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Evolution des modes de production du savoir et de l’innovation et concepts associés

Chapitre II – Cadrage théorique

2.4 Evolution des modes de production du savoir et de l’innovation et concepts associés

Depuis une vingtaine d’années, un ensemble de travaux convergent dans le sens de l’émergence de nouvelles formes de production du savoir, qui seraient dues à une complexification croissante des problèmes à traiter et à la montée des incertitudes.

Gibbons et al (1994) ont par exemple mis en évidence de nouvelles formes de production et de diffusion du savoir qui ont émergé à partir de la moitié du 20ème siècle, et présentent trois caractéristiques majeures : ancrées dans un contexte spécifique, centrées sur des problèmes à résoudre, et basées sur des approches interdisciplinaires. Elles sont basées sur des équipes multidisciplinaires qui travaillent ensemble durant de courtes périodes et sur la résolution de problèmes spécifiques et concrets. Gibbons et al (1994) ont désigné ces nouvelles formes de production du savoir par l’appellation « mode 2 », par opposition au « mode 1 » qui désigne la recherche traditionnelle, qui était selon eux académique, c’est-à- dire initiée par les chercheurs et qui relève d’un domaine de recherche unique.

Traditional mode – Transfer Emerging mode – Exchange

Knowledge is driven by individual and professional interests

Problems are defined and set jointly by stakeholders Knowledge is produced by academics and then transferred

in a linear process to “users” Knowledge is co-produced within continuous and interactive relationships between producers, funders and users

Knowledge tends to be codified Knowledge is communicated and is recognized to be tacit, embedded and embodied

Dominant methods of knowledge transfer tend to include

report writing, articles, etc. Varied mechanisms for knowledge transfer which include presentations, seminars, placements, job-sharing, workshops, multi-media etc

Knowledge provides information to funders and users that

can be stored, retrieved and referred to Knowledge is stored but is retrieved according to intelligence that is then incorporated into organizational cultures and practices

Knowledge transfer is passive, contained and static Knowledge exchange is active, fluid and dynamic Knowledge Production

Knowledge Transfer

Knowledge Use

Knowledge Production

Figure 2.1 : Evolution des modes de production du savoir et des innovations (Source : Centre for Sustainable Urban & Regional Futures (SURF) –

University of Stanford, inspiré de Gibbons et al, 1994)

Selon Gibbons et al (1994), en ce qui concerne la production et la diffusion des connaissances, on est passé d’un mode traditionnel basé sur le transfert linéaire de connaissances produites par des académiques vers des utilisateurs à un mode basé sur l’échange, où les connaissances sont co-produites au travers de relations dynamiques entre scientifiques, financeurs et utilisateurs (voir figure 2.1). Même les problèmes, qui donneront lieu à la production de connaissances, sont dorénavant co-définis, alors que les connaissances étaient autrefois produites en fonction d’intérêts personnels ou professionnels. Cette évolution rend d’autant plus intéressante la grille d’analyse que constitue la SAR. Par ailleurs, l’évolution décrite par Gibbons et al (1994) n’est pas sans rappeler la méthode de recherche-action (cf. section 2.5).

Knowledge Transfer Knowledge Use

Aujourd’hui, l’idée de co-production des connaissances mais aussi des innovations est devenue incontournable, de sorte que les lieux de cette co-production, les acteurs qui y participent et les relations qu’ils entretiennent forment un champ de recherche en plein essor. De nombreux concepts ont été développés pour rendre par exemple compte de la convergence progressive des lieux de production du savoir et de l’innovation. Certains auteurs ont d’abord développé la notion de réseau à triple hélice (« Triple Helix ») pour désigner l’évolution du traditionnel duo Industrie-Gouvernement vers un partenariat à trois, étendu à l’Université. Ce concept a été proposé dans les années 90 par Etzkowitz et Leydesdorff (1995) qui interprètent cette évolution comme la manifestation du passage d’une société industrielle à une société de la connaissance. Le ‘Triple Helix Research Group’ de l’Université de Stanford explique que l’hypothèse de la Triple Hélice repose en effet sur l’idée que dans une société de la connaissance, le potentiel d’innovation et de développement économique repose sur un rôle plus important de l’université et sur l’hybridation d’éléments venant de l’Université, de l’Industrie et des Gouvernements pour générer de nouvelles formes institutionnelles et sociales pour la production, le transfert et l’application des connaissances.

