• Aucun résultat trouvé

Chapitre II – Cadrage théorique

2.5 La recherche-action

2.5.1 La recherche-action comme vecteur de « changement social »

La psychologie sociale (ou sociopsychologie) se développe dans les années 1950, dans un contexte d’après-guerre marqué par de profondes mutations. Au niveau des méthodes de recherche mobilisées, s’opposent alors des méthodes de type expérimental (systématiques, comparatives, menées en laboratoire) et des méthodes de type clinique (qualitatives, d’observation et d’enquête, souvent monographiques, pratiquées sur le terrain). A l’interface de ces deux approches, apparaît une démarche mixte, inaugurée par le psychologue américain Kurt Lewin, et qu’il baptise « recherche-action » (Anzieu et Martin, 2007). C’est sur le constat que dans le domaine de l’humain, science et action ne sont qu’arbitrairement séparables, soit un constat très proche de la SAR, que Kurt Lewin initie les pratiques de recherche-action (Maisonneuve, 2009).

A partir de 1938, Lewin se consacre à des expérimentations appliquées sur des petits groupes, seule manière selon lui de vérifier authentiquement ses hypothèses. Il observe ainsi des groupes d’enfants, auxquels sont données des tâches de loisirs. Les découvertes qu’ils réalisent en laboratoire, sur des groupes artificiels, sont ensuite étudiées dans des groupes réels, à l’atelier, à l’école, dans le quartier. En particulier, Lewin s’intéresse au « changement social » et vérifiera que la « décision de groupe » est un moyen pour surmonter les résistances au changement (Anzieu et Martin, 2007). Le « petit groupe » ou groupe restreint devient ainsi un laboratoire de choc pour déclencher l’évolution des structures dans un champ social plus vaste (usine, marché de consommateurs, opinion publique). Ce sont aussi les travaux de Lewin qui ont donné naissance à la notion de « dynamique de groupe » (qui recouvrera toutefois d’autres pratiques par la suite).

Nous en retiendrons que le groupe est un puissant vecteur de diffusion de l’innovation. Comme l’observe également Perron (2006), le fait qu’un individu adopte une innovation peut aller jusqu’à menacer la cohésion du groupe. Par contre, si celui-ci parvient à gérer et passer la crise, se mettre d’accord sur les modalités d’appropriation de l’innovation, alors ce processus renforce non seulement la cohésion du groupe mais également la diffusion de l’innovation. Kurt Lewin est le premier à avoir exploré cette « instrumentalisation » de la dynamique de groupe à des fins de changement social, notamment lors de la dernière

guerre, à la demande de l’administration américaine, pour modifier certaines habitudes alimentaires et favoriser la consommation de mets ordinairement négligés ou dévalués. Lewin recourt à des réunions où les ménagères (responsables des achats quotidiens) peuvent aborder librement un problème de changement et envisager ensemble un essai. L’enquête ultérieure dans les quartiers concernés révélera une évolution notoire des comportements d’achat. Lewin observe ainsi la supériorité de la décision de groupe par rapport aux simples informations données aux individus à l’occasion d’une conférence par exemple. Ces observations rejoignent celles de Perron (2006), selon lesquelles la diffusion des innovations s’avère nettement plus efficace quand elle passe par des collectifs, des « entités intermédiaires » (dans le cas analysé par Perron, ce sont les cercles agricoles), que lorsqu’elle s’adresse directement aux individus. Lewin interprète ces résultats par le fait que les personnes conviées à une discussion se sentent plus impliquées, mais aussi et surtout, par le fait que le changement, même s’il intervient d’abord chez une minorité, ne survient pas dans l’isolement. Car c’est là que Lewin trouve le noeud de la résistance au changement, à savoir la crainte de s’écarter des normes communes et d’être en butte sinon à la réprobation, du moins au ridicule (Maisonneuve, 2009).

