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Chapitre II – Cadrage théorique

3.1 Genèse et institutionnalisation de la PDQ

3.1.5 Valeurs et modèles d’action

Au-delà du problème et de ses représentations, au-delà des acteurs, il est également utile, comme nous le suggère notre modèle d’innovation, de mettre en relation l’émergence d’un instrument comme la PDQ avec l’évolution plus générale des modèles d’action : Quelles étaient les modèles alors reconnus qui ont pu inspirer les artisans de la PDQ et dès lors donner lieu à des transferts de pratiques entre contextes? Certaines tendances lourdes en matière d’action publique peuvent-elles être identifiées, qui expliqueraient l’apparition de la PDQ? En somme, dans quel « bain idéologique » étaient plongés les concepteurs de la PDQ?

Nous allons voir que la PDQ est bien plus l’agrégation de tendances et de mouvements préexistants qu’une véritable innovation « de rupture », et qu’elle ne peut donc pas être vue, ou pas uniquement, comme une révolution néolibérale comme certains auteurs le suggèrent. Marie-Hélène Baqué (2003), qui propose une analyse comparative de la PDQ dans les contextes étatsunien et français, confirme que son émergence peut être rapprochée de trois mouvements qui constituaient alors des tendances lourdes: « dans les deux contextes, ces transformations des politiques publiques sont portées et réinvesties par trois courants diachroniques :

a) Le premier, celui du néo-libéralisme, légitime le désinvestissement de la puissance publique au profit d’acteurs privés ;

b) Le deuxième renvoie à un impératif de modernisation de l’appareil d’Etat, qui tend à se rapprocher des citoyens et à repenser la place et le rôle de l’Etat ;

c) Le troisième s’inscrit dans la lignée des mouvements sociaux, nourrie de cultures et de revendications diverses de justice et de droits sociaux.

Ces trois logiques sont tout à fait conflictuelles et convergentes pour définir les attendus et les légitimités d’un projet contemporain dont les contours semblent encore mal assurés ». Nous allons pousser un peu plus loin cette analyse, et montrer qu’en effet, la PDQ peut être vue comme le résultat de la rencontre entre plusieurs mouvements, dont certains sont plutôt de type « top-down » (comme le néolibéralisme et la réorganisation de l’Etat sous les effets de la mondialisation) et d’autres sont plutôt de type « bottom-up » (la montée de nouvelles revendications citoyennes notamment).

La PDQ peut être vue comme la figure de proue de la transformation du rôle de l’Etat vers une forme de « néolibéralisme social » (Donzelot, 2008). En effet, elle participe d’une redéfinition du rôle de l’Etat, qui était jusqu’alors d’apporter une compensation sociale aux plus faibles afin de légitimer et protéger le modèle de l’échange marchand (libéralisme classique et question sociale classique qui a fondé l’Etat Providence), et qui va évoluer vers la correction des effets sociaux d’un modèle économique basé sur la concurrence : lutter contre l’exclusion et assurer l’égalité des chances71 par le soutien et la mise en capacité de publics exclus de cette concurrence (Donzelot, 2008). Ce glissement vers un « nouvel Etat-Povidence » s’opère aussi dans un contexte de mondialisation de l’économie, associée à une compétition internationale accrue, ayant notamment pour effet la désindustrialisation des pays occidentaux et l’augmentation massive, dans ces pays, des personnes dépendant de l’aide sociale, ce qui implique pour les pouvoirs publics de trouver d’autres stratégies d’action que la compensation financière, qui n’est plus forcément tenable à long terme. La PDQ, en instaurant le soutien au développement des « quartiers en

71 Egalité des chances sur le marché du travail ou du logement, dans l’accès aux aménités urbaines, dans l’accès à la formation, etc.

difficulté » (dans leurs composantes sociales, environnementales et économiques) comme nouvel objectif de l’Etat, instaure du même coup une nouvelle forme de citoyenneté, une « citoyenneté urbaine », qui vient s’ajouter à la « citoyenneté sociale72 » qui avait fondé l’Etat-Providence, à la « citoyenneté civile » apparue au 18ème siècle et qui concernait la liberté de s’exprimer et de commercer, et enfin, à la « citoyenneté politique » née au 19ème siècle qui avait promu le suffrage universel (Donzelot, 2008). Par ailleurs, dans le cadre de la PDQ, appel est fait aux privés pour mener la rénovation urbaine dans les quartiers en difficulté. Ce recours aux opérateurs privés se fait plus ou moins rapidement selon les contextes, en fonction de la relative rapidité à laquelle se diffusent ces nouvelles valeurs et modèles d’action néolibérales. Nous y reviendrons à la section 3.2.3.

