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1.3.4 « Gentrification » : pourquoi tant de haine ?

1.3.6 Résumé et positionnement

Les débats qui entourent aujourd’hui la question de la fragmentation sociale, en particulier ceux de la « gentrification » et des « inégalités environnementales » illustrent parfaitement les difficultés méthodologiques posées par la multiplication des systèmes de

valeurs: difficultés à circonscrire les termes et tendance à regrouper des phénomènes parfois très différents sous la même « étiquette » ; difficultés à décrire, mesurer, comprendre les causes et objectiver les phénomènes (vues instantanées, manque de données, indicateurs frappés d’obsolescence, etc.). Certains auteurs continuent à analyser les phénomènes de fragmentation sociale sous l’angle marxiste, et parlent alors de « nouvelles classes sociales dominantes » qui seraient basées sur un mode de vie « élitiste ». D’autres tentent de développer de nouvelles grilles d’analyses, mais cette démarche n’est pas simple et n’en est qu’à ses débuts.

Quant à savoir si la fragmentation sociale des territoires est acceptable ou non, notre position est qu’elle ne constitue pas un problème en soi, pour autant toutefois que d’une part, elle ne génère pas des effets sociaux et sociétaux néfastes, et que d’autre part, la défavorisation d’un quartier ne soit pas la manifestation d’une dynamique de « déclin ». Un quartier dit « défavorisé » n’est en effet pas l’autre, et ils ne sont pas tous synonymes de misère humaine et d’anomie. Par ailleurs, défavorisation n’est pas non plus nécessairement synonyme d’incapacité à gérer son logement ou de comportements inciviques contribuant à la dégradation de l’environnement local.

En effet, comme nous l’avons vu à la section 1.1.12, les dynamiques de « déclin » qui touchent certains quartiers apparaissent surtout lorsque le « désinvestissement habitant27 » prend racine au sein d’un quartier. C’est à partir de ce moment qu’il risque de basculer. Le phénomène se traduit alors par une accélération progressive des mobilités résidentielles (turnover de population en augmentation). Le quartier est de plus en plus vécu comme un espace de transit ou de dépannage, duquel on se désolidarise et dans lequel on n’investit pas et on ne s’investit pas. Cette dynamique négative va de pair avec une défavorisation progressive de la population (choix résidentiel contraint), mais pour autant, la défavorisation n’est pas le facteur explicatif.

Dans le cas de ces quartiers « en difficulté », la dimension sociale de la fragmentation urbaine n’est donc qu’une manifestation de la problématique du « déclin ». Les inégalités environnementales en sont une autre. C’est la raison pour laquelle nous insistons sur la nécessité de retravailler cette problématique du « déclin » dans toute sa complexité, qui nécessite la prise en compte de l’ensemble de ses composantes économiques, environnementales et sociales (cf. section 1.1.12), mais aussi de son caractère dynamique. Pour assurer une meilleure prise en charge de cette problématique, il ne nous semble en effet pas pertinent d’en isoler artificiellement certaines dimensions.

La raison pour laquelle nous appelons à une meilleure prise en charge des dynamiques de déclin est que, sans une intervention publique adaptée, elles mènent généralement à des situations d’insalubrité et d’insécurité des personnes qui, selon nous, sont tout à fait inacceptables (cf. section 1.1.12). A cela, nous pouvons ajouter des effets sociaux désastreux comme le sentiment d’exclusion et la stigmatisation, ainsi que d’éventuels « effets de quartier » (cf. section 1.3.2). De notre point de vue, le déclin progressif de certains quartiers urbains ne peut donc jamais être vu comme un processus positif, même si certains ménages fragilisés par la vie trouvent dans ces quartiers des ressources pour rebondir. Ce n’est selon nous pas acceptable parce qu’il y a d’autres moyens à développer, notamment via les politiques de logement, pour aider ces populations à rebondir, que celui qui consiste à leur laisser des quartiers et des logements dont personne d’autre ne veut.

