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Chapitre II – Cadrage théorique

3.2. Analyse et évolution du « méta-instrument » PDQ

3.2.4 Facteurs explicatifs

3.2.4.4 Diffusion du modèle d’action “ville créative”

Les premières stratégies de développement local des quartiers en difficulté n’ayant pas donné les résultats escomptés, d’autres leviers sont progressivement recherchés, que l’on ne peut comprendre qu’en tenant compte des nouvelles valeurs et modèles d’action qui se diffusent à partir des années 90. De nombreuses théories économiques mettent alors en avant le rôle du « capital humain » (par exemple Lucas, 1988) et de la « créativité ». Si la créativité est un sujet abondamment documenté dans les domaines de l’économie et du management de l’innovation depuis plus de vingt ans, le thème est plus récent dans le champ de l’économie régionale et urbaine ou de l’aménagement urbain. La notion de « ville créative » émerge tout doucement au début des années nonante avec les travaux du sociologue britannique Charles Landry (1990). Son livre, intitulé « The Creative City. A Toolkit for Urban Innovators » et paru en 2000, propose une approche innovante de la régénération urbaine dans une économie mondiale très concurrentielle (Liefooghe, 2010). L’intérêt politique et scientifique porté à la notion de créativité grandit encore avec la publication en 2002, par Richard Florida, de son ouvrage devenu phare, intitulé « The rise of the creative class ». Ce géographe spécialisé en management urbain rassemble au sein

de cette nouvelle « classe » de population à la fois les artistes et tous les travailleurs intellectuels amenés à être créatifs dans le cadre de leurs tâches quotidiennes. La classe créative est caractérisée, toujours selon Florida, par la règle des 3T : Technologie, Talent et Tolérance. Là où cela devient intéressant pour les acteurs de la ville, c’est que le lieu de vie de prédilection de cette « classe créative » serait, toujours selon Florida, la ville et ses quartiers centraux : des environnements urbains vivants ou « vibrant ». Ces concentrations de talents attireraient à leur tour les entreprises, d’où la relation de cause à effet que Florida établit entre une représentation importante de la classe créative au sein d’une ville et sa croissance économique. Il n’en faut pas moins pour que se répande comme une traînée de poudre, en particulier parmi les élites urbaines, l’idée que la croissance urbaine repose sur la capacité à former et à attirer une main d’œuvre créative et hautement qualifiée, plus que sur la capacité à attirer de grandes entreprises. Dans une économie post-industrielle, ce ne serait donc plus la main-d’œuvre qui suit les entreprises, mais l’inverse (Liefooghe, 2010). Le succès politique et médiatique de ces thèses est énorme. Les initiatives institutionnelles et politiques se multiplient, comme par exemple le « réseau des villes créatives » initié par l’UNESCO. Les recherches se multiplient aussi sur le rôle de la créativité dans la création d’emplois et de valeur ajoutée, sur la définition et le rôle de la « classe créative », ou encore sur l’émergence et le fonctionnement de milieux urbains créatifs (Liefooghe, 2010). Ces théories auront beau faire l’objet de controverses dans la sphère scientifique, avec un certain nombre de chercheurs affirmant qu’il n’y a pas de corrélation établie entre la présence d’une classe créative et le développement territorial (Peck, 2005 ; Bourdin, 2005 ; Vivant, 2009 ; Rousseau, 2008), elles continueront pourtant de constituer une référence, de se diffuser et de faire rêver les élites urbaines. La tendance sera alors de diriger l’urbanisme, le marketing territorial et les politiques culturelles vers l’objectif d’attirer ces individus de la « classe créative », supposés pouvoir régénérer la « ville perdante », selon un terme emprunté à Rousseau (2008). Ce dernier considère dès lors que les travaux de Florida diffusent une vision de la gentrification comme solution au déclin urbain. Le cas anglais est illustratif selon lui de cette évolution.

