres motifs demandent, pour être clarifiés, une sorte de réeffectuation imaginaire. Ceux de mes partenaires également : quand je vous adresse une question, j’imagine au futur antérieur ce que vous allez m’avoir répondu. En ce sens, la relation sociale réputée directe est déjà symboliquement médiatisée. » (RICŒUR [TR3], p. 206).

3 « (…) l’analyse de l’ouverture du Dasein [qui] a montré qu’avec celle-ci, le Dasein, conformément à sa

constitution fondamentale d’être-au-monde, est cooriginairement dévoilé du point de vue du monde, de l’être-à et du Soi-même. » (HEIDEGGER [E&T], p. 165)

4 « Mais le « monde » ne devient-il pas ainsi quelque chose de « subjectif » ? Ou comment dans ces conditions

peut-il y avoir encore ce monde « commun » « dans » lequel nous sommes pourtant bel et bien ? (…) Le « monde », au sens ontologique, n’est pas une détermination de l’étant que le Dasein n’est essentiellement pas, mais un caractère du Dasein lui-même. » (HEIDEGGER [E&T], pp. 70-71)

138 existence authentique transforme ce maintenant en un instant1 où se déploie la temporalité, où

elle se temporalise : à chaque instant la tension des trois ek-stases, initiée par l’avenir, emplit ce présent. Le Dasein a à-être et se projette dans un avenir, en se saisissant d’un passé (un être-été) et emplissant le présent de cette existence. Le présent, l’avenir, l’être-été, ne sont pas à comprendre comme succession de maintenants. « L’« avenir », ici, ne désigne pas un « maintenant » qui n’est pas encore devenu « effectif » et qui ne le sera qu’un jour, mais la venue en laquelle le Dasein advient à soi en son pouvoir-être le plus propre. »2

Le Dasein est projet. Il existe et devient ce qu’il a à être. Ce devenir n’est pas une actualisation future. Le temps ici est celui configuré entièrement à chaque variation imaginative d’un instant. L’histoire que le Dasein se choisit – compte tenu de ce qu’il est déjà et de ce qu’il choisit d’être dans un futur (au sens vulgaire pour lui en cet instant) ou ce qu’il choisit d’être tout court (dans un présent d’universalisation plus authentique) – le détermine en cet instant-là, ce là d’où il est ; ce là qui « demain » (une autre fois) l’ouvrira éventuellement sur une autre histoire…

Le monde, le soi, apparaissent via un mécanisme d’inférence qui, réclamant un critère, est fondé sur l’avenir. Cet avenir est la possibilité du Dasein. Et ce qui jaillit de ce possible futur présentifié est l’histoire, l’aventure du vécu, associées à ce possible et reconstituant chaque fois l’être jeté pour donner sens à cette histoire. La mort est la clôture mais aussi l’ouverture de chaque possible, le point final de chaque histoire qui en re-déroule à l’envers le sens, comme le souligne Françoise Dastur.3 Cette constitution de soi est initiée par la résolution devançante, qui met le Dasein en

situation de se projeter jusqu’à sa fin, pour mieux en retour reconfigurer l’ensemble de son histoire, à partir de ce qu’il a été, quitte à réécrire ce passé qu’il est. Il faut bien comprendre que ce temps est celui de nos histoires et qu’il est donc mécaniquement fini ; qu’il n’a toujours rien à voir à ce stade avec le temps qui, éventuellement, se déroule en parallèle.

Cette ex-tension est de chaque instant4. A chaque fois que le Dasein opère un authentique retour

sur soi il engendre cette historialité via la temporalité. Peut-on faire le lien entre les deux dimensions temporelles : l’intratemporalité – les « dates » que nous avons posées a priori dans le monde ambiant – et l’historialité – l’histoire configurée à chaque instant ? De fait, il ne peut y avoir convergence entre ces deux dimensions. L’historialité est propre au Dasein et le travail de recherche historique restera toujours entaché de cet ancrage. A chaque instant, le Dasein se raconte la même histoire, ou une histoire voisine, jusqu’à ce qu’une nouvelle rencontre majeure avec le monde l’oblige à réécrire significativement son histoire. Ces instants – les indices temporels que nous avons « confondus » initialement avec la succession de maintenants – doivent, via l’historialité, trouver leur articulation avec la datation. Mais les histoires relatives à l’historialité sont elles-mêmes indexées par ces instants. Il y a une succession d’histoires qui émergent, chacune associée à un

1 « Dans la résolution, le présent n’est pas seulement ramené de la dispersion dans ce dont on se préoccupe

de prime abord, mais encore il est tenu dans l’avenir et l’être-été. Le présent tenu dans la temporalité authentique, donc authentique, nous le nommons l’instant. » (HEIDEGGER [E&T], p. 259).

2 HEIDEGGER [E&T], p. 251.

3 « L’horizon, en tant qu’il constitue la fin du mouvement ekstatique, est en même temps le commencement

de l’ouverture de l’étant. L’horizon, pas plus que la mort, ne constitue donc une limite externe pour le Dasein. (…) l’horizon constitue la limite de principe inhérente à tout projet en même temps qu’il en ouvre la possibilité. » (Françoise DASTUR : Heidegger et la question du temps, PUF, Philosophies, dorénavant [HQT], pp. 102-103).