Par conséquent, nous pensons qu’il est nécessaire de renouveler l’angle de l’analyse des phénomènes de fragmentation urbaine, et pour cela, nous proposons de mobiliser la notion d’ « inégalité de développement » (cf. section 1.1.12) qui permettrait de rentre compte du fait que les quartiers n’évoluent pas tous de la même manière, et d’ainsi apporter un éclairage nouveau sur les phénomènes de fragmentation.

Mais comment peut-on juger qu’un quartier est dans une dynamique de « déclin », est « sur la mauvaise pente », « stable » ou encore dans une phase de « développement positif » alors que l’on dit dans le même temps (cf. section 1.1.5) qu’il n’existe plus de cadre de référence unique pour juger de la qualité d’un quartier ? La dynamique de déclin d’un quartier, lorsqu’elle est enclenchée, est très compliquée à inverser. Dès lors, mieux vaut la détecter le plus rapidement possible, pour pouvoir agir à temps. Nous souhaitons proposer ici trois pistes méthodologiques possibles et complémentaires.

Nous préconiserions d’abord une analyse « située » de la fragmentation urbaine, c’est-à- dire qui soit réalisée à l’échelle de chaque système urbain. Même si les systèmes urbains sont de moins en moins fermés, il n’en reste pas moins que les quartiers de ce système n’évoluent pas de manière indépendante les uns des autres, déjà parce que comme nous l’avons indiqué (cf. section 1.1.3), chaque individu a sa propre géographie mentale de la ville et compare les quartiers entre eux quand il s’agit de faire des choix, résidentiels ou autres. Dès lors, s’il subsiste un seul référent, c’est bien le système urbain ou la « localité », du moins en tant que « creuset historique de l’offre environnementale et des valeurs sociales attachées » (Deboudt et al, 2008). Comme le dit également Faburel (2012), « la satisfaction environnementale serait fortement reliée à des attentes territorialisées en matière d’environnement et de cadre de vie », ce qui rend dès lors caduque la construction d’un référent « Environnement » à l’échelle nationale voire régionale. Une analyse comparative de l’évolution (sociale, environnementale, économique) des différents quartiers au sein d’un système urbain semble dès lors plus pertinente et porteuse de sens qu’une analyse comparative entre un quartier liégeois et un village de la Province de Luxembourg par exemple, du moins pour ce qui concerne la problématique qui nous occupe, à savoir les inégalités de développement entre quartiers et en particulier les éventuelles dynamiques de déclin.

Nous préconiserions ensuite une approche qui s’appuie davantage sur le ressenti et les représentations des acteurs locaux, des habitants (actuels et potentiels) et des usagers, sachant que les phénomènes de relégation (ou au contraire de réinvestissement habitant) sont toujours au départ une histoire de perceptions. D’autres auteurs avant nous se sont inscrits en faux vis-à-vis des méthodes d’analyse exclusivement statistiques de la fragmentation urbaine. Faburel (2012) se distancie par exemple des statistiques de différenciation socio-spatiale qui ont foisonné depuis la fin des années 1970 et surtout regrette l’importance qui leur est accordée car « elle marque une bifurcation épistémologique en défaveur des perceptions de l’environnement et donc des approches plus dynamiques des liens entre les populations et leur cadre de vie ». Theys (2007) dénonce également cette dérive statistique qui a selon lui pour effet de nier les particularismes sociaux et de faire de l’environnement une valeur universelle. Deboudt et al (2008) invitent de manière similaire à réfléchir aux valeurs sociales accordées à l’environnement. Gueymard (2006) nous invite elle aussi à aller chercher du côté de la psychologie environnementale et de la sociologie de l’environnement car « c’est à partir

de perceptions et des représentations qu’ils en ont que les hommes entrent en relation avec leur environnement et les différents éléments qui le composent ».

