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1.3.4 « Gentrification » : pourquoi tant de haine ?

1.5.2 Persistance des formes prises par la fragmentation urbaine en Wallonie

En préambule, rappelons que la fragmentation, en Wallonie comme ailleurs, se matérialise à différentes échelles. Le diagnostic territorial de la Wallonie réalisé par la CPDT en 2011, dont un extrait est repris à la figure 1.6, l’illustre bien. Des disparités socioéconomiques existent à l’échelle des provinces, l’ancien sillon industriel de la région constitue un axe de défavorisation tandis que l’axe Bruxelles-Namur-Luxembourg est au contraire un axe de favorisation, et enfin, il existe des disparités entre communes et entre secteurs statistiques.

Après de nombreuses années de dépopulation, les villes belges connaissent enfin un nouvel essor démographique depuis le milieu des années 90 (Libert, 2011). Fin de l’exode urbain ? Gentrification ? Pas vraiment. Libert (2011), après analyse approfondie des cas de Gand, Bruxelles-capitale et Liège, conclut que ce repeuplement urbain est avant tout le résultat de migrations internationales. La capitale belge croît davantage que les métropoles régionales belges telles que Liège et Gand. Ceci est dû à son statut de métropole internationale, qui engendre des migrations plus importantes, tant au départ des autres territoires belges qu’au départ de l’étranger (Libert, 2011). Ces migrations concernent à la fois des migrants hautement qualifiés et des migrants peu qualifiés.

Les auteurs d’une étude commandée par le SPP-IS (2012) confirment que depuis maintenant deux décennies, les régions métropolitaines belges montrent des taux de croissance économique supérieurs ou égaux aux performances nationales, alors que l'inverse prévalait durant les années 1960 et 1970. Ceci traduit selon eux l'insertion privilégiée de ces régions métropolitaines dans les réseaux tertiaires internationaux, dont elles sont les nœuds. Dans le contexte actuel d'économie plus flexible, les redéploiements

économiques privilégient les régions urbaines disposant des meilleurs potentiels en matière de sous-traitance, en particulier en services de hauts niveaux, et en matière de diversité et de qualification de la main d’œuvre.

Figure 1.6 - Extrait du diagnostic territorial de la Wallonie (CPDT, 2011)

Toutefois, les auteurs de la même étude (SPP-IS, 2012) constatent que ces croissances économiques favorables profitent parfois plus aux zones périurbaines qu'aux centres mêmes de ces régions métropolitaines. Ils expliquent aussi que les zones urbaines belges, dont les structures étaient dominées par l'omniprésence d'une industrialisation ancienne, profitent mal ou pas de cette revitalisation économique. Elles souffrent particulièrement des problèmes de vieillissement de la population et des héritages pesants en matière de qualité environnementale. Dès lors, encore aujourd’hui et ce malgré la vitalité économique affichée par certaines régions urbaines, les populations les plus fragiles se concentrent dans les quartiers les plus dégradés, les seuls qui leur restent accessibles.

En effet, ces populations n’ont pas vraiment d’alternative, l’offre publique de logements sociaux ou apparentés étant en déficit chronique en Wallonie (Bervoets et Loopmans, 2010) comme à Bruxelles (Noël, 2004 ; p.5). Par ailleurs, le manque de contrôle et de régulation du parc locatif privé (souvent limité en raison de l’absence d’offre alternative) a également pu jouer un rôle non négligeable dans les dynamiques de déclin de certains quartiers urbains.

L’évolution du bâti constitue un autre indicateur des dynamiques de fragmentation urbaine à l’œuvre. Les cartes reprises à la figure 1.7, élaborées dans le cadre d’une étude de la CPDT (Dawance, 2003) mettent ainsi en évidence un taux de renouvellement des logements (construction/rénovation) très faible le long du sillon Sambre et Meuse (bassin industriel de la région) entre 1981 et 2001, en particulier dans les agglomérations de Liège et Charleroi.

Figure 1.7 - Taux de renouvellement des logements en Wallonie (Dawance, 2003)

Par ailleurs, la tendance lourde au sein des agglomérations belges est toujours à la périurbanisation. Libert (2011) confirme que les classes moyennes continuent de quitter les villes belges, l’habitation « 4 façades » constituant toujours un modèle pour la majorité des ménages wallons (Halleux et Strée, 2012), et les plans de secteur offrant toujours une réserve très importante de terrains à bâtir en zones rurales et périurbaines, malgré quelques tentatives pour limiter l’étalement urbain. Les auteurs de l’étude du SPP-IS (2012) le confirment: « Malgré les volontés de régulation du phénomène exprimées par les politiques d'aménagement du territoire, tant en Région flamande que wallonne, la périurbanisation se poursuit à un rythme soutenu. Elle prend même aujourd'hui la forme d'une rurbanisation, atteignant l'ensemble du monde rural ».