Il est vrai que le modèle d’action qui émerge sous l’influence de Richard Florida et qui imprègne également peu à peu la PDQ dans certains contextes n’a plus rien à voir avec le rôle qui pouvait être donné auparavant à la culture et à la créativité dans la PDQ. Dès les années 1990, elle avait en effet été considérée comme une source potentielle de développement des quartiers mais aussi et surtout d’émancipation des individus (approche « people »). A titre d’exemple, mentionnons l’opération « quartiers lumières » menée en 1991 dans le cadre de la politique de la ville, et qui était destinée à valoriser, durant la période estivale, l’étonnant foisonnement d’initiatives culturelles qui voient le jour dans les banlieues (DIV, 2004). Mentionnons encore les « Premières rencontres des cultures urbaines » qui se sont tenues à l’automne 1997 au parc de la Villette, avec pour objectif de donner une vision des formes artistiques nées dans les villes et les banlieues.

Avec la diffusion du modèle de la « ville créative », ou du moins l’interprétation qu’en font certains, il ne s’agit plus de valoriser des initiatives culturelles endogènes, mais d’attirer la « classe créative » grâce à une adaptation de l’environnement urbain à ses besoins, qui passe notamment par une revalorisation symbolique. Ce modèle d’action véhicule donc la désagréable idée que seules des populations extérieures identifiées comme « créatives » pourraient assurer la régénération de la ville, raison pour laquelle Rousseau (2008) parle de gentrification.

Quelques exemples emblématiques de régénération urbaine basés sur ce travail de revalorisation symbolique ont contribué à renforcer la vivacité du modèle de la ville créative et imprégné l’action publique : les docks de Liverpool, le « Cultural Industries Quarter » de Sheffield, etc. On peut également mentionner l’exemple de la Ruhr, dont toute la régénération physique et économique repose sur une opération sémantique consistant à qualifier les friches industrielles de ‘parcs’ (Holden, 1995) et un travail de revalorisation symbolique et esthétique des friches industrielles par des interventions culturelles et artistiques (jeux de lumière, événements, création dans les anciennes usines de salles de spectacles, de restaurants avant-gardistes, de nouveaux lieux du design, etc.). Certains auteurs, sans pour autant avaliser le concept de « classe créative », reconnaissent qu’il nous interroge sur certaines questions. Elsa Vivant (2009 ; p.46) explique par exemple que si la notion de « classe créative » simplifie à outrance et amalgame des parcours individuels très différents, elle a au moins le mérite de mettre en évidence un continuum d’intérêts, de conditions de travail et de vie entre les artistes et les différentes professions intellectuelles, qui fait que ces populations ont tendance à se reconcentrer dans les quartiers urbains centraux. Bourdin (2005) note également que si l’on abandonne la question de leur contribution à la croissance économique de la ville, le débat sur la « classe créative » introduit de bonnes questions: « Qui peut conduire le changement urbain? Quels sont les successeurs de l’entrepreneur schumpeterrien, des bourgeoisies volontaristes, des technocrates inspirés, des militants diplômés? Qui peut faire « bouger » les villes? L’idée d’une interaction entre des acteurs de l’économie, de l’activité intellectuelle et de la création culturelle est au moins digne d’intérêt. Qui sont les « gentrificateurs » au sens propre, c’est-à-dire ceux qui élèvent le niveau socio-économique d’un morceau de ville en modifiant ses valeurs symboliques (comme au Bas-Montreuil) et non pas par le simple effet du marché, contribuant ainsi de manière décisive au renouvellement urbain? Qui, dans la métropole des individus, joue le rôle de l’avant-garde des modes de vie? Si l’hypothèse qu’il s’agit de la « classe créative » – ou plutôt des « analystes symboliques » – est vraie, ses conséquences sont considérables. Le changement de regard induit par le travail des artistes, appliqué à la ville, serait alors un puissant vecteur de redécouverte et de régénération urbaine ». Bourdin (2005) assimile donc la « classe créative » à des habitants qui s’investissent dans leur quartier et contribuent ainsi à sa valorisation symbolique (cf. chapitre I). Il en a donc une représentation un peu différente de certains responsables publics, qui y voient surtout des habitants avec des moyens financiers.

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