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Chapitre II – Cadrage théorique

2.6 Vers un modèle d’innovation applicable à la politique des quartiers

2.6.1 Conception et évolution des IAPs

Les processus d’innovation en matière d’action publique et en particulier de gouvernance urbaine passent par un travail sur les instruments d’action publique (IAPs), comme l’a mis en évidence l’approche par les instruments (cf. section 2.3). Comme l’illustre la figure 2.3, ces IAPs jouent un rôle central en tant qu’ « objets-frontières » permettant d’une part la négociation entre différents acteurs(-réseaux) impliqués dans la conception de l’action publique, et d’autre part la coordination entre l’espace-temps de l’innovation (impliquant des acteurs-innovateurs qui conçoivent les IAPs) et celui de l’action (impliquant des acteurs-utilisateurs des IAPs).

Figure 2.3 – L’IAP en tant qu’objet-frontière entre différents acteurs-innovateurs et entre l’espace-temps des acteurs-innovateurs et celui des acteurs-utilisateurs.

Nous allons à présent décrire, à l’aide de quelques schémas permettant de fixer les idées, les processus par lesquels l’action publique s’organise dans le temps, soit la manière dont les IAPs se mettent en place, évoluent et sont utilisés.

i. Conception des IAPs:

Lorsqu’un nouvel enjeu émerge, des débats apparaissent. Les acteurs qui se sentent concernés (par exemple des acteurs politiques, des agents publics, des spécialistes, des lobbys, etc.) y prennent part et cherchent des solutions. Mais comme l’illustre la figure 2.4, chacun de ces « acteurs-innovateurs » a sa propre représentation de la problématique (nourrie notamment par certaines « mesures » du problème), ainsi que sa propre représentation du contexte et des acteurs-utilisateurs, et donc sa propre

« problématisation ». Chaque acteur-innovateur a aussi ses propres valeurs et modèles d’action (forgées notamment sous l’influence de tendances plus globales) et son idée des objectifs à poursuivre. Chaque acteur porte donc aussi, même implicitement ou inconsciemment, une version personnelle de l’instrument (IAP) qui permettrait de solutionner le problème.

Figure 2.4 – A chaque acteur correspond un ensemble de représentations, valeurs, modèles et objectifs associées à l’enjeu émergeant.

Un acteur-innovateur pourrait concevoir un IAP tout seul, mais le problème c’est qu’il n’aurait alors qu’une faible légitimité. Les acteurs-innovateurs doivent donc collaborer entre eux et se mettre d’accord sur un certain nombre de choses, à commencer par la définition du problème (« problématisation »). Ils peuvent ne jamais s’accorder, mais ils peuvent aussi progressivement converger, notamment lorsqu’un traducteur suffisamment légitime et convaincant parvient, parfois au terme d’épreuves, à dégager une représentation du problème qui fait consensus. Celle-ci sera nécessairement floue, pour que chacun puisse y adhérer. C’est à partir de là qu’une solution (un IAP) va pouvoir se construire.

Une fois qu’il y a un accord entre quelques acteurs-innovateurs sur l’existence et sur une certaine définition du problème, ceux-ci forment un « collectif » (groupe de travail, ‘think tank’, etc.) pour réfléchir aux solutions possibles. La formation de ces collectifs se fait généralement à l’initiative du monde politique, du moins pour la conception des IAPs à un niveau stratégique (la ville, la région, l’agglomération). Mais notons que dans le champ de la gouvernance urbaine, certains collectifs peuvent aussi se créer à l’initiative d’acteurs de terrain (agents publics ou associatifs), à une échelle plus locale, comme le quartier par exemple. Dans ce cas, ils pourront développer des « outils » ou des « pratiques », mais qui auront peu de chance de se transformer en véritables IAPs (par un processus d’

« institutionnalisation »). Ces collectifs auront en effet davantage de difficultés à imposer leur solution (même si ce n’est pas impossible), tout simplement parce que sa légitimité (ou la leur) sera questionnée. Pour concevoir un IAP, un collectif d’acteurs-innovateurs doit donc avoir une certaine légitimité à le faire, être mandaté pour trouver une solution à un problème. Cette observation illustre que dans le champ de l’action publique, peut-être davantage que dans les champs de la recherche scientifique ou de l’innovation en entreprise, largement étudiés par la SAR, les relations de pouvoir conditionnent les processus d’innovation.