Cette dynamique explique qu’il existe toujours des inégalités sociales importantes entre les centres urbains et la périphérie des villes. Les auteurs de l’étude SPP-IS (2012) constatent, par exemple dans la région urbaine de liège, que ce sont bien les zones périurbaines qui, comme ailleurs, fixent les populations aux plus hauts revenus, constituées de propriétaires, dans les logements les plus récents.

Cependant, Dethier (2012) met en évidence que si l’on considère plutôt le niveau de qualification, la différence entre le centre-ville et les communes périphériques de la région urbaine liégeoise est inversée: niveau supérieur universitaire en centre-ville versus supérieur non-universitaire en périphérie. Ceci illustre bien le propos de la section 1.1, à savoir que la fragmentation urbaine ne peut plus s’envisager sous le seul prisme des revenus ou des « classes sociales » : les choses sont devenues plus complexes.

En ce qui concerne les inégalités infra-urbaines, l’étude la plus récente a été réalisée en 2015 à l’initiative du département fédéral SPP-Intégration Sociale (SPP-IS 2015), qui était jusqu’il y a peu en charge de la Politique des Grandes Villes37. Intitulée « Dynamiques des quartiers en difficulté dans les régions urbaines belges », cette étude couvre les agglomérations de Tournai, Mons, La Louvière, Charleroi, Namur, Liège, Verviers ainsi que la commune de Mouscron38. L’analyse qui a été réalisée s’appuie sur un « indice synthétique de difficulté des quartiers » construit à l’échelle des secteurs statistiques et fondé sur des indicateurs socio-économiques simples et disponibles sur une base annuelle, ce qui permettra une actualisation régulière de l’indice, afin de réaliser un monitoring des quartiers. Les données utilisées dans cette étude datent de 2010 et sont relatives à l’origine

37 Cette compétence a été régionalisée au 1er janvier 2015 dans le cadre de la 6ème réforme de l’Etat. 38 Cette dernière a été ajoutée par rapport aux précédentes versions de cette étude (SPP-IS 2012 ; 2006).

des habitants, à la précarité sur le marché du travail et à la dépendance aux revenus de transferts (CPAS39 ou GRAPA40).

La carte de l’indice synthétique de difficulté (cf. Figure 1.8 : exemple de la région urbaine liégeoise) oppose les quartiers les plus défavorisés (en foncé) aux plus favorisés (clair). Le seuil de 7,5% (15%, 22,5%, etc.) regroupe l’ensemble des quartiers qui hébergent les 7,5% (15%, 22,5%, etc.) de la population qui ont le niveau de difficulté le plus défavorable.

Figure 1.8 – Indice synthétique de difficulté des quartiers pour la région urbaine liégeoise (SPP-IS, 2015)

Cette étude propose également une typologie des quartiers en difficulté, qui met en évidence que les types et les niveaux de difficulté rencontrés ne sont pas partout les mêmes. Toutefois, elle se base exclusivement sur des informations qui concernent la population (pourcentage d’immigrés, de chômeurs, etc.).

Cette étude propose enfin une analyse de l’évolution de l’indice synthétique des quartiers en difficulté entre 2005 et 2010. La figure 1.9 reprend, à nouveau pour la région urbaine liégeoise, la carte de cette évolution.

Si cet effort pour réaliser une analyse dynamique de la situation des quartiers doit être souligné, notons cependant que dans cette étude, le niveau de difficulté des quartiers est assimilé à leur niveau socioéconomique. A nouveau, il y a selon nous un risque, pour de nombreux quartiers, de confondre les effets et les causes, à savoir « pauvreté » et « déclin » (cf. section 1.1.12), même si les auteurs admettent que leur étude ne permet pas d’appréhender toute la complexité des processus à l’œuvre dans les quartiers urbains et notamment certaines dynamiques à une échelle plus fine (SPP-ISS, 2015; p ; 27).

39 Centre Publique d'Aide Sociale.

Figure 1.9 – Evolution de l’indice synthétique de difficulté des quartiers dans la région urbaine liégeoise entre 2005 et 2010 (SPP-IS, 2015)

Les auteurs regrettent également l’absence de données disponibles concernant le logement, sachant que « les questions immobilières jouent un rôle central pour comprendre la répartition de la pauvreté dans la ville ». Malheureusement, il est vrai qu’avec l’abandon des recensements classiques de la population et des logements (le dernier a été réalisé en 2001), il n’existe plus de sources fiables et aisément accessibles sur l’état et le statut des logements (location, propriété, logement social). Les auteurs soulignent également que la santé et l’enseignement sont deux autres aspects importants des difficultés sociales, raison pour laquelle ils ont produit deux indicateurs complémentaires: «le coefficient de mortalité» et «le coefficient de retard scolaire». Notons qu’il s’agit à nouveau d’indicateurs caractérisant les populations des quartiers, et non les quartiers dans leurs dimensions physique ou économique par exemple, et qu’une fois encore, ils ne nous disent rien des interactions, que ce soit au sein de la population ou entre la population et le quartier. Cette étude, même si elle présente un intérêt indéniable du point de vue de la caractérisation des formes prises in fine par la fragmentation sociale dans les régions urbaines belges, ne permet donc pas d’appréhender dans toute leur complexité les dynamiques de déclin ou au contraire de régénération à l’œuvre dans les différents quartiers urbains, et donc les inégalités de développement entre quartiers.