En ce qui concerne à présent l’impératif de modernisation de l’Etat et de l’action publique, il est possible d’identifier quelques tendances lourdes en la matière, qui semblent avoir eu une influence sur la formalisation de la PDQ: la reconnaissance croissante des limites du modèle règlementaire (Healey et Williams, 1993 ; Roncayolo, 2010), la tendance à la décentralisation et à la territorialisation de l’action publique, la diffusion du modèle d’action que constitue le « développement local » (Demazière, 2000), ainsi que la culture croissante du « projet » comme modalité de l’action publique (Bourdin, 2007 ; Ingallina, 2010 ; Pinson, 2004).

Ces tendances lourdes en matière de modèles d’action sont par ailleurs à mettre directement en relation avec la conjoncture économique et à nouveau, les processus de mondialisation et de désindustrialisation. Comme le note par exemple Demazière (2000), la crise économique des années 1970 a contribué à l’émergence du modèle du « développement local », car elle a fait vaciller les politiques classiques d’aménagement du territoire et a appelé à une mobilisation pour l’emploi dans les espaces régionaux et locaux. Healey et Williams (1993) expliquent de manière similaire que la mutation de l’économie qui s’opère partout en Europe a d’importantes répercutions sur les systèmes de régulation et sur les formes urbaines. Désormais, il ne s’agit plus de contenir le développement, mais de le susciter, de l’attirer. Les villes et les territoires sont alors de plus en plus en concurrence pour attirer les acteurs du développement économique. L’aménagement et la planification urbaine deviennent un aspect important de la capacité locale à susciter le développement économique (Healey et Williams, 1993), et donc, notamment, à capter les investissements. Comme le dit encore Roncayolo (2010), « c’est à partir des années 80, dans des conjonctures difficiles, d’introduction de technologies porteuses de rupture et de mondialisation approfondie, que la concurrence s’aggrave non seulement entre entreprises mais aussi entre les lieux, les sites, et que s’inscrit cette évolution de l’urbanisme ». C’est donc une évolution plus ou moins exogène qui a rendue nécessaire l’innovation en matière de gestion des territoires. Les politiques traditionnelles de l’Etat- Providence ne suffisaient manifestement plus à régler tous les problèmes.

La question de l’échelle est du coup centrale dans la reconfiguration des politiques publiques. Les politiques de développement économique, jusqu’ici nationales, sont reportées à l’échelon inférieur, celui des régions et aussi, de plus en plus, des villes (Jouve, 2007; Brenner, 2004). Cette idée que la ville a un rôle central à jouer dans une économie mondialisée est particulièrement véhiculée par l’Europe, et légitimée notamment au travers du « principe de subsidiarité ». Progressivement, émerge alors la notion de « gouvernance

72 faite de droits sociaux qui ouvraient à tous une égale dignité par la satisfaction des besoins fondamentaux et la réduction des inégalités entre classes (Donzelot, 2008).

urbaine », qui implique une action publique mêlant développement et aménagement, ainsi qu’une ouverture à d’autres partenaires que la puissance publique. Les travaux de Neil Brenner (2004) sur la reconfiguration des Etats européens et l’émergence de la gouvernance urbaine (voir encadré ci-dessous) remettent en perspective cette évolution. Emergence de la « gouvernance urbaine » selon Neil Brenner (2004) :

Selon Brenner (2004), il y a quatre moments dans la gestion par l’Etat de la tension inhérente au système capitaliste entre les dynamiques d’homogénéisation et de différenciation spatiale (résumé de Jouve, 2007):

• Les années 1960 sont marquées par la généralisation de l’Etat keynésien qui fait de la lutte contre les inégalités socio- économiques entre régions et villes l’une de ses principales finalités. L’heure est à la lutte contre les processus de différentiation spatiale et les Etats européens mettent en place des politiques de redistribution à l’échelle nationale. • Les années 1970 sont caractérisées par l’émergence d’un processus de destruction créatrice qui va mettre à genoux les économies fordistes européennes. Commencent alors à se mettre en place des politiques visant non plus à réguler la croissance économique sur l’ensemble du territoire national mais davantage à valoriser la croissance endogène, la différentiation entre les villes et les régions (modèle du « développement local »).

• Les années 1980 marquent l’avènement de ce que Brenner appelle les urban locational policies qui renforcent la dynamique précédente en faisant de la compétition territoriale l’alpha et l’oméga de toute politique territoriale. Par le biais de politiques priorisant délibérément quelques métropoles, il s’agit d’inscrire ces nouveaux espaces de la régulation économique dans l’économie globale et dans les flux globaux.

