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La densité de l’aventure

Dans le document Être ensemble et temporalités politiques (Page 77-79)

Les exemples d’événements fournis par Romano sont des événements engageant radicalement l’advenant : une rencontre, une maladie, un deuil… la naissance. Pourtant sa critique initiale de la métaphysique traditionnelle vise l’événement de façon plus large et Romano n’hésite pas à parler d’événement (au sens événemential) à propos de décision, voire d’« événement de parole. »5

Romano a conscience de cette démultiplication éventuellement infinie de l’événement mais il tient à « sauvegarder à la fois l’irréductible pluralité de mes histoires, dont l’unité de sens est suspendue à des événements (…), et l’unité d’assignation de mon histoire pour autant que j’en suis l’insubstituable répondant. »6 Nous proposons de densifier l’histoire de nos histoires, en faisant de

l’histoire un objet conceptuel unique. L’advenant sait en effet que son histoire à la date t est

1 Il y aurait d’ailleurs peu de logique à penser que tout le sens, définitivement, d’un événement serait

déterminé par son avènement, indépendamment de ce qu’il adviendra ensuite. On serait à nouveau pris au piège d’une métaphysique sans surprise, celle-là même que Romano veut dépasser.

2 ROMANO [ET], p. 300 – c’est nous qui soulignons.

3 Le désespoir, l’effroi et le trauma : ROMANO [EM], pp. 141-156.

4 Ce paragraphe et le suivant sont repris et développés dans les trois chapitres suivants. 5 ROMANO [EM], p. 232.

75 constituée d’histoires. Le holisme de Romano permet cette lecture phénoménologique et herméneutique : « il n’y a aucun sens à attribuer à une expérience isolée la propriété d’être une perception (…), abstraction faite de son intégration au tout de la perception. C’est le tout qui mérite d’être appelé « perception » à titre primaire, et seulement dérivativement à partir de lui, telle ou telle perception prélevée sur cette totalité. Quelque chose ne peut être dit « perçu » que s’il émerge d’un monde pourvu d’une cohésion structurelle. »1

L’élément événemential primaire ne peut alors être rattaché à une « chose », mais à un « fait », et un fait a une histoire, qui est propre à l’advenant, du fait de la singularité de son système interprétatif quasi-causal. « Husserl (…) ne précise pas comment nous en venons à attendre qu’un fait à venir se produise, comment nous en venons à retenir qu’un fait passé a bien eu lieu. Car il n’y a jamais rien de tel, en réalité, qu’un pur datum hylétique sonore : c’est toujours le ruissellement de la pluie auquel nous prêtons l’oreille, c’est toujours la plainte du vent sur les collines ou tel mouvement d’une symphonie. Bref, nous ne pourrions jamais rien attendre ni retenir si le fait ne se montrait à nous sous l’horizon de sens d’un contexte. »2 Heidegger proposait un monde sous la

main qui renvoyait chaque chose à son histoire – utilité ou finalité. Romano nous pousse à entrer dans un univers ontologique qui se constitue de « faits », chacun interprétable en tant qu’histoire, au sens d’un recours à un système interprétatif quasi-causal pour qu’il soit perçu. Il n’y a que des perceptions intelligibles pour Romano. La différence à laquelle il semble tenir entre l’événement véritable et l’événement est-elle alors nécessaire ?

L’intelligibilité mobilise le passé via une projection motivée dans le futur qui présentifie l’ensemble comme un tout : c’est précisément le mécanisme narratif ricœurien de préfiguration-configuration- refiguration. Que l’opérateur de projection évolue, radicalement ou quasi-statiquement, du fait de la rencontre d’événements plus ou moins « véritables », ne modifie pas le principe du process lui- même. Si à chaque instant t, l’advenant est celui qui interprète le nouveau « tout » en sachant que son système interprétatif est modifié simultanément par cette rencontre avec le nouveau, il n’est pas nécessaire d’imposer a priori de différence de nature ni de rupture radicale dans ce qui fera date.