Du point de vue de l’Université, ce déplacement vers le modèle de la Triple Hélice a nécessité une implication croissante dans le développement économique et donc le développement d’une troisième mission, en plus de l’enseignement et de la recherche. C’est le modèle de l’Université « entreprenariale » (Trencher et al, 2013).

Lorsqu’un quatrième type d’acteur est associé aux trois précédents, comme c’est de plus en plus souvent le cas aujourd’hui, on parle de Quadruple Hélice (« Quadruple Helix »). Ce quatrième type d’acteur est généralement « le public » (citoyens, utilisateurs et/ou représentants de la société civile). L’ajout de ce quatrième type d’acteur est justifié par certains chercheurs, explique Füzi (2013), par le fait que l’interaction entre les entreprises, le monde académique, les gouvernements et la société civile est une nécessité pour assurer une croissance durable, dans le sens de soutenable (Khan and Al-Ansari, 2005). Le passage de la triple hélice à la quadruple hélice serait donc également à mettre en lien avec l’émergence de l’enjeu de développement durable et le changement progressif de paradigme qui lui est associé (de la « croissance » à la « croissance durable »).

Du point de vue des Universités, on peut en effet noter que leur mission est à nouveau en train d’évoluer, du modèle « entreprenarial » (modèle de la triple hélice) vers celui de la « co-création de la durabilité » (Trencher et al, 2013). Certains auteurs mettent en effet en évidence sur le rôle croissant joué par l’Université, un peu partout dans le monde, dans les processus de transition durable des territoires (Trencher et al, 2013 ; Dalrymple, 2014), notamment par l’intermédiaire de partenariats avec les acteurs publics locaux mais aussi avec les acteurs économiques et associatifs du territoire dans lequel elles sont établies. Füzi (2013) a tenté de remettre en perspective cette évolution et la succession des différents modèles proposés par la recherche en innovation. Elle note que depuis quelques années, nombre de concepts ont été proposés pour modéliser les transformations à l’œuvre. Dans la figure 2.2 ci-dessous, elle montre que les processus d’innovation ont évolué, d’un modèle linéaire traditionnel vers des formes de production associant un réseau d’acteurs sans cesse élargi. La production de l’innovation est progressivement sortie de l’entreprise (ou des institutions publiques en ce qui concerne l’action publique), tout comme la production du savoir est progressivement sortie de l’Université, ces processus convergeant pour créer des démarches d’ « innovation ouverte », qui prennent dorénavant place au sein

de réseaux trans-disciplinaires et trans-organisationnels, associant aussi de manière croissante des utilisateurs, des représentants de la société civile, etc.

Cependant, comme le note Füzi (2013), le dernier concept, celui de Quadruple Hélice, n’est pas encore bien stabilisé ni répandu dans la recherche en innovation, et la définition du quatrième pilier fait encore l’objet de discussions. Certains auteurs pensent que la quatrième hélice devrait être l’utilisateur, et s’appuient pour cela sur les récents travaux de recherche sur l’innovation et les politiques d’innovation, qui présentent l’innovation portée par l’utilisateur comme un facteur de succès essentiel pour les entreprises et les pouvoirs publics. Pour d’autres auteurs le quatrième pilier fait plutôt référence à des « organisations intermédiaires » ou « des organisations permettant l’innovation ». Celles-ci agiraient comme des courtiers et des « réseauteurs » entre les organisations de la Triple Hélice. Les organisations de la quatrième hélice seraient par ailleurs « indépendantes, sans but lucratif, basées sur des membres ou des adhérents » et combinant des financements publics et privés. Elles auraient une importante tâche de traduction et de coordination entre les quatre hélices, rassembleraient des communautés ayant des intérêts communs pour créer des opportunités de stimuler l’innovation. Les organisations du quatrième pilier seraient aussi des catalyseurs pour permettre à des investissements publics stratégiques de jouer leur rôle de soutien à l’innovation.

Figure 2.2 – Evolution des modes de production du savoir et de l’innovation (Füzi, 2013).

