• Aucun résultat trouvé

Chapitre II – Cadrage théorique

2.2 La sociologie de l’acteur-réseau

2.2.2 Le processus de traduction

Le concept de « traduction » est tout à fait central dans la SAR, raison pour laquelle elle est également connue sous le nom de « sociologie de la traduction ». En effet, un « acteur- réseau » n’apparaît pas du jour au lendemain mais est le résultat d’une construction progressive, qui se réalise (puis se modifie, voire se démantèle) via des processus de « traduction ». Par ailleurs, tout processus d’innovation (technique ou sociale) qui implique un ou des acteur-réseaux pré-existants passera par une « traduction » permettant de modifier la position de ces acteur-réseaux.

Le processus de traduction a fait l’objet de descriptions détaillées par les principaux représentants de la SAR, et a été très bien résumé par Vinck (1995). Il est généralement décomposé en trois étapes principales, qui se chevauchent éventuellement: la problématisation, l’intéressement et l’enrôlement, et enfin, la stabilisation.

i. Problématisation :

Durant cette phase, les acteurs définissent ensemble les limites du problème, analysent la situation, son contexte, ses acteurs, les facteurs et les relations qui existent entre eux. Ils construisent une réalité, proposent une « problématisation », et tentent de l’imposer. Des luttes peuvent apparaître entre les protagonistes, dès les premiers stades d’une recherche scientifique ou d’une démarche d’innovation car il y a autant de problématisations, a priori, qu’il y a d’acteurs. Le suivi et l’analyse des problématisations proposées par les acteurs permettent d’ailleurs de montrer les points de controverse, les consensus explicites mais aussi les accords tacites et le fond commun partagé par les acteurs et qui est non débattu. Une problématisation ne peut être in fine assurée que par un traducteur dont le rôle est accepté par les protagonistes du réseau, et ceci d'autant plus que la problématisation est le fruit d'un travail collectif. Le traducteur doit être légitime aux yeux des autres actants. C’est donc, davantage que le contenu, le processus d’énonciation et de production du problème qui importe.

La problématisation peut aussi être un mouvement par lequel un acteur cherche à se rendre indispensable à d’autres. Il formule des problèmes, c’est-à-dire qu’il identifie et définit d’autres acteurs par leurs intérêts, leurs problèmes et, par exemple, entre autres choses,

leurs compétences. En reliant ces problèmes, il s’efforce de démontrer qu’ils doivent passer par certains points qui l’intéressent lui en particulier, pour atteindre leurs objectifs. La problématisation définit donc des « points de passage obligés » pour les autres. Notons que le chercheur, lorsqu’il formule un problème, puis tente d’y apporter des solutions, ne fait pas autre chose.

De même, dans un projet d’innovation, le travail des acteurs peut être décrit comme un processus de « problématisation », qui les conduit à formuler un problème, et ce faisant, à définir les acteurs concernés par la résolution du problème, et enfin, à placer leur projet ou le dispositif qu’ils proposent en position de « point de passage obligé » pour tous ces acteurs (Akrich, 2006a).

ii. Intéressement et enrôlement :

La seconde étape consiste à intéresser un maximum d’acteurs au problème identifié, à les « engager » ou les mettre en mouvement. Si une problématisation est reprise par d’autres acteurs, elle gagne en effet en force et en consistance. Afin de donner plus de réalité à leurs problématisations, les acteurs mettent en place des dispositifs d’intéressement, de manière à détourner les autres entités de leurs objectifs ou de leur inclination spontanée, et à interrompre les associations concurrentes, pour les faire passer par le point de passage obligé préalablement défini. L’argumentation scientifique est un exemple de dispositif d’intéressement. Et plus l’énoncé d’une problématisation, via une publication par exemple, sera repris tel quel, plus il gagnera en réalité.