• Les années 1990 sonnent le retour de tentatives dont l’objectif est de lutter contre les effets les plus dévastateurs pour les sociétés européennes des politiques menées dans les années 1980. Trois stratégies sont alors utilisées : d’une part les opérations de renouvellement urbain qui s’adressent aux quartiers les plus sensibles et qui visent à produire des solutions intersectorielles, d’autre part les processus de réforme institutionnelle à l’échelle métropolitaine afin de créer de nouvelles solidarités et de nouvelles formes de cohésion et enfin la mise en place de réseaux de coopération intermétropolitain à l’échelle européenne.

Face à la nécessité d’une action publique plus réactive et flexible, qui permette, dans un contexte de compétition entre territoires, de saisir les opportunités et de faire face aux turbulences et à la montée des incertitudes, un modèle d’action prend une importance considérable: le « projet urbain ». Gilles Pinson (2004 ; p. 37) montre que sa force en tant qu’instrument d’action provient de son ambivalence, qui combine volontarisme et indétermination : « Selon une dynamique incrémentale, il organise des interactions renouvelées entre acteurs locaux qui renouvellent l’instrument classique de planification urbaine et créent des effets régulateurs. La grande plasticité de la démarche fait sa force et permet d’intégrer pragmatiquement les ressources, au fur et à mesure de leur évolution, et d’amender les objectifs en fonction de degrés de faisabilité. Les effets collatéraux sont aussi importants que ceux qui sont attendus ». Toujours selon Pinson (2004), l’instrument projet tire aussi sa force de son impact performatif, en participant à la construction de l’identité territoriale et en exprimant des valeurs politiques. Ingallina (2010) observe également que « le recours à la notion de projet urbain, en substitution à celle de plan, marque le fait qu’on est passé d’une planification technocratique, imposée, à une planification plus démocratique, négociée entre acteurs sociaux pour aboutir à un « projet collectif » ».

Face à ces grandes tendances qui s’imposent à l’action publique, on peut mentionner l’émergence, dans les années 1960 et 1970, de mouvements citoyens qui se distinguent du militantisme dans sa forme traditionnelle (syndicat ou parti) par leur type d’action, et ont donc été baptisés « nouveaux mouvements sociaux » (NMS). Ces mouvements ont été largement étudiés par des auteurs comme Gilles Deleuze, Alain Touraine, ou encore Alberto Melucci. Ces mouvements, que nous avons déjà évoqués dans les chapitres I et II du travail, incluent les mouvements noirs et les luttes étudiantes, les mouvements féministes, régionalistes, pacifistes, mais aussi l’environnementalisme et les mouvements

écologistes. Ils ont en commun de ne plus se focaliser sur la prise de contrôle de l'appareil d'État, mais d'explorer de nouvelles façons de résister ou d’exister, qui investissent notamment la « proximité » : la gestion du « local » devient ainsi une manière de prendre un peu le pouvoir.

Ces mouvements ont progressivement eu un impact sur l’action publique et en particulier sur le rôle qu’elle donne aux citoyens. Blanc, Emelianoff, et al (2008 ; p. 16) observent trois étapes dans ce processus : (1) les mouvements étudiants des années 60-70 et les luttes urbaines (qui participent aussi de l’émergence d’une nouvelle « citoyenneté urbaine », déjà évoquée plus haut) ; (2) le développement de politiques participatives ; (3) la démocratie représentative devient une démocratie « d’interaction » qui s’exprime par des processus collaboratifs qui s’inscrivent dans la proximité (comme c’est le cas de la PDQ).

On peut également mentionner le mouvement déjà évoqué dans la section 2.5 de l’ « advocacy planning », qui se diffuse à partir des années 1960 suite à la théorie élaborée par l’avocat américain Paul Davidoff. Celui-ci relève que l’urbaniste, tout en étant technicien, sert de fait les intérêts des groupes économiques sociaux et politiques les plus influents. Il propose alors de renforcer la démocratie locale en plaçant des techniciens urbanistes au service des communautés les plus défavorisées. Toute une génération d’urbanistes est ainsi influencée par cette théorie et préfère alors travailler dans les « community development corporations », associations chargées notamment de faire valoir les intérêts des habitants du quartier où elles sont implantées et plus largement de poursuivre des objectifs de « développement communautaire ». Même si ce mouvement n’aura pas la même ampleur dans tous les contextes, il a pu influencer les politiques urbaines dans le sens d’une participation citoyenne accrue.