Un parallèle peut ainsi être fait entre cette dernière description du quatrième pilier et le rôle grandissant, mis en avant par de nombreux auteurs, des acteurs de l’économie sociale (ou des « organisations communautaires » aux Etats-Unis) dans les processus d’innovation locale. Moulaert et al (2005) ont par exemple montré la capacité d’innovation sociale des organisations communautaires et d’autres acteurs de la société civile (entreprises d’économie sociale, asbls, associations, écoles, hôpitaux, etc.) ainsi que leur contribution au développement local, dans les quartiers. Bauwens et Mertens (2015) mettent également en évidence la capacité des organisations de l’économie sociale à encadrer l’action

citoyenne auto-organisée et donc leur intérêt dans le cadre d’un système de gouvernance polycentrique susceptible de soutenir les processus de transition durable (cf. section 1.6). Le concept de quadruple hélice pourrait également être rapproché du concept de « système d’innovation territorial » (Lundvall, 1992 ; Cooke et al, 1997). Celui-ci est en effet né du constat que depuis les années 90, les autorités locales et les entreprises privées collaborent de plus en plus en matière de gestion de l’environnement, et dans de nombreuses régions, des partenariats public-privés ont été établis pour un développement durable régional ; mais pour constituer de véritables systèmes d’innovation territoriaux, ces partenariats doivent également inclure des représentants de la société civile et les universités, nous dit Von Malmborg (2007).

On pourrait encore rapprocher le concept de quadruple hélice de celui de « réseau d’apprentissage » (ou ‘learning network’). Il s’agit d’une notion apparentée, bien que plus large et mettant davantage l’accent sur les effets du réseau en termes d’apprentissage, individuel et collectif. Nous avons exploré cette notion dans un article rédigé avec nos collègues de l’Université de Maastricht (Valkering et al, 2013).

Un « réseau d’apprentissage » (Bessant and Tsekouras, 2001; Downes, 2007) est un réseau d’acteurs qui facilite et soutient les processus d’apprentissage, au travers de l’échange et de la co-production de connaissances et d’innovations. Les acteurs du réseau peuvent inclure des individus ou des organisations, dont les interactions peuvent être facilitées, par exemple, au travers de réunions, d’échanges d’informations via internet, ou encore par des activités de collaboration. Le concept pourrait être caractérisé par le fait que l’apprentissage y est ascendant (‘bottom-up’), c’est-à-dire qu’il intervient en communauté, qu’il se concentre sur la création plutôt que sur la consommation de connaissances, et que l’accent est mis sur la décentralisation du contenu et du contrôle (Downes, 2007). La notion de « réseau d’apprentissage » est particulièrement pertinente dans le contexte du développement local durable, qui nécessite comme on l’a vu plus haut une meilleure coopération entre les entreprises, les académiques, les pouvoirs publics et la société civile. Différents auteurs mettent ainsi en évidence le rôle croissant de ces nouveaux types de réseaux d’acteurs régionaux, impliquant autorités locales, universités, secteur privé ou encore secteur associatif, dans les processus d’innovation pour le développement durable (Von Malmborg, 2007 ; Barton and Dlouhá, 2011). D’autres exemples de « réseaux d’apprentissage » peuvent être trouvés dans divers champs de la littérature comme celui du ‘social learning’ (Pahl-Wostl et al, 2007), celui des « systèmes d’innovation territoriaux » (Cooke et al, 1997; Edquist, 1997; Lundvall, 1992; Schartinger et al, 2002) ou encore celui des communautés de pratique (Wenger, 1998).

Les « réseaux d’apprentissage » ont en commun une démarche que nous appelons « apprentissage conjoint » ou ‘joint learning’, c’est-à-dire l’échange et la co-production de connaissances, au travers de « frontières » disciplinaires, territoriales et autres, dans le but de soutenir les processus d’innovation collective.