Cette étude gagnerait à être complétée d’informations plus qualitatives quant aux perceptions et représentations qu’ont les habitants, usagers et acteurs locaux de ces différents quartiers (cf. section 1.3.6). A titre d’exemple, l’enquête que nous avons réalisée en 2012 auprès de 352 habitants du quartier St-Léonard (Liège) – classé parmi les plus défavorisés selon l’indice synthétique (cf. Figure 1.8), mais « en amélioration » selon la carte de l’évolution des quartiers (cf. Figure 1.9) – nous montre que 43% des répondants y habite depuis moins de 5 ans (le turnover y reste donc très important), et que 70 % des habitants interrogés qui ne comptent pas quitter le quartier dans l’année, déclarent qu’ils le

quitteraient s’ils le pouvaient41. Par ailleurs, une « analyse en groupe42 » réalisée dans le cadre du même projet afin de recueillir des informations plus qualitatives sur les relations qu’entretiennent les habitants avec leur quartier, semble indiquer la persistance d’une représentation négative du quartier de la part de nombreux habitants, qui continueraient de quitter le quartier quand « la coupe est pleine ». Il serait intéressant de comparer ces résultats avec ceux d’autres quartiers considérés comme « en amélioration » dans l’étude ci-dessus, afin de voir si l’on y obtient des résultats plus encourageants.

Nous retiendrons pour notre part, de la carte de l’indice synthétique, et comme le révélait déjà la version précédente de cette étude (SPP-IS, 2012) qu’il existe de grandes permanences structurelles et notamment la présence de nombreux quartiers défavorisés dans les villes wallonnes d'ancienne industrialisation.

En ce qui concerne les dynamiques de gentrification urbaine, on peut dire que dans le contexte wallon, la tendance générale est encore et toujours largement à la paupérisation des quartiers urbains centraux et péricentraux, par les phénomènes conjoints de périurbanisation, métropolisation et migration internationale, même si des poches de gentrification peuvent exister très localement. Par ailleurs, étant donné le déficit chronique de moyens publics alloués aux politiques de renouvellement urbain, l’attractivité des quartiers urbains reste faible et l’impact de ces politiques sur les dynamiques de fragmentation urbaine est resté très limité.

Un rapport de la CPDT (2013 ; p.47) sur la question de la gentrification dans les villes wallonnes nous le confirme : « Dans le contexte de « renouveau » des politiques urbaines décrit ci-dessus, on aurait pu s’attendre, au moins à Liège et à Mons, où ces discours se sont imposés de la façon la plus évidente, à des mutations sociales avérées et lisibles dans les centres urbains. Nos analyses ne les ont pourtant pas mises en évidence. Cela ne signifie pas pour autant que les processus de gentrification n’existent dans aucune ville wallonne. Des pôles de gentrification peuvent bel et bien être observés à Liège et à Namur, dans une partie des quartiers pauvres les plus centraux. Et il n’est pas exclu qu’ils y induisent des effets locaux d’éviction. Mais d’une part ils restent relativement limités spatialement. Et même s’ils peuvent s’étendre à plusieurs quartiers contigus, les poches qu’ils forment ainsi restent en partie lacunaires. Surtout, leur importance ne paraît pas suffisante, en masse de population concernée, pour qu’ils jouent un rôle structurant à l’échelle de l’agglomération. Leur poids reste, particulièrement à Liège, très modeste face à celui des quartiers de relégation. Il est dès lors peu probable qu’ils y refoulent suffisamment de populations pour jouer un rôle important dans leur reproduction ».

En conclusion, même si certains phénomènes sont venus s’ajouter au tableau décrit à la section précédente – comme la métropolisation et quelques phénomènes très ponctuels de gentrification – la logique dominante en matière de fragmentation urbaine reste inchangée dans les villes belges : périurbanisation couplée à une paupérisation des centres urbains, qui fait partie, dans la plupart des quartiers urbains concernés, d’une dynamique de déclin plus global. Par conséquent, on observe une grande permanence dans les formes de la fragmentation.

41 Réponse à la question suivante: « Si vous le pouviez, quitteriez-vous le quartier ? ».

42 Réalisée le 19 décembre 2011, selon la méthodologie librement adaptée de Van Campenhoudt, Chaumont et Franssen (2005).

1.5.2 Impact de la question du développement durable sur les

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