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1.3 La fragmentation urbaine en débat

1.3.3 La « mixité sociale » : un objectif à atteindre ?

Un autre grand pan du débat qui entoure la fragmentation sociale concerne la définition de l’action qui va permettre de solutionner le problème: si la fragmentation sociale et l’existence de « quartiers défavorisés » ont des effets néfastes, quoi et comment faire? Ne faut-il pas chercher à restaurer la « mixité sociale » dans les quartiers déviant de la moyenne, que ce soit dans un sens ou dans l’autre ? Cette approche est ainsi souvent justifiée comme une manière de « prendre le problème à la racine », par opposition à une action publique qui vise plutôt à lutter autant que possible contre les effets sociaux néfastes de la fragmentation sociale (l’ « action sociale territorialisée », qui prend souvent la forme de mesures d’accompagnement ou de discrimination positive en direction des populations désavantagées par leur localisation spatiale).

L’idéal de la mixité sociale prend racine au XIXème siècle, même si le terme « mixité » n’est pas encore utilisé, avec, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, une réaction anti- urbaine qui voit dans le développement des villes la destruction des valeurs morales et de solidarité, et donc une volonté de retrouver une communauté villageoise où cohabiteraient les classes sociales (Bacqué et Lévy, 2009). La recherche de cet idéal d’unité urbaine, de société à taille réduire, générera des innovations dans les modèles urbanistiques comme la « cité-jardin », ou plus récemment le balanced neighbourhood, ou encore le « village urbain ». Par ailleurs, de nombreuses politiques publiques se sont attelées à restaurer la mixité sociale dans les territoires existants jugés « anormalement » favorisés ou défavorisés, par des mesures plus ou moins drastiques. C’est par exemple le cas de la Politique de la Ville en France à partir de 2003, avec son Plan National de Rénovation Urbaine: l’idée était d’injecter dans des quartiers jugés « handicapés » une dose de mixité sociale et fonctionnelle d’un côté, et de disperser autant que possible leurs habitants de l’autre (Epstein, 2013 ; Bacqué et Fol, 2006). C’est le cas également des politiques publiques imposant un certain pourcentage de logements sociaux par commune, comme la

loi SRU20 dite « loi Borloo » en France, qui a rendu obligatoire un pourcentage de 20 % de logements sociaux dans les communes de plus de 3.500 habitants. On peut également mentionner les politiques dites de « discrimination positive » visant à (ré-)attirer, sur base volontaire, des ménages aisés dans les quartiers défavorisés en offrant par exemple des incitants fiscaux ou des surprimes récompensant l’installation ou la rénovation du bâti dans ces quartiers. Enfin, aux Etats-Unis, la littérature sur les « effets de quartier » et la pression de certains mouvements activistes ont mené à la mise en place de politiques de « déségrégation », comme le programme « Moving To Opportunity », lancé en 1994 dans cinq villes (Baltimore, Chicago, Boston, New York et Los Angeles). Ce programme qui soutient financièrement le déménagement de ménages défavorisés vers des quartiers plus aisés, avec un double objectif : permettre à certains ménages d’échapper à leur condition et contribuer à réduire la concentration spatiale de la pauvreté.

Toutes ces politiques visant la « mixité sociale » ont eu des succès très mitigés. La Rénovation Urbaine française par exemple, qui en pratique prend souvent la forme de vastes opérations de démolitions - reconstructions a ainsi été fortement critiquée, pour l’inévitable destruction du tissu social qu’elle entraîne dans les quartiers (voir notamment Kirszbaum, 2011 ; p. 75). En ce qui concerne la loi SRU, certaines préfèrent payer une amende plutôt que de respecter la règle des 20% de logements sociaux. A propos des mesures de discrimination positive, il reste difficile d’attirer des ménages plus aisés dans certains quartiers défavorisés.

Ces politiques se heurtent bien sûr au fait que de nombreux ménages cherchent toujours, par leur choix résidentiel, à préserver ou à améliorer leur situation sociale (mobilité « ascensionnelle », cf. section 1.1.3). L’idée même de mixité sociale fait peur à de nombreux ménages. Citons à titre d’exemple le rejet du modèle de l’éco-quartier « mixte » mis en évidence par Julie Strée (2011) dans le cadre de l’enquête qu’elle a menée auprès de 80 ménages de la région urbaine liégeoise.