Cependant, selon Armitage et al. (2008), « bien que les processus d’apprentissage soient largement soutenus, il existe très peu de contributions examinant en détails les facteurs qui déterminent si l’apprentissage a effectivement lieu et si oui, par qui, comment, quand et quel type d’apprentissage se produit ». Holden (2008), qui s’est en particulier intéressé à ces réseaux dans le cadre de la planification urbaine, souligne de manière similaire que bien que l’apprentissage social (‘social learning’) soit souvent cité comme un effet

recherché des processus de planification urbaine et d’élaboration des politiques urbaines, il est rarement investigué dans le cadre d’analyses de ces processus qui permettraient de révéler comment et pourquoi il se produit à des degrés divers dans différents contextes. Les processus d’apprentissage conjoint sont supposés bénéficier de la diversité des acteurs impliqués, chacun apportant différents types de savoir au processus d’apprentissage (Downes, 2007). Ceci est en tout cas très largement mis en avant pour promouvoir les approches de type « triple ou quadruple hélice ». Cette diversité, cependant, ne garantit pas pour autant un processus d’apprentissage réussi, parce que les savoirs peuvent rester « coincés » dans les domaines respectifs des acteurs. La littérature dédiée aux communautés de pratique a montré combien le savoir est structuré par le type de problèmes traité au sein d’une communauté de pratique. Carlile (2002 ; 2004), par exemple, dit des savoirs qu’ils sont « localisés » atour des problèmes spécifiques auxquels une certaine pratique doit faire face, et dès lors « encastrés » dans cette pratique (les savoirs tacites accumulés par des individus engagés dans une certaine pratique sont dès lors difficiles à cerner et à transférer) mais aussi « enracinés » dans cette pratique (les individus sont attachés aux savoirs développés dans leur pratique et habituellement peu enclins à les remettre en question ou à développer de nouvelles manières de penser ou de gérer les problèmes). Notons que la SAR, même si les termes qu’elle utilise sont différents et permettent de monter en généralité, ne dit pas autre chose.

Ces trois caractéristiques des savoirs ont des effets positifs importants au sein d’une même pratique, mais conduisent à une spécialisation qui devient problématique lorsqu’il s’agit de coopérer dans une démarche impliquant plusieurs communautés de pratique (qui correspondent à plusieurs acteurs-réseaux). La spécialisation des savoirs peut en effet devenir un obstacle à l’échange et la production de savoir entre acteurs issus de différentes « communautés » : entre communauté scientifique, représentants politiques et société civile, entre différents domaines scientifiques, entre différents départements d’état, entre différentes fonctions internes à une entreprise, entre des acteurs qui parlent différentes langues ou ont une culture différente (Carlile, 2002; Hegger et al, 2012; Wenger, 1998). Carlile (2002, 2004) a ainsi décrit la nature et la complexité des différents obstacles que l’on peut rencontrer, distinguant les obstacles syntaxiques (qui résultent de différents niveaux de spécialisation), sémantiques (résultant de différentes visions et compréhension des problèmes) et pragmatiques (résultant de différents intérêts). Dans les « réseaux d’apprentissage », ces « barrières » doivent pourtant être surmontées. La notion d’« objet- frontière » ou ‘boundary object’ proposée par Star et Griesemer (1989) est à nouveau mobilisée par Carlile (2002) désigner les artefacts qui permettent d’outrepasser ces barrières et de faciliter les processus d’apprentissage en fournissant une référence commune aux représentants des différents « mondes » impliqués.

Les modèles récents d’analyse des processus de production du savoir et de l’innovation brièvement présentés dans cette section nous suggèrent que la complexification croissante des enjeux à traiter, mais aussi l’intégration de la question de la durabilité, entrainent une ouverture croissante de ces processus à de nouveaux acteurs, constituant ainsi des « forums hybrides ». Ces modèles vont donc dans le même sens que la SAR en mettant en évidence le caractère éminemment collectif de la recherche et de l’innovation. Les acteurs publics, les scientifiques, le secteur privé et la société civile sont de plus en plus amenés à travailler ensemble, d’où l’importance croissante des « objets-frontières ». Par ailleurs, à des modes de production linéaires, qui impliquaient une certaine « étanchéité » entre l’espace-temps de l’innovation et celui de l’action, et donc aussi entre les « acteurs-innovateurs » et les

« acteurs-utilisateurs », se substituent également des modes de production itératifs, induits par la nécessité de raccourcir les circuits de production des solutions. On comprend dès lors mieux pourquoi l’apprentissage se fait de plus en plus « en marchant », soit selon des modalités qui se rapprochent de la méthode de recherche-action.

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