Cette dernière observation peut sembler aller à l’encontre de l’idée de « niche » (Geels, 2004) ou de « clandestinité » (Alter, 2000), mise en évidence par ces auteurs comme condition nécessaire à l’innovation (cf. section 1.6), mais rappelons que cette idée se référait davantage aux processus d’innovation ascendants, dans lesquels l’existence d’un sous-espace de liberté (relative et temporaire) pouvait favoriser la production d’innovations. Dans le cas de figure présent, ce sont plutôt les processus d’innovation descendants qui sont envisagés, c’est-à-dire la diffusion d’une innovation auprès d’un public plus large. Ainsi, on pourrait résumer en disant que si la production de l’innovation requiert un certain isolement (relatif et temporaire), son appropriation requiert quant à elle d’être entouré et une forme d’approbation de la part du groupe.

Par ailleurs, certains auteurs ont également mis en évidence que les membres d’un groupe ont tendance à se sentir responsables pour les comportements des autres membres de ce groupe. On parle de culpabilité collective ou vicariante (voir par exemple Branscombe, 2004 ; Bell et al, 2001). Ce phénomène, d’autant plus marqué que la cohésion du groupe est forte serait donc un levier important pour induire des changements de comportement. On comprend dès lors aisément aussi l’intérêt de travailler avec des groupes « naturels », c’est-à-dire préalablement constitués (une classe, une association culturelle, un club de personnes âgées, etc.) pour induire des changements de comportement.

La capacité de la recherche-action, via la dynamique des groupes, à soutenir la diffusion « descendante » de l’innovation est bien sûr un atout pour les processus de transition durable qui nécessitent, comme nous l’avons vu dans le premier chapitre du travail, une forme de sensibilisation (dans un mouvement ‘top-down’) aux enjeux plus globaux de durabilité, de nature à soutenir l’émergence d’une « citoyenneté écologique urbaine ».

2.5.2 Refondements théoriques de la recherche-action

56

Comme évoqué plus haut, la recherche-action a fait l’objet d’une redécouverte et d’un refondement théorique autour des années 2000. Karlsen (1991) par exemple, identifie la recherche-action à une nouvelle forme de création du savoir dans laquelle les relations

56

Cette section est principalement basée sur un article que nous avons présenté dans le cadre du premier congrès interdisciplinaire du développement durable à Namur, en janvier 2013 (Ruelle et al, 2013).

entre théorie et pratique, et entre recherche et action, sont significativement étroites. La recherche-action est en effet toujours liée à une action et un contexte préexistants. Elle oblige à construire de nouveaux rapports entre recherche et acteurs de terrain de manière à rendre la première pertinente par rapport aux enjeux identifiés (Stassart et al, 2008). Christen-Gueissaz (2006) la décrit comme suit: « la recherche-action nous apparaît comme une démarche dont l’objet est co-construit par un(des) chercheur(s) et des acteurs en interaction, et comme un processus qui laisse des traces ».

La recherche-action, qui suppose aussi l’engagement concret des chercheurs au cœur de l’action collective, a deux grandes finalités. Une première est d’adapter l’action et son contexte, dans une démarche pragmatique. La deuxième est de construire de la connaissance concernant ces transformations (capitalisation).