En conclusion, la PDQ serait le résultat, jamais figé, de transferts de valeurs et de modèles d’action d’un contexte à l’autre, et de l’agrégation de différents mouvements, tantôt descendants (‘top-down’) tantôt ascendants (‘bottom-up’), pas toujours évidents à cerner, et dont le poids relatif dépend d’un contexte à l’autre. A titre d’exemple, l’encadré ci-dessous illustre bien que la « politique de la ville » française est bien un héritage de ces trois mouvements : néolibéralisme (avec un glissement de la question sociale, et même si à ses débuts, elle n’a pas encore recours au secteur privé), modernisation de l’action publique (décentralisation et « développement local »), mouvements sociaux (participation, voire développement communautaire).

Valeurs et modèles d’action dans la « politique de la ville » des débuts:

Philippe Estèbe (2004, p.48), explique qu’à ses débuts, la PDQ française était très proche du modèle du développement communautaire, et a notamment été influencée par ce qui se passait en Amérique du sud: « Bref, on peut y voir les prémices de méthodes apparentées au « développement communautaire », ce qui souligne d’ailleurs la forte présence lors des premiers temps de la politique de la ville, d’animateurs originaires de pays d’Amérique latine et notamment du cône Sud (Chili, Argentine, Uruguay) ». Le témoignage de Sylvie Harburger (cf. Jazouli et Loubière, 2011), ancienne secrétaire générale de la Commission nationale de développement social des quartiers (CNDSQ), qui fait donc partie des concepteurs de la politique de la ville, est également intéressant pour comprendre la mise en convergence entre différentes démarches et mouvements préexistants, mais aussi l’influence forte qu’exercé le modèle du « développement local », jusqu’alors appliqué aux pays en voie de développement : « Je voudrais témoigner de l’origine de la politique de la Ville, qui s’appelait alors le développement social des quartiers (DSQ). Ce terme avait été mûrement réfléchi et discuté pendant l’été 1981, avant qu’une commission ad hoc ne soit créée à l’automne 1981. En fait, la démarche partait d’un bilan des procédures antérieures, essentiellement Habitat et vie Sociale (HVS) qui avait démarré en 1975-1976, la rénovation urbaine de 1958, la résorption de l’habitat insalubre en 1970, et aussi l’amélioration de l’habitat ancien avec la création de l’ANAH en 1975. Cette expérience française d’une intervention sur le patrimoine existant après la période de la Reconstruction de l’immédiat après-guerre était exceptionnelle en Europe. Mais l’événementiel nous a doublé, c’est-à-dire les émeutes dans la banlieue lyonnaise de l’été 1981. Celles-ci révélaient un conflit que personne n’avait vraiment anticipé: entre la police et la jeunesse des quartiers populaires. Donc, branle-bas de combat, deux missions

interministérielles, de l’IGAS d’un côté, de l’IGPN de l’autre. Cet événement est venu conforter les hypothèses antérieures qui mettaient en cause l’analyse selon laquelle quelques quartiers HLM avaient simplement besoin d’une rénovation des logements et d’une vie sociale plus soutenue. L’idée du DSQ signifiait un changement de braquet: la question sociale n’était pas uniquement une question d’aide sociale traditionnelle, elle nécessitait du développement. Et ce terme “développement” venait d’Edgar Pisani (« La Main et l’outil ») et des “pays en voie de développement”, d’une problématique cherchant à donner aux gens les outils pour qu’ils puissent se sortir eux-mêmes d’une situation difficile ». Et Sylvie Harburger de poursuivre : « Autre élément : le changement de politique avec les lois de décentralisation de 1982 et leurs implications politiques et techniques. Avant, les collectivités locales avaient très peu de compétences. L’exception était Grenoble, où Hubert Dubedout avait créé des “ingénieurs de quartier” et mis en place des antennes de services municipaux dans les quartiers ». Les idées développées par Hubert Dubedout, maire de Grenoble, vont effectivement constituer un nouveau modèle d’action et imprégner la démarche DSQ. Il sera d’ailleurs nommé à la présidence de la CNDSQ (voir section précédente).

Ces grandes tendances en termes de valeurs et modèles d’action qui émergent et se diffusent à la fin du 20ème siècle permettent de mieux comprendre la philosophie générale de la PDQ, conçue comme une tentative de renvoyer vers l’échelon local (la commune voire le quartier), la responsabilité de s’auto-développer en mobilisant les ressources locales disponibles. Son principal mode d’action, du moins au départ, est en effet le « développement endogène », même si nous le verrons, celui-ci est toujours encouragé et plus ou moins soutenu financièrement par une autorité centrale. Nous reviendrons plus en détail sur les modes d’action concrets de la PDQ à la section 3.2.

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