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1.1 La fragmentation urbaine aujourd’hui : éléments de compréhension

1.1.9 Niveau d’investissement habitant

Le quartier est généralement la première unité territoriale de la ville, une échelle qui est aussi souvent source de dynamiques citoyennes. Mais à nouveau, tous les habitants ne

12 La notion de “capital social”, d’abord proposée par Bourdieu, fait référence à l’intensité des interactions sociales qui peuvent exister au sein d’un groupe, ainsi qu’aux ressources actuelles et potentielles que représente le réseau social qui découle de ces interactions, à la fois pour le groupe et pour ses membres (Novy et al, 2012).

développent pas la même attitude, le même type ou le même degré d’implication vis-à-vis de leur quartier. Nous identifions, sur base de la littérature, trois profils-types:

(1) Le client : Certains sujets vont se contenter de profiter du cadre de vie qu’ils se sont choisi, et éventuellement réclamer des réparations ou des améliorations s’ils l’estiment nécessaire, dans une posture de « client » vis-à-vis de l’acteur public, sur lesquels ils chercheront à exercer une certaine influence. Ces individus vont plutôt être actifs dans le cadre de comités de quartiers et autres associations locales de défense et de représentation des intérêts du quartier vis-à-vis des pouvoirs publics. Il s’agit d’un rapport au cadre résidentiel que l’on pourrait qualifier, avec Charmes (2011), de consumériste. En ce qui concerne l’action directe, ce type d’habitant se limitera généralement à ses biens individuels : il se chargera de la gestion de son propre logement, y compris de sa façade et éventuellement des abords s’ils lui appartiennent, mais aura tendance à s’arrêter là, considérant qu’au-delà, ce n’est plus de son ressort.

(2) L’indifférent: Certains habitants vont se désintéresser totalement de leur quartier (au- delà des limites de leur logement, ce n’est plus leur problème). Ce profil est davantage le propre de ménages qui ont le sentiment d’être « de passage » dans un quartier, soit parce qu’ils sont très mobiles (les fameux « cadres hypermobiles » de Bourdin), soit parce qu’ils espèrent rapidement quitter un quartier qu’ils n’apprécient pas vraiment, soit encore parce qu’ils ne sont pas encore « fixés » (des étudiants par exemple).

(3) L’acteur: D’autres habitants ont au contraire une propension à agir, avec d’autres, sur un cadre de vie élargi à certains biens communs. Ils développent ainsi une forme d’ « investissement habitant », selon l’expression proposée par Blanc, Emelianoff, et al (2008) pour désigner « une action spontanée et directe sur le milieu, qui vise à le transformer, à l’améliorer, qui l’instaure de ce fait en ressource et institue conjointement des communautés environnementales locales, qui peuvent être labiles mais construisent des attachements durables aux lieux ». Cette propension de certains habitants à prendre les choses en main pourrait être rapprochée de la tendance au « Do It Yourself ».

Ces profils ne sont, à nouveau, pas acquis définitivement, certains habitants pouvant bien entendu passer ou osciller d’une posture à l’autre, notamment en fonction de leur parcours personnel. Notons également que le statut du ménage (locataire ou propriétaire) peut également influencer son niveau d’investissement vis-à-vis de son quartier.

La relation que les habitants, une fois installés, entretiennent vis-à-vis de leur quartier peut avoir un impact non négligeable sur les dynamiques de fragmentation urbaine car cela peut influencer la manière dont le quartier va évoluer (dans le sens d’un déclin par exemple, ou au contraire dans le sens d’une régénération). Plus le profil 2 sera présent au sein d’un quartier, plus sa situation risque de se dégrader. Plus le profil 3 sera présent, plus le quartier est susceptible de se prendre en charge par lui-même. Plus le profil 1 sera présent, plus le quartier aura tendance à mobiliser les ressources de l’acteur public pour améliorer sa situation.

Ces attitudes peuvent également varier en fonction des contextes. Une enquête révèle par exemple que les citoyens français attendraient majoritairement de l’acteur public qu’il règle les questions de la vie quotidienne et demanderaient à être entendus bien plus qu’à prendre les choses en mains (Charmes, 2005). Si l’on en croit cette étude, les français relèveraient donc davantage du profil 1. En Belgique, la majorité des citoyens relève du

même profil, avec des discours récurrents du type « la Ville devrait… », « la Commune n’a qu’à… », etc. Lorsque qu’un problème se présente dans la proximité (hors de la sphère strictement privée), ce sont en effet les pouvoirs publics qui sont généralement appelés pour trouver une solution, voire désignés comme responsables du problème. Par ailleurs, les pouvoirs publics, de leur côté, continuent de tenter de donner le change, de tout gérer, y compris dans la proximité, et ce malgré des budgets de plus en plus serrés. Ceci peut sans doute s’expliquer par le fait que la Belgique, tout comme la France, reste fortement imprégnée par le modèle de l’Etat Providence doté d’un large panel de compétences. Tant les populations que les responsables politiques ont dès lors tendance à s’accrocher à ce mode de fonctionnement (path dependency), même si les conditions de son exercice (la nature des enjeux et problématiques à traiter, les budgets disponibles, etc.) se sont considérablement modifiées sur les quelques dernières décennies.