Cette dimension est particulièrement importante dans une dynamique de transition durable des quartiers, qui nécessite aussi la mise en cohérence et la valorisation, à des niveaux plus stratégiques, des démarches entreprises localement (cf. chapitre I). Par ailleurs, la capitalisation des solutions et des connaissances produites permet d’en faire bénéficier d’autres acteurs et d’autres territoires (transferts de pratiques et diffusion de l’innovation). La recherche-action est aussi une démarche qui reconnaît des vertus à l’action exploratoire, considérée comme source potentielle d’innovation. Elle se distingue donc des approches qui ont cours dans les sciences dites « dures » par son non-déterminisme. Elle oblige à une redéfinition permanente de l’objet et du produit de la recherche. « Le chemin se fait en marchant », comme l’écrit Christen-Gueissaz (2006). Même s’il poursuit un objectif, le chercheur ne sait pas à l’avance quels changements vont intervenir, puisque l’objet est co- construit dans l’interaction avec ses partenaires. Les chercheurs explorent, avec les acteurs, les changements de comportement raisonnablement envisageables, les trajectoires possibles vers de nouvelles pratiques, plus satisfaisantes pour l’ensemble des acteurs concernés (autant en termes de processus que de résultats produits). Stassart et al (2008) parlent de « bifurcation possible dans une direction qui ne peut pas être prédéterminée par la recherche ». C’est là que réside la valeur ajoutée de la recherche-action : dans l’identification des composantes d’une action collective qui peut raisonnablement être entreprise dans un contexte particulier.

La recherche-action fait donc écho à la SAR (cf. section 2.2) à différents points de vue. Tout comme la SAR, elle effrite la frontière qu’il y aurait entre l’activité scientifique et les autres activités humaines, entre recherche et action. Comme la SAR elle refuse d’isoler l’activité de recherche d’un contexte particulier. Comme la SAR, c’est un processus incertain, fait d’épreuves, de moments de doute et de bifurcations possibles. Un parallèle peut également être fait avec le modèle de production du savoir et des innovations proposé par Gibbons et al (1994 ; cf. section 2.4), dans le sens où le problème est co-défini, de même que la solution et les connaissances sont co-produites, et que leur diffusion commence déjà au moment de leur production. La recherche-action, en intégrant recherche et action au sein d’une même démarche, permettrait de « raccourcir les circuits », ce qui, face à l’accélération et à l’urgence des problèmes à traiter (cf. premier chapitre du travail), est un atout indéniable.

L’implication du chercheur au cœur de l’action repose d’abord sur le constat que la perception n’est pas la même selon que l’on est concrètement impliqué dans l’action collective ou qu’on l’observe d’un point de vue extérieur. C’est la démarche d’

« observation participante », qui repose que le principe d’ « intériorité », déjà présent dans la recherche traditionnelle en sciences sociales, ce qui amène encore certains à considérer la recherche-action comme un prolongement de cette tradition plutôt que comme une méthodologie neuve. L’intégration du chercheur au sein du groupe d’acteurs repose également sur la volonté de mobiliser et de valoriser les savoirs tacites des acteurs de terrain, qui possèdent notamment, par leur implication naturelle dans l’action et dans son contexte, une certaine mémoire de la trajectoire qui a mené à la situation actuelle. Pour mobiliser ces savoirs tacites, le chercheur doit construire des relations particulières avec les acteurs sociaux afin de développer la confiance mutuelle: « to learn from practices, research need to develop relationships ; internally within the research community as well as in relation to other actors » (Gustavsen, 2003).

La recherche-action fait donc à nouveau écho à la SAR par la reconnaissance d’un savoir tacite incorporé dans la pratique des acteurs de terrain et donc par la reconnaissance de l’intérêt d’associer des non-scientifiques à la réflexion dans le cadre de processus de recherche et innovation.

Au-delà de l’implication du chercheur au cœur de la démarche, la recherche-action s’associe généralement aussi une diversité d’acteurs, dont les futurs utilisateurs des dispositifs en cours d’élaboration, ou encore des représentants de la société civile, du secteur public ou privé, voire des acteurs issus de différentes disciplines, selon les enjeux et les thématiques à traiter. Ceci se justifie par le fait que la recherche-action envisage l’innovation de manière « ascendante », sous la forme d’une construction collective ayant aussi pour but d’augmenter la pertinence et la légitimité de ses résultats. La recherche- action est donc portée par des « forums hybrides », qui sont à rapprocher du modèle de la quadruple hélice (cf. section 2.4).

