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L’éthique et l’identité narrative

Dans le document Être ensemble et temporalités politiques (Page 79-81)

On pourrait penser peine perdue toute tentative de lien entre l’ipséité de Romano et l’identité narrative de Ricœur ; pour le moins, Romano semble chercher à s’en prémunir : « ce que nous appelons ici « histoire » n’est pas la simple succession des « événements » dont la trame constituerait ma « biographie », de sorte que mon ipséité s’épuiserait en une narration des « événements » qui me sont arrivés : pour témoigner de qui je suis, il me faudrait me raconter. »6

L’identité narrative n’est pourtant pas un « cadre formel et vide à l’intérieur duquel une suite d’« événements », conçus comme faits intramondains », s’intégrerait, mais bien « l’« avoir-lieu » des événements qui donne lieu à l’histoire, en lui donnant son sens ». Une histoire n’est jamais une simple succession causale, mais la complexité quasi-causale articulée autour des trois temps de la préfiguration, configuration et refiguration. L’identité narrative peut être pensée comme la projection résolue des possibles à un instant t qui reconfigure l’aventure dans son entièreté sans jamais prétendre à une clôture définitive, mais, bien au contraire, toujours en risque, à commencer par celui de l’in-sincérité, puisqu’il est toujours possible de « se raconter des histoires ».

1 Le thème de l’inférence inductive et de l’apprentissage est repris, détaillé et mis en regard de la démarche

phénoménologique dans le Chapitre 4.

2 ROMANO [EM], p. 36.

3 Les trois ontologies d’événements auxquelles il est naturel de s’intéresser sont celle de Davidson, celle de

Whitehead, et celle de Perry et Barwise. Voir le Chapitre 2.

4 Nous revenons sa théorie des différents niveaux d’apprentissage dans les Chapitres 8 et 9.

5 Daniel D. HUTTO (2007): “The narrative practice hypothesis: origins and applications of folk psychology”,

Philosophy, dorénavant [NPH].

77 L’ipséité comme « capacité de se comprendre soi-même à partir d’une histoire et des possibles qu’elle articule »1 diffère-t-elle alors vraiment de l’ipséité chez Ricœur ? Pour mieux en rendre

possible la proximité, il convient selon nous d’introduire une dimension éthique. Nous proposons trois façons d’y réfléchir.

Dans une lecture éthique de l’authentique heideggérien, l’« ayant été » relève d’une identité propre que recherche résolument le Dasein, et offre une authenticité que le passé révolu – même s’il passe lui-aussi par la compréhension du Dasein – ne peut présenter. Chez Romano, « responsabilité, disponibilité et transformation articulent le phénomène événemential de l’ipséité et forment ici les conditions de possibilité indépassables de toute liberté. »2 Romano précise « qu’il ne faudra

nullement confondre [cette notion de responsabilité] avec l’imputabilité éthique ou juridique. »3

C’est pourtant la première voie que nous suggérons, de considérer une éthique de la sincérité qui seule permet de poser la question du choix de l’histoire qui me constitue, parmi les multiples plausibles qui s’offrent à moi, advenant. L’assignation à se mettre en quête de sa propre histoire, ou de son a-venture, est la modalité « authentique » du Dasein ou de l’advenant. Il est possible de l’interpréter comme un appel à la sincérité de son identité narrative.

Ricœur ne s’est pourtant pas satisfait de cette compréhension éthique de l’authentique, car il lui semblait manquer chez Heidegger la capacité d’initiative dans l’agir et surtout la présence d’autrui. La sincérité peut prendre tout son sens éthique dès que le monde s’élargit à autrui, et à un apprentissage partagé et coopératif de qui nous sommes, chacun et ensemble. Surtout, pour Ricœur, « lier le sort du présent à celui de l’initiative, c’est soustraire d’un seul coup le présent au prestige de la présence, au sens quasi-optique du terme. (…) Commencer, c’est donner aux choses un cours nouveau, à partir d’une initiative qui annonce une suite et ainsi ouvre une durée. Commencer, c’est commencer de continuer : une œuvre doit suivre. »4. Dans la dimension

décisionnelle de l’événement chez Romano se retrouve la même phénoménologie de l’origine que dans l’initiative ricœurienne : il est peut-être alors plus aisé de rapprocher ces deux compréhensions que celles de Ricœur et de Heidegger.

Une troisième voie vers l’éthique ricœurienne semble accessible, à partir de la notion de risque : « L’expérience est cette traversée vers soi, au risque de soi, en tant qu’exposition au tout autre : à l’événement. » Si l’expérience est une mise en danger, de quelle sorte est ce danger ? s’interroge Romano : « Tel que, m’y risquant moi-même en personne, je m’y en-gage, je m’y mets littéralement en gage ou en jeu, dans ce qui me constitue essentiellement comme tel : jusques en mon ipséité. »5

Le risque ici n’est pas celui d’une mise en danger corporelle, mais la peur de me perdre au sens le plus psychologique du terme. Ni le sujet métaphysique, ni l’advenant ontologiquement neutre, ne peuvent ressentir cette peur. Sauf à supposer qu’il s’agit là d’un existential/événemential à part entière. Cela revient à poser comme critère de choix de l’advenant un arbitrage toujours recommencé entre le risque de l’ex-per-ience et le risque de l’immobilité. Ici encore, l’illustration de ce questionnement via l’apprentissage, et mieux, par le learning-by-doing, est possible : « (…)

1 ROMANO [EM], p. 125. 2 ROMANO [ET], p. 212.

3 ROMANO [EM], p. 127. Avant lui, Heidegger avait lui-aussi insisté sur le fait que sa notion d’authenticité ne

devait pas prêter à une lecture éthique (voir Chapitre 3).

4 RICŒUR [TR3], p. 415. Dans une vision systémique, l’initiative est synonyme d’intervention : « L’intervention

est ce qui assure la clôture du système. (…) L’action se trouve ainsi impliquée dans la découverte même des relations causales. (…) l’intervention constitue le point nodal du modèle explicatif dit quasi-causal. » (ibid., pp. 417 et 418). L’idée de Ricœur est de permettre par cette clôture l’unification et le déploiement de tous les temps et de tous les modes.

78 laisser advenir l’éventualité du possible en s’y risquant : il en va ainsi, également, de toute vraie décision qui ne se fraie toujours qu’à l’impossible, c’est-à-dire selon des voies que le fait de décider, comme tout alors le fait de peindre ou d’écrire, peut seulement nous révéler. »1 Pour mieux

identifier les structures de cet arbitrage, c’est peut-être la phronèsis en réponse à la tukhè qu’il faut interroger, et s’ouvrir ainsi à l’éthique ricœurienne. En effet, « Aristote (…) distingue le hasard (…) et la fortune (bonne ou mauvaise) ou la chance (tukhè), pour autant que cette dernière inclut une référence aux fins humaines, c’est-à-dire pour autant que seul un étant qui se propose des fins peut les voir anéanties ou bouleversées par la tukhè. »2

Dans le document Être ensemble et temporalités politiques (Page 79-81)