Nous pensons donc que ce sont les acteurs locaux et les populations locales qui sont les plus à même de nous éclairer sur la manière dont les différents quartiers de leur localité évoluent, et qu’il est donc plus pertinent de se baser sur des enquêtes plutôt que de se focaliser sur des statistiques de défavorisation (niveaux de revenu, de formation, etc.). Des indicateurs comme le « désir de quitter le quartier » (est-il important, augmente-t-il ou au contraire est-il stable?), la « perception du quartier » (de l’extérieur, de l’intérieur, et la perception du quartier par rapport à d’autres quartiers de la même ville), la « qualité perçue des logements », le « sentiment d’abandon » des habitants vis-à-vis des pouvoirs publics, le niveau d’implication citoyenne et/ou d’ « investissement habitant », etc. sont des informations de nature à nous éclairer bien davantage sur les processus de fragmentation à l’œuvre au sein d’une localité. Les processus de relégation de certains quartiers étant avant tout alimentés par des perceptions et des impressions, le sentiment des acteurs locaux et des habitants constitue, nous semble-t-il, une bien meilleure « sonnette d’alarme » que n’importe quelle donnée statistique, d’autant que la défavorisation apparaît généralement beaucoup plus tard, lorsque le déclin est déjà bien installé dans un quartier.

Enfin, nous préconiserions la collecte de quelques données statistiques bien choisies, et en particulier le turnover de population (importance du phénomène de transit résidentiel), le ralentissement du taux de rénovation du bâti, l’apparition de logements vides, l’augmentation du pourcentage de logements locatifs, l’apparition de cellules commerciales vides ou de commerces « bas de gamme », ou encore de problèmes de salubrité des logements, qui sont des indicateurs que les pouvoirs publics peuvent utiliser pour compléter l’analyse et rendre compte d’un éventuel processus de déclin.

En somme, nous préconiserions donc de tenir une sorte de « baromètre du développement des quartiers », qui serait piloté à l’échelle du système urbain, et s’appuierait sur un sondage régulier des acteurs locaux, des usagers et de la population, ainsi que sur quelques données statistiques bien choisies. Il s’agit donc aussi de promouvoir une approche plus systémique et dynamique de la question de la fragmentation urbaine.

En ce qui concerne à présent la question de l’action publique à mener face aux inégalités de développement entre quartiers, et en particulier les dynamiques de déclin qui touchent certains, il ne s’agit selon nous ni d’agir contre la population en place ni contre les ménages qui voudraient s’installer dans ces quartiers, mais de tenter de fédérer tous les acteurs en présence, y compris les habitants, pour travailler ensemble sur la qualité de vie et ainsi lutter contre l’emballement des mobilités résidentielles et le « désinvestissement habitant » qui alimentent les processus de déclin. Il ne s’agit donc pas non plus d’offrir une forme de réparation ou de compensation pour les inégalités subies, mais bien d’organiser et de soutenir l’action collective pour tenter de remédier à ces situations d’inégalité. Il s’agit donc aussi et avant tout de rétablir un rapport positif entre la population et son quartier, en encourageant les ménages qui hésitent encore à partir et ceux qui arrivent, à s’établir durablement dans le quartier et à s’investir dans leur quartier. Comme Thomas Kirszbaum (2011 ; p.75), nous pensons donc que l’objectif premier doit être de stabiliser la population28. La liberté de mobilité résidentielle laissée aux ménages peut induire un

28 Ce qui ne signifie pas pour autant la figer, mais ramener l’intensité du turnover à un niveau plus proche de celui d’autres quartiers.

rapport consumériste aux lieux de vie (cf. section 1.1.3). Il est difficile voire impensable de réduire cette liberté, par contre il est possible de travailler le rapport au quartier et l’attachement aux lieux de manière à créer un ancrage volontaire (cf. section 1.1.3). Mais ensuite, il s’agit aussi de convaincre les habitants et les acteurs locaux d’investir et de s’investir dans le quartier, pour que celui-ci réintègre une dynamique de développement vertueux (par opposition au cercle vicieux du « déclin » dans lequel il était enfermé). Nous l’avons vu (cf. sections 1.1.8 et 1.1.9), il n’y a en effet pas que le choix résidentiel qui compte dans les dynamiques de fragmentation urbaine, les rapports et les comportements que les ménages développent vis-à-vis de leur quartier, une fois qu’ils sont installés, peuvent également avoir un impact non négligeable sur l’évolution du quartier.