Par ailleurs, un nouveau rapprochement peut également être fait avec la SAR par la reconnaissance du caractère collectif de toute démarche d’innovation et la nécessité de mobiliser un vaste réseau d’acteurs (ou du moins leurs portes-paroles) autour de l’innovation en cours afin de favoriser son appropriation positive et sa diffusion ultérieure. Pour reprendre l’exemple des IAPs, leurs futurs utilisateurs (acteurs publics de terrain, citoyens bénéficiaires,…) seront davantage enclins à les utiliser si leur avis est pris en compte lors de leur conception.

Mais entre tous ces acteurs, une relation positive doit également s’établir, ce qui n’est pas toujours évident. Comme le notent Mormont et Stassart (2008), entre tous ces acteurs il y a des relations de coopération, mais également des conflits, des espaces d’interaction mais aussi des frontières très étanches, des points de vue plus ou moins partagés mais aussi des divergences. Le partenariat à construire fait donc lui-même partie de la recherche car il en conditionne la productivité. Nous ajouterions qu’il peut aussi y avoir des obstacles à l’échange et à la co-production de connaissances entre les acteurs en présence (cf. sections 2.3 et 2.4), même lorsque la volonté de collaborer est bien présente. Dans ce cas, le chercheur doit se faire « traducteur », trouver les « objets-frontières » autour desquels la collaboration sera possible.

Etant donné le caractère par essence exploratoire de la démarche de rercherche-action, le chercheur ne sait pas à l’avance ce qu’elle va produire, mais ce qu’il sait en revanche, c’est qu’elle va accroître la lucidité des acteurs (et la sienne propre) sur la situation, lucidité parfois révélatrice de dysfonctionnements institutionnels mais aussi souvent porteuse de

résolutions de problèmes (Christen-Gueissaz, 2006). La démarche de recherche-action est donc aussi productrice d’apprentissage. Notons cependant que la conception actuelle de la recherche-action se distingue de celle de Lewin (cf. section précédente) qui visait surtout la diffusion « descendante » de l’innovation, dans le sens où le groupe produit de l’innovation et du savoir (apprentissage collectif bottom-up) autant qu’il sert de support à la diffusion d’innovations et de savoirs venus d’en haut ou d’ailleurs (apprentissage individuel top- down ou horizontal). Par ailleurs, la version actuelle de la recherche-action envisage le « changement social » non plus comme la mise en œuvre d’un changement imposé d’en haut au travers d’une instrumentalisation du groupe, mais comme une optimisation de l’autonomie (et de la lucidité) des groupes. En bref, elle est vue comme un processus permettant l’apprentissage social et contribuant à l’ « empowerement » communautaire, dans le sens où il valorise la capacité d’une « communauté » à analyser sa situation, à définir ses attentes ou ses problèmes et à créer les moyens de satisfaire les premières et de résoudre les seconds (Christen-Gueissaz, 2006). Cette conception de la recherche-action est donc également à mettre en rapport avec la notion de « système d’innovation territorial » d’une part et de « réseau d’apprentissage » d’autre part (cf. section 2.4).

En somme, la recherche-action est une méthode qui permet d’intégrer l’ensemble des concepts et évolutions mis en évidence dans les cadres théoriques précédents, et d’organiser, de structurer le tout en une démarche de travail cohérente. Elle mériterait donc à notre sens d’être davantage mobilisée dans le cadre de réflexions sur l’action publique susceptible de soutenir la transition durable des quartiers urbains.

Par ailleurs, il existe un parallèle évident entre les processus d’autonomisation des « communautés » décrits ci-dessus et ceux de transition durable des quartiers tels que décrits à la section 1.6. Ceci suggère que la recherche-action, au-delà de son potentiel à faire émerger de nouveaux IAPs visant à soutenir la transition durable des quartiers, pourrait en elle-même constituer un méthode intéressante pour soutenir directement les « communautés locales » cherchant à mettre en œuvre la transition durable de leur quartier.

2.5.3 Description de la méthodologie et rôle respectif des acteurs et des

Outline

Documents relatifs