On peut bien sûr considérer que ce type de fonctionnement est de nature à assurer un traitement égalitaire des citoyens. Cependant, dans les faits, la capacité des habitants et des acteurs locaux de la société civile à mobiliser l’acteur public pour régler des problèmes de proximité varie considérablement d’un quartier à l’autre et contribue ainsi à alimenter les dynamiques de fragmentation urbaine. Cette inégale capacité citoyenne à se faire entendre est d’ailleurs reconnue dans la littérature comme un type d’ « inégalité écologique » (voir par exemple Laigle et Oehler, 2004 a, b). Nous reviendrons plus loin sur cette idée.

On peut également se demander si l’acteur public, même quand il a suffisamment de moyens financiers et humains, a la capacité de régler seul tous les problèmes du quotidien en ville (assurer le « management urbain » comme l’appelle Bourdin) et de faire face, seul, à tous les enjeux émergents, comme semblent le penser les individus du profil 1. Il paraît de plus en plus évident que non, et qu’au contraire, certains enjeux ne peuvent être adressés sans que les citadins y prennent une part active (voir par exemple Ruelle et al, 2013; Ostrom, 2010; Bauwens et Mertens, 2015). Certaines politiques de régénération urbaine en ont d’ailleurs fait les frais. On a en effet longtemps cru que des investissements publics conséquents dans les quartiers en déclin (réhabilitation de certaines friches urbaines, démolition-reconstruction de ruines ou encore réaménagement des espaces publics) constituaient des leviers suffisants pour que ces quartiers réintègrent une dynamique de développement. Dans bien des contextes, l’expérience a montré que cela ne suffit malheureusement pas toujours.

Dans le contexte anglo-saxon, l’investissement habitant (profil 3) est traditionnellement plus répandu car l’Etat ne gère que très peu le local et la proximité. Par ailleurs, l’action directe est, comme le dit Emelianoff (2011), le propre des « nouveaux mouvements sociaux », et peut donc être vue comme un héritage de ceux-ci (mouvements noirs et luttes étudiantes, mouvements écologistes, féministes, régionalistes, pacifistes). Comme le dit encore Emelianoff (2011), les nouveaux mouvements sociaux ont opéré un déplacement de l’engagement politique vers la sphère de la vie quotidienne, et correspondent par ailleurs à une défiance envers les modes de régulation politique et au tournant pragmatiste.

D’après Blanc, Emelianoff, et al (2008), cette forme de réappropriation des milieux urbains commencerait à trouver un terreau d’expression favorable dans les villes européennes, sous l’influence des pratiques anglo-saxonnes et suite à l’évolution des démocraties occidentales. On assisterait donc en Europe à un glissement progressif du profil 1 vers le profil 3. La multiplication des actions de « guerilla gardening » et autres pratiques de

réinvestissement de l’espace commun semble en effet illustrer l’émergence d’un tel mouvement.

Mais le corollaire du caractère émergent de ce mouvement est qu’il est, du moins pour l’instant, loin de toucher tous les citoyens et tous les contextes urbains. Dans certains quartiers, il existe en effet une série de freins à cette action directe ou à cet « investissement habitant »: déficit de sensibilité aux enjeux; déficit d’estime de soi lié à la stigmatisation de certaines populations et/ou quartiers; difficultés à préfinancer certaines actions; désinvestissement vis-à-vis d’un quartier dans lequel on se sent « de passage »; déficit de cohésion sociale à l’échelle du quartier suite, entre autres, aux différentes vagues d’immigration et à un important turnover de population, etc. En particulier dans les quartiers en déclin, le profil 2 de la typologie proposée plus haut est plus présent qu’ailleurs, parce qu’une part importante de la population est dans l’urgence et vit ce quartier comme une situation transitoire. Pour autant, il ne serait pas correct d’assimiler pauvreté et désinvestissement habitant. Comme nous l’avons vu, le désinvestissement vis- à-vis du quartier peut aussi bien concerner certains cadres hypermobiles qui peuvent avoir, de manière générale, un faible intérêt pour ce qui relève du collectif et préfèrent investir leur énergie ailleurs. Par ailleurs, il existe aussi des quartiers défavorisés dans lesquels les habitants (stabilisés) sont investis.

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