Même dans l’hypothèse où il existerait des quartiers qui ne sont pas en « déclin » mais dans lesquels la concentration de la pauvreté génère des effets sociaux et sociétaux négatifs, nous pensons que cette problématique gagnerait à être travaillée, du point de vue de l’action publique, de manière plus indirecte, moins « frontale », car les stratégies de restauration de la « mixité sociale » se heurtent inévitablement aux stratégies d’évitement déployées par les ménages (cf. section 1.3.3).

L’enjeu n’est donc pas tellement de rétablir une « mixité sociale », mais plutôt de recréer de l’ancrage résidentiel et de la cohésion sociale au sein des quartiers, qui sont de nature à entrainer le développement d’un sentiment de responsabilité collective, voire d’un investissement habitant et d’une capacité d’action collective, conditions nécessaires pour qu’un quartier réintègre une trajectoire de développement vertueux.

Cette démarche aura sans doute pour effet indirect de faire évoluer les quartiers vers davantage de mixité sociale, mais il ne s’agira pas d’un idéal de mixité qui aurait été imposé et obtenu en forçant les mobilités résidentielles, mais simplement le résultat du fait que les quartiers deviennent plus « vivables » sous l’action des forces vives locales.

Si ce processus de réinvestissement habitant devait s’emballer et générer une gentrification rapide et excessive, produisant des effets avérés d’exclusion sociale, il y aurait alors lieu de lutter activement contre ce phénomène. Une augmentation rapide des valeurs immobilières conjuguée à l’absence d’une offre de logements sociaux ou apparentés est en effet de nature à signer l’exclusion des ménages les moins aisés. La revalorisation symbolique rapide d’un quartier peut, dans certains contextes, constituer un signe avant-coureur de ce phénomène, qui justifie que les pouvoirs publics soient attentifs ou prennent des mesures. Dans ces contextes, la production de logements publics accessibles semble être un passage obligé pour répondre aux besoins des populations les moins aisées. Doivent-ils être produits dans les quartiers en gentrification ? C’est sans doute une réflexion à mener en concertation avec les habitants concernés, qui ont peut-être envie, mais peut-être pas, de rester dans le quartier en question. En conclusion, il ne s’agit pas de s’empêcher d’agir au risque de la gentrification, mais de constamment gérer et concilier les risques de déclin d’une part et les risques de gentrification d’autre part, qui sont le reflet de l’existence d’une tension inhérente et permanente dans la gestion des villes, entre des objectifs d’attractivité ou de compétitivité, et des objectifs de cohésion (Bastin et al, 2016 ; Novy et al, 2012). Enfin, rappelons que l’action collective locale ne peut pas tout. Comme nous l’avons mis en évidence (cf. section 1.1), de nombreux facteurs qui alimentent la fragmentation urbaine dépendent d’autres échelles que le quartier. Certains macro-phénomènes naissent et se développent à une échelle plus stratégique voire globale, et donc même si leurs effets se

marquent davantage dans certains quartiers que dans d’autres, les acteurs locaux sont souvent démunis pour y faire face (ce qui ne signifie pas non plus qu’il n’y a rien à faire). De nombreux facteurs liés à l’environnement urbain, qui constituent autant d’aménités ou au contraire de nuisances, ne dépendent pas non plus des acteurs locaux. Les infrastructures de mobilité par exemple (rail, autoroutes, voies rapides, etc.) dépendent généralement des autorités nationales ou régionales. La réponse à la fragmentation urbaine ne peut dès lors qu’être « multi-niveaux ».

1.4 Comment l’enjeu de « développement durable » interagit-

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