L’absorption du nouveau, qu’on peut imaginer comme un opérateur de reconfiguration de l’outil interprétatif, qu’est d’une certaine façon l’advenant lui-même, va chercher à minimiser les ruptures, s’attachant plutôt à identifier les régularités qui le confortent (l’inférence abductive) et, lorsque la tension n’est pas tenable, opérer un changement de modèle ou de paradigme3.

Parallèlement, à chaque date, l’advenant travaillera son rapport au monde dans une démarche de variations imaginatives, un second opérateur en quelque sorte, de possibilisation.

Un tel mécanisme est celui de l’apprentissage, qui peut être radical (la lecture) ou masqué par son insignifiance. Surtout, il peut être un mécanisme dynamique conscient comme le learning by doing. Le Dasein, ou l’advenant, modélise l’existence, ou l’aventure, comme l’expérience qui lui permet de découvrir sa vérité. Cette vérité consiste en partie à identifier le réel potentiellement sous-jacent

1 ROMANO [AT], p. 110. Se retrouvent là les idées heideggériennes, comme nous le verrons plus loin, et celles

de Schapp, vues dans l’Introduction.

2 ROMANO [ET], p. 158.

3 Si l’on suit Peirce (par exemple Charles S. PEIRCE (2002) : Œuvres I, C. TIERCELIN et P. THIBAUD (Eds.), CERF,

dorénavant [CSP1], p. 401), l’abduction est le troisième type d’inférence (avec la déduction et l’induction). Dans l’abduction la rencontre empirique est première et fait émerger une nouvelle hypothèse. Là non plus, il n’y a pas de discontinuité de nature entre une abduction locale (trouver une théorie pour expliquer pourquoi il y a un chat dans mon jardin) et une abduction « structurelle » (trouver une théorie qui explique ma sensibilité à tel ou tel fait par exemple) ; le holisme ne permet pas de faire de différences de nature.

76 au monde que le Dasein configure à chaque instant. L’expérience est alors le lieu de l’inférence qui va valider ou invalider la précompréhension de la vérité. Dans un tel process de découverte, de dévoilement (mais de dévoilement d’une vérité jamais définitivement ni totalement acquise), d’apprentissage, il convient d’accepter d’emblée que la cible ne pourra jamais être qu’un « à-peu- près-ça » et la seule certitude de vérité sera le geste lui-même de dévoilement et non « l’objet » dévoilé1.

Romano redoute une ontologie de l’événement, où les événements seraient alors « des « entités » à part entière, sur lesquels on pourrait opérer une quantification ». Ces tentatives ne peuvent selon lui « que prolonger l’illusion métaphysique dénoncée par Nietzsche »2. Il nous paraît toutefois

nécessaire de prendre ce risque de plonger l’herméneutique événementiale dans la logique des ontologies d’événements de la philosophie analytique et de la sémantique formelle, en espérant trouver moyen de comprendre ce qui singularise l’événement véritable3.

Selon nous, une telle ontologie ne ravale pas l’événement au fait, ce que craint Romano, dès lors qu’elle comprend l’apprentissage d’une manière suffisamment ouverte pour être constitué de différents niveaux (sur cette question, voir par exemple Bateson4) et recourant au concept de

compétence narrative (comme, par exemple, dans les derniers développements de la psychologie philosophique de Hutto5). C’est ce que nous montrerons dans les chapitres suivants. Enfin, en

ouvrant à une telle densité, et en ouvrant l’herméneutique à l’idée de Mitsein, l’opérateur d’absorption devient également opérateur d’individuation de l’événement, réécrivant non seulement le passé pour mieux se comprendre à plusieurs, mais isolant les perceptions dérivées d’un tout par recoupement entre expériences, et susceptible de faire émerger ainsi verbes et substantifs.

Dans le document Être ensemble et temporalités politiques (Page 77-79)