Les collectifs d’acteurs-innovateurs qui conçoivent les IAPs sont souvent des « forums hybrides » dans lesquels on peut par exemple trouver des responsables politiques, des spécialistes susceptibles d’apporter un éclairage aux autres acteurs (par exemple des chercheurs spécialisés dans le domaine concerné), des représentants des acteurs de terrain (administration, secteur associatif, etc.), des représentants du secteur privé, etc. La recherche, par le collectif d’acteurs-innovateurs, d’une solution à la problématique identifiée se matérialise par la conception collective d’un IAP, qui joue donc bien un rôle d’objet-frontière permettant de servir conjointement les objectifs des uns et des autres, même s’ils semblent parfois contradictoires voire incompatibles au départ (cf. section 2.3). La conception d’un IAP passe également par une discussion sur les objectifs à poursuivre, sur les valeurs et modèles d’action, sur les futurs acteurs-utilisateurs de l’IAP (leurs compétences notamment), ou encore sur le contexte de l’action. Au bout du compte, comme l’illustre la figure 2.5, se retrouvent alors, encapsulés au sein de l’instrument créé, une certaine conception du problème et des objectifs (nécessairement floue, pour intéresser un maximum d’acteurs), une représentation simplifiée du contexte (un méta-contexte, c’est-à-dire un ensemble de caractéristiques communes qui permettent de traiter ensemble une série de contextes, de les rassembler en une catégorie, ou un « porte-parole » comme le diraient les représentants de la SAR), des instruments de mesure du problème (par exemple des indicateurs qui permettent de le définir et de suivre son évolution), une représentation simplifiée des futurs acteurs-utilisateurs57 des instruments (soit un méta-utilisateur, auquel est associé un ensemble de comportements et d’intentions, de compétences et savoir-faire attendus), des éléments de valeurs et de modèles d’action (auxquels le collectif d’acteurs- innovateurs souscrit, et qui « découlent » bien souvent d’une évolution plus globale des modes de gouvernance, dans un mouvement ‘top-down’).

La conception d’un IAP est donc aussi un processus qui prend du temps et qui passe par un certain nombre d’épreuves. Cette démarche crée par ailleurs des liens, des irréversibilités, une forme de cohésion entre les acteurs-innovateurs aussi, qui se retrouvent à défendre et promouvoir l’instrument qu’ils ont créé ensemble. L’innovation en matière de gouvernance urbaine est donc un processus de traduction au sens où l’entend la SAR (cf. section 2.2), qui a pour effet de positionner un IAP comme point de passage obligé et de créer ou renforcer autour de lui un acteur-réseau (constitué des acteurs-innovateurs, d’éventuels alliés, d’une certaine représentation du problème, de valeurs, de modèles d’action, etc.) Cet acteur-réseau sera plus ou moins fort, selon qu’il aura réussi à convaincre et mobiliser plus ou moins d’alliés. Un collectif non mandaté au départ, peut donc aussi gagner en légitimité s’il se montre suffisamment convaincant.

57 Dans certains cas, cette représentation peut être “explicite” (cf. section 2.2.4) en invitant quelques acteurs-utilisateurs à participer au processus d’innovation.

Figure 2.5 – Conception des instruments de l’action publique (schéma élaboré d’après les différents modèles théoriques mobilisés). ii. Utilisation des IAPs:

Dans le cadre de la gouvernance urbaine, les acteurs-utilisateurs des IAPs sont généralement des agents publics chargés de la mise en œuvre des politiques urbaines, mais ils peuvent aussi être des acteurs du secteur associatif, des citoyens, des entreprises, etc. Ils sont souvent considérés uniquement comme des « utilisateurs » (voire de simples exécutants) par les acteurs-innovateurs qui conçoivent les IAPs, et pourtant ils sont aussi et surtout des « acteurs » dans le contexte plus local dans lequel ils évoluent. Ces acteurs- utilisateurs mobilisent les instruments mis à leur disposition dans le cadre de leur pratique et ce faisant, ils font preuve de plus ou moins d’efficacité, de docilité et de réflexivité, selon leur background, leur savoir-faire, leurs compétences, etc. Comme l’illustre la figure 2.6, la manière dont un acteur-utilisateur va utiliser les instruments dépendra également de ses propres représentations, qui ne correspondent par toujours à celles des acteurs- innovateurs qui ont conçu les instruments:

- Sa représentation du contexte local: on peut supposer qu’étant plus proches de ce contexte, les acteurs-utilisateurs en ont une représentation plus fine que les acteurs- innovateurs; par ailleurs, les acteurs-utilisateurs doivent aussi composer avec le contexte social local, c’est-à-dire les acteurs locaux en présence vis-à-vis desquels ils doivent se positionner et trouver une légitimité.

- Sa représentation de la problématique locale: elle est toujours plus riche, plus complexe que le problème « générique » auquel l’IAP entend apporter des solutions; certains acteurs-utilisateurs vont donc parfois chercher à modifier ou enrichir l’usage prévu de l’IAP (voire le modifier) de manière à mieux répondre aux spécificités locales.

- Sa représentation des objectifs de l’IAP et donc de l’action: certains acteurs-utilisateurs peuvent mal interpréter certains objectifs de l’IAP ou chercher à les aligner sur leurs objectifs propres.

- Ses propres valeurs et modèles d’action: ceux-ci peuvent être différents de ceux qui sont incorporés dans les IAPs qu’on leur demande d’utiliser ; certains acteurs-utilisateurs vont donc parfois chercher à infléchir ou modifier l’utilisation prévue des IAPs pour les faire davantage coller à leurs valeurs et modèles d’action.

- Sa représentation des acteurs-innovateurs qui ont conçu l’IAP: ils verront par exemple dans l’IAP des intentions ou des stratégies cachées de la part des acteurs-innovateurs.