Même l’évaluation des programmes américains de mobilité résidentielle a montré qu’ils produisaient des résultats très mitigés quant à l’insertion sociale et professionnelle des publics visés (Bacqué et Fol, 2011). Ceci s’explique par le fait que même dans l’hypothèse où l’on réussit à rétablir une certaine mixité résidentielle à l’échelle du quartier, cela ne signifie par pour autant que les ménages se frotteront réellement à la différence, puisque les espaces fréquentés ne seront souvent pas les mêmes (cf. section 1.1.10). Les stratégies d’évitement développées par les ménages sont en effet coriaces et se manifestent partout et à tous les niveaux.

La notion de « mixité sociale » pose par ailleurs certaines difficultés méthodologiques, qui ne sont pas sans rapport avec des questions de fond, qui ont été mises en évidence dans la littérature. Pour Genestier (2010) par exemple, il y a lieu d’analyser les enjeux et les significations qui se cachent derrière cette notion de « mixité » ou de « diversité ». Pour Pan Ké Shon (2009) également il faut être très prudent, car le concept de mixité peut être retourné en instrument de discrimination, par exemple dans l’attribution de logements HLM, en mobilisant l’idée d’un « seuil de tolérance » aux étrangers (Tanter et Toubon, 1999 ; Tissot, 2005 ; Rudder, 1991). Pour Christine Lelévrier (2010), il y a lieu de s’interroger avant tout sur l’échelle à laquelle on envisage la mixité sociale, puisque comme nous l’avons vu, la tendance à la fragmentation existe à tous les niveaux, l’action

menée à un niveau peut contribuer à exacerber la fragmentation à un autre niveau. Pan Ké Shon (2009 ; pp. 455 et 456) rejoint cette idée mais ajoute deux autres critiques très pertinentes de la notion de mixité sociale. La première concerne l’indétermination de la composition d’un lieu « socialement mixte » : « faut-il rechercher la mixité à partir d’un équilibre de catégories sociales, d’origines nationales ou « ethniques », de revenus ou d’âge des habitants ou encore d’une synthèse de ces indicateurs? On voit mal les arguments qui justifieraient ces choix comme la répartition des proportions de ces variables dans le cas d’un indicateur synthétique ». Une dernière critique concerne le seuil de la composition sociale idéale vers lequel il faudrait tendre pour satisfaire à l’exigence de mixité : « serait-ce la moyenne, la médiane fixée nationalement, régionalement, au niveau du département ou de l’agglomération, etc.? ». Comme le dit encore très justement Pan Ké Shon (2009), « ces questions ne sont pas uniquement instrumentales car les réponses engagent des choix dont l’investissement idéologique n’est pas absent. On pourrait être amené à penser que la recherche de la mixité sociale l’est pour elle-même, sans autre but. Elle ne serait, après tout, qu’un avatar de l’imaginaire républicain français d’une égalité théorique postulée et finalement peu coûteuse ».

Au fond, la question de la mixité n’est un enjeu que pour les quartiers défavorisés qui génèrent des effets sociaux ou sociétaux néfastes. Comme le dit Maurin, cité par Pan Ké Shon (2009), « si le quartier et l’environnement social n’ont pas d’effet sur les destins, la mixité ne représente pas un enjeu réellement décisif. C’est donc bien l’existence ou l’absence d’effets de contexte qui détermine la plus ou moins grande importance de la mixité pour l’avenir d’une société ». Mais en ce qui concerne la réponse à apporter à cette problématique des « effets de quartier », il apparaît non seulement totalement inutile de se fixer un objectif de mixité très précis, mais aussi complètement vain, voire contre- productif, de forcer la mixité. La restauration d’une certaine mixité sociale au sein d’un quartier n’a d’intérêt que si c’est le résultat d’une mobilité résidentielle volontaire de la part des ménages, voire que cette mobilité soit assortie d’une véritable dynamique sociale, et non le résultat d’une politique imposée d’en haut. Nous reviendrons plus loin sur la question des modalités de l’action publique à mettre en place.

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