4 De fait, dans chaque « situation », ou dans chaque événement, le temps d’un clin d’œil dit malicieusement

139 instant, à une expérience, et en chacune, il y a un récit du monde et de soi avec des références temporelles qui n’ont aucune garantie d’être en lien avec la succession supposée des maintenants. La cohérence temporelle de ces histoires vient par la répétition. A l’extrême, elles peuvent être imaginées comme chaque fois la même : « c’est parce qu’il est historial en tant que temporel qu’il peut, en répétant, s’assumer dans son histoire. »1 Il est certes impossible d’avoir une répétition à

l’identique, mais, le Dasein peut se choisir des héros qui reviennent et assurent la cohérence, « la possibilité d’existence passée »2, « l’être-été authentique »3 et se définir un destin.

Il y a là une dialectique, une lutte entre répétition – qui assure la consistance temporelle du Dasein – et temps qui passe. Mais cette expérience du temps qui passe ne peut relever que de l’inauthentique, d’une expérience vulgaire, qui « oublie » l’instant passé et attend aujourd’hui « l’instant futur »4.5

La répétition et la permanence de qui je suis est une question souvent considérée comme éthique. Pour m’affranchir de ce déploiement jamais contrôlable ni contrôlé du temps, il est nécessaire de faire l’hypothèse d’ergodicité et de pertinence de ma mesure de ce que me renvoient les autres comme respect de mon engagement qui, de fait, est d’être avant même de promettre. La confiance que m’accordent les autres, je ne la mesure que dans la reprise de l’étant-été et non dans un « temps réel révolu ».

Lorsque Heidegger fait usage du « chaque fois » (Vezin et Martineau ont recourt aussi à « toujours » comme traduction), comment faut-il le comprendre ? Est-ce un intertemporel ? ou un transversal ? Est-ce qu’il renvoie au « même » Dasein à d’autres moments ou est-ce une vérité générique « pour tout Dasein » ? Le concept d’ergodicité permet justement de faire le lien entre ces deux dimensions temporelle et horizontale et d’esquiver l’impasse solipsiste.

Les autres sont de prime abord sous la forme intelligible du disponible pour quelqu’un pour faire quelque chose dans un contexte donné.6 Mais le comprendre-autrui est en premier lieu nécessaire

au plan de la modélisation, afin de permettre le fonctionnement même du process de l’apprentissage : « la compréhension d’être un Dasein inclut d’emblée, puisque l’être du Dasein est être-avec, la compréhension d’autrui. »7 Ces autres sont reconnus comme étant également des

1 HEIDEGGER [E&T], p. 291 2 HEIDEGGER [E&T], p. 290. 3 HEIDEGGER [E&T], p. 260.

4 « Le s’attendre présentifiant-oublieux de l’existence inauthentique est la condition de possibilité de

l’expérience vulgaire d’un passage du temps. » (HEIDEGGER [E&T], p. 317).

5 Il est délicat sous cette hypothèse de faire émerger une histoire commune au sens ricœurien du terme, sauf

à reprendre au niveau collectif le concept de destin. Dastur a une lecture optimiste de cette possibilité au travers de l’idée de communauté de destin. (DASTUR [HQT], p. 85). Comme nous l’étudierons Chapitre 7, cette communauté de destin reste toutefois à définir, comme destin de la communauté ou comme destins communs. Rien n’assure hélas un singulier collectif fondé sur des destins individuels. D’ailleurs, Heidegger ne le suggère possible que par le partage et la communication (HEIDEGGER [E&T], p. 290) qui obligent à reconsidérer l’intersubjectivité, comme le réclame Ricœur.

6 Les autres sont « en action » : « C’est dans la préoccupation du monde ambiant que les autres font encontre

comme ce qu’ils sont ; ils sont ce qu’ils font. » (Heidegger [E&T], p. 114).

7 « Ce comprendre, tout comme le comprendre en général, n’est pas une connaissance acquise, née d’un acte

cognitif, mais un mode d’être originairement existential qui rend tout d’abord possible l’acte de connaître et la connaissance. » (HEIDEGGER [E&T], p. 113).

140 modélisateurs : « l’étant « pour » (envers) lequel le Dasein se comporte en tant qu’être-avec n’a pas le mode d’être de l’outil à-portée-de-la-main, il est lui-même Dasein. »1

Nous faisons, en tant que Dasein, l’hypothèse d’ergodicité que les autres sont des Dasein également, faisant la même hypothèse vis-à-vis de moi que moi vis-à-vis d’eux, et que – sans pourtant l’énoncer – ce fait est connaissance commune2. Chaque structure existentiale est ainsi

partagée et je peux inférer de ce que je vis des règles que les autres pourraient également inférer s’ils vivaient ce que je vis… Partant, je tire leçon de ce que j’interprète de ce qu’ils vivent et apprennent.

Mais si l’autre est un « doublet du soi-même », le niveau de compréhension de chacun de l’être du Dasein conditionne la connaissance réciproque. Celle-ci « croît sur le sol de l’être-avec » et de fait est elle-même la mesure de cette compréhension de chacun du Dasein.3 Le Dasein partage un

process d’apprentissage avec cette « communauté de Dasein » souligne Greisch : « C’est en étant avec autrui que j’apprends à me connaître en même temps que j’apprends à connaître autrui. Ce sont deux compréhensions qui s’engendrent réciproquement ».4 C’est le va-et-vient avec le monde

y compris avec autrui qui permet l’inférence. « Le monde est à chaque fois toujours déjà celui que je partage avec les autres. Le monde du Dasein est monde commun. L’être-à est être-avec avec les autres. L’être-en-soi intramondain de ceux-ci est être-Là-avec. »5 Cette herméneutique où vivre

c’est apprendre/comprendre réclame le partage sur le terrain ontique d’un monde supposé commun de consciences visant à constituer le même monde.

Dans le document Être ensemble et temporalités politiques (Page 140-143)