Figure 2.6 – Utilisation des instruments par les acteurs-utilisateurs.

L’utilisation des IAPs peut donc donner lieu à des analyses très riches et fouillées, qui relèvent de la « sociologie de l’action ». La capacité des acteurs-utilisateurs à trahir l’instrument, ou simplement le « traduire » dans un contexte local – ce qu’Alter (2000) appelle « innovation ordinaire » – est une dimension qui est souvent négligée par les acteurs-innovateurs, qui préfèrent voir leur IAP comme le facteur principal et déterminant de l’action. En effet, même s’ils associent certaines qualités et compétences cognitives et psycho-motrices aux utilisateurs, rares sont ceux qui attendent ou envisagent une quelconque capacité d’innovation de la part des acteurs-utilisateurs.

La plupart des IAPs sont donc bien envisagés et conçus comme des « gardes-frontière » entre les mondes relativement indépendants de l’innovation et de l’action, qui se distinguent par des temporalités et des espaces différents, mais aussi par les types d’acteurs impliqués. Ce sont donc bien des « objets-frontières » qui servent à coordonner, à régir les relations entre l’espace-temps de leur conception (généralement associé aux décideurs) et celui de leur utilisation (souvent associé aux agents de terrain subordonnés aux premiers). Cependant, dans le champ particulier de l’action publique qu’est la gouvernance urbaine, certains IAPs semblent justement s’écarter de cette conception et requérir un important degré d’engagement ou d’implication (cf. section 2.2.5) de la part de leurs acteurs- utilisateurs, ainsi qu’une solide capacité d’innovation au quotidien. Nous verrons dans le troisième chapitre du travail que c’est par exemple le cas de la « politique des quartiers »,

qui nous intéresse tout particulièrement dans le cadre de notre réflexion sur le soutien à la transition durable des quartiers.

Notons enfin qu’au fur et à mesure qu’un IAP est utilisé, l’acteur-réseau qui lui est associé se verra renforcé par l’inclusion de nouveaux acteurs-utilisateurs, qui peuvent adhérer à cet IAP, s’en accommoder moyennant trahison ou adaptation, ou simplement s’y habituer, au point d’y devenir progressivement attachés. Ceci explique pourquoi il peut être si difficile de modifier un IAP stabilisé: toute tentative de modification mobilise la force collective de l’acteur-réseau qui lui est associé.

iii. Adaptation et évolution des IAPs:

Les IAPs peuvent faire l’objet d’adaptations sous l’effet de différentes dynamiques d’apprentissage: les remontées « verticales » d’expérience et l’apprentissage progressif résultant de l’action-utilisation d’un IAP d’une part, et les transferts de pratiques « horizontaux » entre différents contextes d’autre part.

Tout d’abord, comme déjà évoqué et comme l’illustre la figure 2.7, chaque acteur- utilisateur peut, au fil de l’utilisation qu’il fait de l’IAP, lui imprimer plus ou moins sa « patte » (selon aussi la latitude qui lui est donnée) et se laisser aller à des adaptations- détournements de l’IAP, en fonction, par exemple, des résultats obtenus sur le terrain. Les acteurs-utilisateurs, selon les cas, sont en effet plus ou moins capables d’être réflexifs et autorisés à l’être. Ce type d’adaptation d’un IAP peut donc très bien rester confidentielle, cantonnée à un contexte très local. Si par contre des remontées d’expérience des acteurs- utilisateurs vers les acteurs-innovateurs ont lieu, l’IAP peut faire l’objet d’une adaptation plus structurelle, qui concernera alors ensuite l’ensemble des contextes concernés. Ces remontées d’expérience ont lieu par exemple lorsqu’une évaluation de l’IAP est organisée, sous forme d’enquête auprès des acteurs-utilisateurs, ou encore sous forme de workshop ou de focus group invitant différents acteurs-utilisateurs à partager leur expérience et à exprimer leurs points de vue sur l’IAP.

Figure 2.7 – Adaptations et évolutions des IAPs générées par l’action (dynamique d’apprentissage « vertical »).

Certains IAPs (ou manières de les utiliser) peuvent également évoluer sous l’effet de transferts de pratiques dits « horizontaux », c’est-à-dire entre différents contextes, comme l’illustre la figure 2.8. De tels transferts sont particulièrement fréquents dans le champ de la gouvernance urbaine, sous le jeu des études de cas et des « bonnes pratiques » (voir à ce sujet Arab, 2007 ; Devisme et al, 2007 ; Teller, 2007). Ils peuvent également être favorisés par l’organisation de rencontres (séminaires, conférences, ateliers, etc.) autour de l’IAP ou de pratiques associées, au cours desquelles des acteurs-innovateurs et/ou des acteurs- utilisateurs issus de différents territoires peuvent échanger au sujet de leurs pratiques et des instruments qu’ils mobilisent pour faire face à des problématiques similaires.

Figure 2.8 – Adaptations et évolutions générées par les transferts de pratique (dynamique d’apprentissage « horizontal »).

2.6.2 La recherche-action pour soutenir l’innovation en matière de

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