• Aucun résultat trouvé

Le problème des « quartiers en difficulté » : corollaire de la liberté de choix laissée aux citadins

1.1 La fragmentation urbaine aujourd’hui : éléments de compréhension

1.1.12 Le problème des « quartiers en difficulté » : corollaire de la liberté de choix laissée aux citadins

Même si la tendance (lente) est à la différenciation « horizontale » entre quartiers, le corollaire inévitable de la liberté de mouvement et de choix qu’ont les citadins (qu’elle concerne leur lieu de résidence ou leurs usages et pratiques de la ville) est qu’elle produit des « quartiers en difficulté », c’est-à-dire des quartiers dont l’évolution s’apparente à du « déclin » (tandis que d’autres quartiers, au contraire, évoluent positivement).

Ces processus de déclin ont été largement étudiés dans le champ de l’urbanisme (voir par exemple Couch et al, 2003 ; Wallace, 2001 ; Chaline, 1997). Au départ, un quartier devient moins intéressant aux yeux des ménages, et n’est progressivement plus perçu comme un quartier « en devenir ». Ceci peut s’expliquer par différents facteurs, selon les contextes et les époques. Il peut s’agir, comme durant la seconde moitié du 20ème siècle, de nombreuses fermetures ou délocalisations d’entreprises, mais aussi d’une modification des valeurs associées aux modes d’habiter (notamment le désir de vivre dans un environnement plus « vert » et plus « sain »). Les choses peuvent alors s’emballer et différentes dynamiques négatives progressivement converger vers un déclin généralisé du quartier, c’est-à-dire touchant l’ensemble de ses dimensions physiques, économiques et sociales. L’exploration détaillée des facteurs et des processus de fragmentation réalisée dans les sections précédentes permet de comprendre l’emballement de ce processus de déclin: à partir du moment où le quartier devient « mal-aimé », peu importe la raison de départ, un nombre croissant de ménages exprimera le désir de le quitter (ou ne pas s’y installer) et le quartier sera également peu à peu évité par ses usagers. Commencent alors à s’y concentrer ceux qui n’ont pas d’autre choix, qui remplacent peu à peu la population qui a préféré partir. Le quartier étant de plus en plus perçu comme un « quartier de dépannage », le niveau d’investissement habitant diminue, les investissements privés sur le bâti se raréfient et entraînent peu à peu une dégradation physique qui renforce un peu plus la baisse d’attractivité résidentielle du quartier. La fuite des populations qui en ont la possibilité entraine une modification du paysage commercial (fermeture de certains commerces ou remplacement de certains d’entre eux par des commerces perçus comme de moindre « standing »), ce qui alimente encore un peu plus la baisse d’attractivité du quartier. L’arrivée progressive dans le quartier d’une population dont le voisinage n’est pas désiré par les habitants qui étaient jusque là restés peut continuer à alimenter le processus. Par ailleurs, l’emballement des mobilités résidentielles (turnover croissant de population) est

de nature à déforcer la cohésion sociale qui pouvait exister au sein du quartier, et dès lors à réduire le sentiment de responsabilité collective chez les habitants. Ceci peut également mener à des actes inciviques qui contribuent à détériorer un peu plus l’environnement du quartier. Etc.

Ces dynamiques sont également alimentées (et attirent) des propriétaires privés peu scrupuleux, qui profitent de la situation précaire de certains ménages pour s’enrichir en leur louant des biens dont la qualité et l’entretien laisse à désirer. Sans intervention publique, ce type de dynamique peut mener à terme à des situations tout à fait indignes d’un pays démocratique dans lequel l’accès à un logement décent est pourtant reconnu comme un droit fondamental des individus13. La dégradation progressive de l’état du bâti peut aller jusqu’à occasionner des problèmes de santé et de sécurité pour la population14. Le déclin progressif d’un quartier est donc un processus qui entraine sa paupérisation, mais aussi, dans le même temps, une dégradation physique et économique. C’est l’emballement et la convergence de ces dynamiques négatives que l’on nomme « déclin ».

L’intensité et le degré de réalisation de ces dynamiques de déclin peuvent varier d’un quartier à l’autre. Certains quartiers déclinent puis stagnent, d’autres au contraire déclinent puis se redéveloppent, d’autres encore déclinent inexorablement. Il existe dès lors des « inégalités de développement » entre les quartiers (qui mènent à des situations d’inégalités sociales et environnementales notamment entre ces quartiers). Ceci suggère que l’évolution des quartiers urbains nécessite d’être appréciée tout à la fois dans une perspective historique (évolution temporelle du quartier) et dans une perspective spatiale (comparaison avec l’évolution d’autres quartiers).