L’enrôlement est un mécanisme d’intéressement réussi et abouti, par lequel un rôle est défini et attribué à un acteur qui l’accepte. La sociologie de la traduction n’implique cependant ni n’exclut aucun rôle préétabli. Ceux-ci sont construits en même temps que sont enrôlés les acteurs. Le but est de réaliser un réseau d’alliances, déjà esquissé à l’étape précédente. Il y a toutefois des degrés de réalisation, et les associations établies peuvent aussi traverser des épreuves de force, au terme desquelles soit elles se déliteront, soit elles se verront renforcées. Une « épreuve », pour Michel Callon, est un moment durant lequel l’action est interrompue parce qu’apparaissent des « controverses », et donc la nécessité de discuter et de reconstruire un accord avant de poursuivre l’action. Il s’agit donc, dit Michel Callon, d’un « pragmatisme un peu corrompu » puisqu’il y a alternance entre le cours de l’action d’un côté et le débat de l’autre, avec la confrontation des arguments. C’est au travers de ces épreuves, dit-il encore, que les acteurs confrontent leurs « mondes ».

iii. Stabilisation :

Enfin, l’étape de stabilisation rend la traduction irréversible. Par la problématisation, l’intéressement et l’enrôlement, l’acteur crée des asymétries, définit un avant et un après, structure l’espace et tente de faire tenir et durer ces asymétries. Pour les stabiliser, il doit enrôler des éléments dont les relations sont plus durables afin de consolider les petites asymétries provisoires qu’il est parvenu à créer aux étapes précédentes. Se faisant, l’acteur capable de s’allier de multiples autres éléments devient progressivement un « macro- acteur ». La mobilisation d’alliés (d’après Vinck, 1995) consiste à rendre mobiles des entités qui ne l’étaient pas. Par la désignation de porte-paroles et par la mise en place d’une cascade d’intermédiations et d’équivalences, toute une série d’acteurs sont déplacés et rassemblés en un point. Entre la multitude des acteurs mobilisés et la poignée de porte- paroles qui permet de les déplacer, de multiples opérations et opérateurs de traduction

interviennent pour établir et faire tenir l’équivalence. Par la sélection de porte-paroles ou d’intermédiaires, c’est-à-dire d’entités qui parlent au nom des autres et qui font taire celles- ci, la mobilisation contribue à réduire le nombre d’interlocuteurs représentatifs, afin d’obtenir un plus petit nombre d’entités plus homogènes et plus faciles à maîtriser et contrôler. Les économistes François Eymard-Duvernay et Laurent Thévenot utilisent la notion d’ « investissement de forme » pour désigner ce travail dont le but est de réduire la complexité, de la rendre saisissable. Notons que ces « porte-paroles » ou intermédiaires peuvent être des actants non-humains : c’est le cas par exemple des « inscriptions » produites par les scientifiques, c’est-à-dire les artéfacts variés (rapports, photographies, cartographies, schémas, diagrammes, articles, etc.) sur lesquels s’appuie l’activité scientifique (Callon, 2006a). La traduction consiste ici à convertir la multitude (des événements, des membres d’une population,…) en un point et à déplacer celle-là en bougeant celui-ci. Via ces « inscriptions », il devient en effet possible de qualifier et de décrire des entités, sur lesquelles ou avec lesquelles on peut alors envisager d’agir (Callon, 2006a ; p. 237). Autrement dit, pour pouvoir agir sur la réalité du monde, il faut en simplifier la complexité.

Lorsqu’une traduction est réussie, elle prend la forme d’un réseau contraignant pour les entités en présence: un acteur-réseau. Un acteur-réseau devient irréversible à proportion que les traductions qu’il déploie augmentent son degré de consolidation et de robustesse, rendant les traductions suivantes prévisibles et inévitables (Callon, 2006a ; p. 248). Dans ces circonstances, les compétences incorporées, les dispositifs expérimentaux et les systèmes d’énoncés deviennent de plus en plus interdépendants et complémentaires. L’apprentissage collectif gagne en intensité et en extension, assurant l’accumulation des savoirs et des savoir-faire. Le développement finit par suivre un « chemin sociotechnique » parfaitement déterminé qui réduit progressivement la marge de manœuvre des actants impliqués.