Par ailleurs cette approche amène inévitablement à proposer une analyse des équilibres et des dynamiques résidentielles et autres qui s’établissent à l’échelle d’un système urbain, compris comme la ville et son hinterland, car les différents quartiers qui forment se système n’évoluent pas de manière indépendante les uns des autres. A titre d’exemple, si au sein d’un système urbain, la périurbanisation est désirée par les ménages et est permise par les pouvoirs publics, il est vraisemblable qu’elle alimente le déclin de certains quartiers urbains centraux. Rappelons cependant que l’amplitude du phénomène de déclin et le nombre de quartiers concernés peut varier d’une ville à l’autre et dépend aussi de dynamiques et d’équilibres qui s’établissent entre villes, voire à l’échelle plus globale. La désindustrialisation des pays occidentaux au cours des dernières décennies, que nous avons évoquée, est un exemple parmi d’autres.

1.1.13 Conclusion

L’analyse sensible des facteurs contribuant aujourd’hui à la fragmentation urbaine nous a permis tout à la fois de confirmer la pertinence de l’échelle du quartier en tant que principale échelle de fragmentation et de la relativiser, sachant que la fragmentation se marque également à d’autres échelles territoriales, et qu’elle peut également prendre la forme de phénomènes de polarisation (autour de parcs ou d’infrastructures de mobilité par exemple) plus que de réelles divisions socio-spatiales.

13 Le droit à un logement décent est inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, dans la Charte sociale européenne, et dans la Constitution belge.

14 Rappelons à titre d’exemple la terrible explosion au gaz dans le quartier Léopold à Liège en janvier 2010. Elle a marqué les esprits par son ampleur mais c’est loin d’être un cas isolé.

Cependant, l’analyse réalisée au fil des sections précédentes tend à montrer que le quartier joue un rôle croissant et est amené à jouer un rôle de plus en plus important dans les choix (résidentiels et autres) réalisés par les ménages. En effet, la multiplication des styles de vie et des mode d’habiter, ainsi qu’un contexte urbain marqué par les migrations internationales, fait que les ménages accordent davantage d’importance à leur cadre de vie élargi, et recherchent un certain niveau de congruence entre leur style de vie et leur quartier, pour assurer leur bien-être personnel mais aussi pour une question en lien avec l’éducation des enfants, de transmission des valeurs familiales. A l’inverse, à plus long terme, les quartiers évoluent de manière différenciée selon les rapports entretenus et les pratiques développées par leurs habitants et usagers. Les choix résidentiels et les pratiques des ménages sont donc déterminants dans la différentiation progressive entre quartiers. Il s’agit donc d’un équilibre qui s’établit progressivement, entre quartiers et ménages. Comme l’illustre la figure 1.3 ci-dessous, cet équilibre est plus ou moins stable, sachant que de nombreux acteurs et facteurs, que nous avons évoqués dans les sections précédentes, interagissent et sont susceptibles de modifier et de faire évoluer cet équilibre vers une autre configuration : les modes et les tendances peuvent faire évoluer le comportement des ménages, mais aussi des opérateurs privés ou des pouvoirs publics ; les pratiques habitantes peuvent faire évoluer les quartiers, et dès lors les représentations que l’on en a, et qui sont notamment diffusées via les médias ; les acteurs publics, via diverses politiques publiques, des incitants ou encore les grands projets urbains, peuvent modifier la situation de certains quartiers et ainsi produire des effets sur cet équilibre ; les opérateurs privés, en développant une offre de logement dans certains quartiers, peuvent également modifier cet équilibre ; ces mêmes opérateurs privés peuvent aussi, par leurs méthodes et pratiques de commercialisation, induire de nouveaux besoins chez les ménages ; les acteurs associatifs, par leur travail dans certains quartiers, peuvent également en modifier l’évolution ; etc.

Figure 1.3 – Equilibre entre quartiers et ménages, acteurs et facteurs susceptibles de modifier cet équilibre.

En ce qui concerne à présent le résultat de ces dynamiques, et les formes prises aujourd’hui par ces équilibres, nous avons vu que la fragmentation sociale n’augmente pas nécessairement, mais qu’elle prend surtout des formes différentes. La fragmentation verticale (basée sur le statut social ou le revenu) tend à diminuer. A l’inverse, la fragmentation sur base ethnique serait en hausse, du moins en France. Dans les villes américaines, les anciennes divisions de race exploseraient par contre avec des recompositions basées sur les modes de vie. Le phénomène est donc en perpétuel mouvement et prend donc des formes différentes de celles qui étaient observées il y a encore quelques décennies. Il est devenu plus complexe. La fragmentation sociale ne peut plus et pourra de moins en moins se résumer à la seule question des revenus ou de la réussite sociale, car les styles de vie et les modes d’habiter (les « offres de sens » pour reprendre l’expression d’Alain Bourdin) se sont considérablement diversifiés. Ce sont donc aussi les systèmes de valeur qui se sont multipliés, rendant les comparaisons délicates et donc l’analyse de la fragmentation sociale plus compliquée.

Outline

Documents relatifs