Mais l’irréversibilité d’un réseau n’est jamais totale ni définitive. Pas de traduction sans écarts, sans trahisons. Tout réseau, quel que soit son degré d’alignement et de disciplinarisation des entités qui le composent, est parsemé de germes de différenciations incontrôlables et d’espaces d’abord limités où peuvent se reconstruire des traductions divergentes (on retrouve ici l’idée d’innovation de niche proposée par Geels, 2004 ; cf. section 1.6). Les traductions et les acteurs-réseaux ne sont jamais assurés complètement. Les alliés mobilisés peuvent toujours s’échapper, les éléments d’un raisonnement se dissocier, les habitudes sociales se modifier et les machines tomber en panne. L’acteur tente de les tenir et de rendre les asymétries irréversibles. Ainsi, pour la SAR comme pour d’autres courants constructivistes, la société est le résultat toujours provisoire des actions en cours (Callon, 2006b).

La traduction peut aussi être consolidée en étant inscrite dans des textes, dans des dispositifs matériels, ou figée par une nouvelle institution. Le réseau crée des irréversibilités (interdépendance et complémentarité, apprentissage collectif) et des stabilisations. Les acteurs-réseaux tendent, en général, à devenir des « boîtes noires » vis- à-vis de l’extérieur dans la mesure où un maximum de liens sont enfermés à l’intérieur du réseau. Pourtant le réseau reste hétérogène.

Le monde selon la SAR étant structuré en acteurs-réseaux, on comprend également aisément que tout processus d’innovation sociale implique de faire évoluer, de modifier les relations au sein d’un acteur-réseau. Callon, Latour et Akrich se sont beaucoup intéressés à

cette question de l’innovation, et ont utilisé leur théorie tantôt comme grille d’analyse tantôt comme méthode de gestion et de soutien des processus d’innovation au sein de réseaux d’acteurs. Leur approche, qui consiste à tenter de « traduire un réseau » pour le modifier, s’est révélée particulièrement utile en sociologie des organisations. Il existe divers obstacles à la traduction, comme le cloisonnement entre différents services, des formations ou des visions différentes, etc. La réussite de la « traduction » implique une saine coopération entre tous les acteurs et le fait que leurs logiques s’enrichissent mutuellement plutôt qu’elles ne s’affrontent.

Pour revenir à notre sujet de recherche, le processus de transition durable d’un quartier s’apparente à un cheminement socio-technique impliquant de multiples traductions. Par ailleurs, la réussite de ce processus nécessitera la construction d’un acteur-réseau suffisamment fort autour de cette question, qui se heurtera peut-être en cours de route à l’inertie d’acteurs-réseaux préexistants, comme par exemple ceux qui se sont construits autour d’autre enjeux, et qui peuvent alors voir l’affirmation de l’enjeu de la transition durable comme une menace (cf. section 1.4.1).

Si l’on considère à présent une innovation technique ou scientifique, ses porteurs, pour qu’elle se concrétise et perdure, doivent pouvoir la « traduire » dans le langage d’autres personnes, nécessaires à sa mise en œuvre et à sa diffusion. S’ils en sont incapables, le processus d’innovation prendra du retard voire sera abandonné. Akrich (2006a) observe ainsi que de nombreuses contributions, traitant de divers cas d’innovations techniques ou scientifiques, nous montrent des innovateurs qui naviguent sans arrêt en eaux troubles entre le social, le technique, l’économique, etc., négociant les contenus mêmes de leurs innovations avec les acteurs qu’ils souhaitent enrôler, y incorporant les résultats des différentes épreuves qu’ils s’imposent, sachant changer de registre argumentaire en fonction des circonstances.

Ainsi, si comme nous l’avons vu à la section 1.4.1, la diffusion des innovations en matière de durabilité se fait de manière inégale au sein de la population, cela peut s’expliquer par le fait que d’une part les porteurs de ces innovations, ou du moins ceux qui tentent de les diffuser, s’appuient sur les réseaux d’acteurs dans lesquels ils sont naturellement impliqués, et d’autre part, qu’ils ont des difficultés à les « traduire » dans le langage d’autres publics ou acteurs-réseaux.

Outline

Documents relatifs